S’il y a une chose qui arrive parfois en Église et qui la met en péril, ce sont bien les conflits. Quand ils surviennent en son sein, ils prennent toute la place. Nos pensées en sont remplies, notre temps et notre énergie y sont consacrés, nos discussions tournent pratiquement toutes autour d’eux. Ils prennent tellement de place que l’on n’avance plus, que certains en viennent même à perdre la foi, à tout abandonner.
J’ai été interpellé récemment par le passage de Philippiens 4.2-9, où Paul mentionne le conflit entre Évodie et Syntyque, deux femmes qui avaient probablement une position de leadership dans l’Église, mais qui se disputaient. Paul les nomme car, à elles deux, elles cristallisaient semble-t-il un blocage profond qui mettait en péril la bonne marche de l’Église.
« J’encourage Évodie et j’encourage Syntyque à être bien d’accord dans le Seigneur. Oui, toi aussi, fidèle collègue, je te demande de les aider, elles qui ont combattu côte à côte avec moi pour la Bonne Nouvelle, avec Clément et mes autres collaborateurs, dont les noms sont dans le livre de vie. »
Ces versets sont clairement une réprimande de la part de Paul (il les nomme !), et demande à plusieurs autres responsables de les aider à « être bien d’accord dans le Seigneur ». L’expression est intéressante. Être « bien d’accord dans le Seigneur », ce n’est pas juste arriver, après un long débat contradictoire, à une opinion commune. Ce n’est pas gagner un argument et savoir qui a raison. Non, et je crois d’ailleurs que Paul n’en avait que faire de qui avait raison et de qui avait tort sur le sujet en question (sinon il l’aurait dit !). Littéralement, « être bien d’accord dans le Seigneur » pourrait être traduit par « être d’une même pensée dans le Seigneur », c’est-à-dire partager un même désir de servir la cause de l’Évangile. C’est ça qui importait à Paul, pour ces deux femmes comme pour l’Église. Qu’elles arrêtent de se focaliser sur leur différend, mais qu’elles se focalisent sur le but ultime de toute vie chrétienne, et de l’Église tout entière : Christ et sa cause.
Mais c’est la suite du texte qui m’a le plus interpellé. Car, juste après, Paul déclare : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur ; je le répète, réjouissez-vous ! » (v.4). Beaucoup d’interprètes et de commentateurs pensent que Paul commence là, à la fin de son Épître, une liste d’exhortations plus ou moins liées les unes aux autres, jusqu’au verset 9. Mais je ne pense pas. Je pense que les versets suivants sont intrinsèquement liés à la situation de conflit présente en 4.2-3, entre Évodie et Syntyque.
Ainsi, Paul s’adresse maintenant spécifiquement aux chrétiens de Philippes affectés par le conflit. Et tout comme il avait responsabilisé Évodie et Syntyque à être bien d’accord, il responsabilise maintenant toute l’Église à avoir les bonnes attitudes, même au sein du conflit qu’ils traversaient.
Paul commence donc par exprimer que, s’il y a bien une chose que ce conflit ne doit pas entraver, c’est la joie dans le Seigneur, c’est-à-dire, la joie de l’Église, la joie de la communion avec le Christ, dans la communauté. On pourrait imager le dialogue suivant entre Paul et les Philippiens :
— « Il y a un conflit grave dans le leadership de l’Église, mais vous,
réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. »
— « Mais Paul, nous ne pouvons pas nous réjouir alors que l’Église se déchire ! »
— «
Je le répète : réjouissez-vous ! »
Par le passé, on m’a reproché, alors qu’il y avait un conflit dans l’Église, de continuer d’organiser cultes et autres rencontres d’Église. On me disait : « Comment peux-tu chanter le Seigneur alors que tu es en conflit avec quelqu’un dans l’Église ? Comment peux-tu encourager l’Église à la louange, comme si tout allait bien ? » Dans notre passage, Paul semble lui aussi, et alors que les Philippiens vivent un conflit, encourager les chrétiens à la célébration, à fêter ensemble et joyeusement le Seigneur pour qui il est et pour ce qu’il fait. Oui, « réjouissez-vous », c’est ici un appel au culte. « Il y a un désaccord, alors justement, célébrons le Seigneur ! Célébrons-le pour ne pas perdre de vue l’essentiel, pour nous nourrir de lui plutôt que de nous nourrir du conflit. »
Mais ce n’est pas tout. Dans ce qui suit, Paul renforce son propos en disant au verset 5 : « Que votre attitude conciliante soit connue de tous. Le Seigneur est proche. » Il y a une certaine logique dans le développement de Paul. En effet, la célébration de Dieu a la faculté de nous décentrer de nous-mêmes. Ainsi, en se nourrissant de lui, on ne dit plus « Je n’ai pas le droit d’être dans la joie quand il y a des gens qui se disputent. » On n’est plus tenté d’être partisan, ou dans le mépris, ou dans la parole sévère. Au contraire, en célébrant Dieu et en se nourrissant de lui, on devient doux, conciliant, patient, humble, comme Christ. On recherche ce qui élève l’autre, tous les autres. (cf. 2.2-11). Et, comme « le Seigneur est proche », il nous assiste, il nous vient en aide. (cf. Ps 145.18)
La suite du texte donne l’impression que le dialogue entre Paul et la communauté continue :
— « Mais Paul, tu nous demandes de nous nourrir de Christ dans la célébration, mais n’empêche que nous, on est inquiet ! On est inquiet pour l’avenir de notre Église, on est inquiet qu’elle n’arrive pas à dépasser ses querelles… »
— Et Paul de répondre : « Ne vous inquiétez de rien ; mais, en tout, par la prière et la supplication, avec des actions de grâces, faites connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu, qui surpasse toute pensée, gardera votre cœur et votre intelligence en Jésus-Christ. »
Paul reprend l’argumentaire de Jésus dans le sermon sur la montagne : Dieu sait ce qu’il vous faut, donc vous n’avez pas d’inquiétude à avoir, donc vous pouvez prier, supplier même, mais dans la gratitude. Et plus vous ferez cela, plus vous trouverez la paix – même dans le conflit !
— « Mais Paul (le dialogue continue), Paul, on n’y arrive pas. On ne pense qu’au conflit. On a des idées noires. Cette situation envahit nos pensées et nous n’arrivons pas nous en extirper.
— « Au reste, mes frères, (répond Paul) que tout ce qui est vrai, tout ce qui est digne, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l’approbation, ce qui est moralement bon et digne de louange soit l’objet de vos pensées » (v.8)
Aussi grave soit-il, il n’y a pas que le conflit dans la vie, loin s’en faut ! Bien sûr, dans un conflit, quand ça cogne dans l’Église, on ne pense qu’à ça. Nos pensées sont prisonnières. Elles ne sont que négativité… Mais c’est absurde, dit Paul, parce que cela n’aide rien ni personne. Cela tire tout le monde vers le bas. Alors, nourrissez-vous de bonnes pensées, nourrissez-vous de ce qui est beau, de ce qui est juste, de ce qui est pur. Nourrissez-vous de Dieu et de tout ce qu’il fait. Nourrissez-vous de Christ. Eh oui, dit Paul : vous êtes aussi responsables de bien penser dans le conflit.
Finalement, Paul conclut que ce n’est pas seulement la paix de Dieu (comme au v.7), mais carrément « le Dieu de la paix » lui-même qui entourera et sera avec ces chrétiens. Mais voilà, il y a une condition : « ce que vous avez appris, reçu, entendu et vu en moi, mettez-le en pratique » (v.9). Autrement dit : « si tout ce que je vous dis là ne reste que belle théorie, eh bien vous resterez moribonds, inquiets et tristes. Même si vous êtes convaincus par tout ce que je vous dis, si vous ne le mettez pas en pratique, Dieu ne sera pas avec vous… »
Encore une fois, Paul responsabilise les chrétiens de Philippes. Il les enseigne, il les exhorte, il explique les choses, mais maintenant la balle est dans leur camp. Pour ne pas rester tels qu’ils sont, dans leur marasme, il faut qu’ils mettent en pratique l’enseignement de Paul…
Si Paul le rappelle, c’est évidemment parce que tout ce qu’il vient d’enseigner ne va pas de soi : c’est contre-intuitif de célébrer Dieu quand ça va mal ; de ne pas s’inquiéter et d’être dans la reconnaissance quand l’Église se déchire ; de se focaliser sur de belles pensées quand on voit la laideur du monde… Oui, mais c’est justement parce que cela ne nous est pas naturel qu’il faut le faire. Paul communique la parole de Dieu, et Dieu sait mieux que nous ce dont nous avons besoin. Dieu sait ce qui peut nous épanouir vraiment. Dieu sait comment garder et protéger son Église.
Quand l’Église a un problème, quand l’Église est en conflit, il n’y a que Dieu qui puisse l’en sortir. Notre responsabilité est de le laisser régner. Dans le conflit – mais aussi dans toute épreuve, finalement – Dieu demande notre totale obéissance, notre totale allégeance, notre totale confiance dans sa seigneurie. Non pas parce qu’il est tyrannique ou abusif, mais au contraire parce qu’il veut nous sauver de notre propre tyrannie. Nous qui pensons si bien régner sur nos vies ; nous qui nous pensons suffisamment sages ; nous qui pensons si bien savoir ce dont l’Église a besoin… C’est lui qui règne, et ça, c’est une merveilleuse nouvelle.
Chers amis, lecteurs des Cahiers de l’École pastorale, quelles que soient les circonstances que vous traversez en ce moment, personnellement ou en Église, que la lecture de ces quelques pages vous encourage. Réjouissez-vous !
Nicolas Farelly
Édito
Responsables dans les conflits - Nicolas Farelly
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