« Garde ton cœur plus que toute autre chose. Car de lui, viennent les sources de la vie. »
Proverbe 4.23
Voilà une injonction biblique bien connue, mais sans doute peu observée. Qu’en est-il de l’état de ce cœur que nous devons garder plus que tout ? Est-il joyeux, en pleine forme, prêt à commencer ou à continuer le marathon du ministère ? Avons-nous le « cœur gros » parce que chargé, attristé par les situations difficiles du ministère ou de notre vie personnelle ? Est-il fatigué, fragile ? Est-il « je ne sais pas où il est » ? Sommes-nous en fuite dans l’activisme ou une dépendance quelconque pour ne pas le regarder ou le sentir. Les difficultés du ministère, l’épuisement, les demandes constantes et contradictoires peuvent nous avoir anesthésiés, endurcis, emmurés dans nos défenses.
Quelles que soient nos fragilités ou pathologies cardiaques spirituelles, la chirurgie ou la transplantation cardiaque, c’est le domaine de Dieu. C’est sa spécialité de transformer les cœurs de pierre en cœur de chair, de façonner des cœurs nouveaux (cf. la nouvelle alliance dans Ézéchiel 36.25 et suivants).
Sans tomber dans le sentimentalisme, on peut dire que la vie chrétienne est une affaire de cœur, une histoire d’amour, qui prend sa source dans la communion trinitaire. Au commencement qui n’a pas de commencement, Dieu est en trois personnes : Père, Fils et Saint-Esprit. Ce mystère de la relation en Dieu lui-même nous dépasse. Des théologiens ont appelé périchorèse ce mouvement d’amour incessant en Dieu que certains ont illustré par une danse à trois. Il n’est pas un Dieu monolithique qui aurait voulu se créer un compagnon par solitude ou ennui. Mais il a choisi de créer un vis-à-vis libre, homme et femme à son image, pour l’inviter à partager sa vie et sa communion d’amour. Après le péché, la longue attente et la venue de Jésus, sa vie, sa mort, sa résurrection… la suite reste encore une histoire de cœur et d’amour avec ce Dieu trinitaire.
Paul, dans Éphésiens 3.14-19, déclare :
« À cause de cela, je fléchis les genoux devant le Père, de qui toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom, afin qu’il vous donne, selon la richesse de sa gloire, d’être puissamment fortifiés par son Esprit dans l’homme intérieur, en sorte que Christ habite dans vos cœurs par la foi ; afin qu’étant enracinés et fondés dans l’amour, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur, et connaître l’amour de Christ, qui surpasse toute connaissance, en sorte que vous soyez remplis jusqu’à toute la plénitude de Dieu. »
Paul rappelle que nous sommes invités à être, par la foi, enracinés, fondés dans l’amour. Et il nous dit pour quoi (et non pourquoi) : pour comprendre l’amour aux quatre dimensions de Dieu et le comprendre avec tous les saints (ce privilège est pour tous les croyants). Nos êtres enracinés dans l’amour pour comprendre l’amour… tout un programme.
Dans l’évangile de Jean, pendant son discours d’adieu, Jésus partage avec ses disciples les thèmes essentiels pour leur avenir après son départ. Nous regarderons la première partie de Jean 15 pour nous aider à voir comment vivre cet enracinement.
Jean 15.1-17 :
« 1 C’est moi qui suis le vrai cep, et mon Père est le vigneron. 2 Tout sarment qui est en moi et qui ne porte pas de fruit, il l’enlève ; et tout sarment qui porte du fruit, il le taille afin qu’il porte encore plus de fruit. 3 Déjà vous êtes purs à cause de la parole que je vous ai annoncée. 4 Demeurez en moi et je demeurerai (et moi) en vous. Le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même, sans rester attaché au cep ; il en va de même pour vous si vous ne demeurez pas en moi. 5 Je suis le cep, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire. 6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment et il sèche ; puis on ramasse les sarments, on les jette au feu et ils brûlent. 7 Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez et cela vous sera accordé. 8 Ce qui manifeste la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit. Vous serez alors vraiment mes disciples.
9 Tout comme le Père m’a aimé, moi aussi, je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. 10 Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, de même que j’ai gardé les commandements de mon Père et que je demeure dans son amour. 11 Je vous ai dit cela afin que ma joie demeure en vous et que votre joie soit complète.
12 Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. 13 Il n’y a pas de plus grand amour que de donner votre vie pour vos amis. 14 Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. 15 Je ne vous appelle plus serviteurs parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son seigneur, mais je vous ai appelés amis parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. 16 Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis, et je vous ai établis afin que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure. Alors, ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera. 17 Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres. »
Certains mots, répétés plusieurs fois, nous ouvrent des pistes.
Le fruit
On retrouve huit fois le mot fruit, dont six fois dans les versets 1 à 8. À trois reprises, on parle de « plus » de fruit ou « beaucoup » de fruit. C’est le désir de tout disciple du Christ de porter du fruit pour Dieu.
On reconnaît qu’un arbre arrive à maturité quand il porte du fruit. De la même manière, dans la vie chrétienne, on reconnaît la maturité aux fruits que nous portons, mais pas n’importe quel fruit. Jésus parle de fruit qui demeure et qui glorifie le Père.
Parfois, nous ne voyons le fruit qu’en termes de nombre de personnes que nous pouvons amener au Seigneur, ou peut-être de nombre de membres de nos Églises. Cela en fait partie… Mais je crois que Jésus parle ici d’un autre fruit qui va rendre crédible notre témoignage justement.
L’amour
Après l’accent sur le fruit dans les huit premiers versets, Jésus parle d’amour. Des versets 9 à 17, nous avons neuf fois les mots amour ou aimer (dont huit fois dans les versets 9 à 13).
Paul nous dit que seuls la foi, l’espérance et l’amour, qui est le plus grand, demeureront. Nos prouesses en matière de dons spirituels, de connaissance (bonne doctrine) ou de sacrifice de soi au profit des autres sont disqualifiées, aussi excellentes soient-elles, si l’amour est absent. (1 Corinthiens 13.1-3).
On pense bien sûr aussi au fruit aux neuf saveurs de Galates 5.22-23 : « Mais le fruit de l’Esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi ; la loi n’est pas contre ces choses. » Nous avons ici un portrait de Jésus !
Aimer est le commandement suprême… Jusqu’à donner sa vie pour ses amis. Jésus affirme aux disciples que ce n’est pas eux qui l’ont choisi, mais lui qui les a choisis. Juste après, il leur dit de s’aimer les uns les autres. Cela peut paraitre étonnant, mais ce serait oublier combien les disciples sont différents les uns des autres. C’est pareil pour nous. Il nous a choisis et il a aussi choisi d’autres disciples que nous n’aurions pas forcément choisis, peut-être telle ou telle personne dans notre communauté, tel ou tel collègue.
Aimer est ainsi essentiel pour la communion entre nous, et peut-être encore plus pour le témoignage au monde, puisque c’est à notre amour les uns pour les autres que le monde connaîtra que nous sommes ses disciples (Jean 13.35).
Aimer, c’est difficile. Mais la bonne nouvelle est qu’avant ce commandement répété de l’amour (versets 12 et 17), Jésus nous invite à demeurer dans son amour : « Tout comme le Père m’a aimé, moi aussi, je vous ai aimé. Demeurez dans mon amour. » (v.9) Cela veut dire prioritairement recevoir cet amour, nous en laisser baigner(1).
Demeurer
On retrouve 13 fois ce mot dans les 17 premiers versets de Jean 15.
J’aime ce mot. Il y a l’idée d’un chez-soi, d’un home, de stabilité. Qu’il s’agisse de demeurer en Jésus, que lui demeure en nous, que sa Parole demeure en nous... Le modèle de ces « demeurer » réciproques, c’est l’union, la communion entre lui et le Père.
Être émondé (taillé)
Et oui, le chemin vers le « porter du fruit » ne va pas se faire sans épreuves. Les difficultés dans nos vies et notre cheminement spirituel ne sont alors pas forcément signe d’un problème, mais des occasions pour grandir et porter plus de fruit. Jésus nous dit que celui qui est émondé est celui qui porte déjà du fruit pour pouvoir en porter davantage. L’émondage n’a de sens que pour sa finalité : plus de fruit.
D’ailleurs Jésus enseigne tout cela « pour que votre joie soit complète ». Son but n’est pas la souffrance, mais l’obéissance qui nous fait garder ses commandements et demeurer dans son amour pour une joie complète.
Pour vivre tout cela, ce « demeurer » et ce « porter du fruit », il va s’agir d’être dans une double démarche qui peut sembler contradictoire : faire et laisser faire, en accueillant un nouveau statut.
Faire : les disciplines spirituelles
Elles concernent la prière, l’écoute de la Parole, le silence devant Dieu. Et ce n’est pas si évident pour des « serviteurs de Dieu à plein temps ». On connaît bien la théorie que l’on sait enseigner, mais parfois moins la vivre. Il peut être tentant de prier, moins pour être en relation gratuite avec le Christ que pour préparer une prédication, une visite ou montrer le bon exemple (ces trois choses n’étant pas mauvaises en soi).
Or, nous voyons Jésus dans l’Évangile prendre régulièrement ces temps de prière avec son Père en se mettant à l’écart de la pression de son ministère. Durant une retraite, mon accompagnateur me disait que sans doute le soir durant ces moments, Jésus devait lui raconter sa journée : « Tu as vu ce que Pierre a fait… », et puis recevoir de lui tout ce dont il avait besoin comme le rappelle Jean 5.19 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père ; et tout ce que le Père fait, il le fait également. » Si lui avait besoin de la prière pour demeurer dans le Père, à combien plus forte raison nous aussi.
Il existe de nombreuses manières de prier. Quel est le moment favorable pour prendre un temps réservé à la prière aujourd’hui ? Si certaines manières de prier ne nous conviennent pas ou plus à une période donnée, nous pouvons en explorer d’autres(2). Il est important de se connaître pour vivre ce qui nous est adapté dans telle ou telle saison de nos vies.
La prière, avec ses dimensions de louange et d’adoration, de demande, de confession, etc., nous permet, au-delà du « faire notre devoir chrétien », surtout d’être dans l’intimité avec Dieu.
Cela fait écho à l’appel des douze en Marc 3, et notamment les versets 13b-15a : « …il appela ceux qu’il voulut et ils vinrent à lui. Il en établit douze pour les avoir avec lui et pour les envoyer prêcher… » L’ordre des choses n’est pas anodin. Jésus choisit les siens (ce n’est pas nous qui choisissons nos frères/condisciples) et il les appelle d’abord pour qu’ils soient avec lui, en communion avec lui, avant d’être envoyés en mission. Nous sommes sauvés pour servir, oui ! Mais pas avant d’être sauvés/appelés pour être avec lui. L’Emmanuel, Dieu avec nous, nous appelle pour que nous aussi soyons avec lui.
Dieu est toujours présent. Parfois, il cache sa présence pour un but particulier. Mais le plus souvent, c’est nous qui ne sommes pas présents avec lui, trop occupés à faire des choses pour lui.
Au XVIIe siècle, un religieux carme sur Paris, Frère Laurent de la Résurrection encourageait tous ceux qu’il côtoyait à « pratiquer la présence de Dieu » :
« Si vous pouviez laisser le soin de vos affaires… et ne vous plus occuper qu’à prier Dieu, vous feriez un coup d’État ! Il ne nous demande pas grand-chose : un petit souvenir de temps en temps, une petite adoration, tantôt lui demander sa grâce, quelquefois lui offrir vos peines, d’autres fois le remercier des grâces qu’il vous a faites et qu’il vous fait au milieu de vos travaux, vous consoler avec lui, le plus souvent même que vous pourrez. Pendant vos repas, et vos entretiens, élevez quelquefois vers lui votre cœur : le moindre petit souvenir lui est fort agréable. Il ne faut pas pour cela crier bien haut, il est plus près de nous que nous ne pensons. Il n’est pas nécessaire d’être toujours à l’église pour être avec Dieu ; nous pouvons faire de notre cœur un oratoire dans lequel nous nous retirons de temps en temps pour nous y entretenir avec lui, doucement, humblement et amoureusement. Tout le monde est capable de ces entretiens familiers avec Dieu, les uns plus, les autres moins : il sait ce que nous pouvons. Commençons, peut-être n’attend-il de nous qu’une généreuse résolution… Accoutumez-vous donc peu à peu à l’adorer de la sorte, à lui demander sa grâce, à lui offrir votre cœur de temps en temps pendant la journée, parmi vos ouvrages, à tout moment si vous le pouvez. Ne vous contraignez pas par des règles ou des dévotions particulières, faites-le en foi, avec amour et humilité(3)… »
Parler à Dieu n’est, en général, pas compliqué pour un chrétien évangélique, mais se taire est une autre affaire. Timothy Radcliffe disait dans son livre Je vous ai appelé amis que parfois dans la prière, on se comporte comme on le ferait avec un ami à qui on dirait : « Il n’y a pas assez de temps pour parler de nous deux, alors si on parlait de moi. »
Nous oublions que la prière n’est pas faite que de nos paroles. Elle devrait être aussi silence pour :
L’écoute
Nous croyons et disons que Dieu parle aujourd’hui. Nous savons qu’il nous parle dans sa Parole et nous lisons dans cette Parole comment il parle à de multiples reprises directement à des hommes et des femmes. Mais, souvent dans nos temps de prières, nous parlons et nous lisons la Bible (et c’est bon), sans prendre le temps du silence, de l’espace pour laisser Dieu nous dire quelque chose pour aujourd’hui, une parole à propos, le rappel d’un verset autre que celui que nous venons de lire.
La simple présence
Osons apprendre à rester devant lui en silence, sans attente, simplement gratuitement dans sa présence, dans un cœur à cœur sans même chercher une quelconque émotion. Cela rejoint les exhortations du Psaume 46 : « Arrêtez et sachez que je suis Dieu », ou d’une amie catholique : « Tu te poses devant lui comme une fleur au soleil et tu bronzes. »
Ces disciplines offrent un cadre qui favorise la croissance, le « demeurer ». Mais, ce serait illusion de croire que nous pourrions, par elles, arriver seuls, à la force du poignet, à devenir semblables au Christ.
Laisser-faire : le rôle du Saint-Esprit
Dans Jean 14, Jésus annonce l’envoi de l’Esprit, le nouveau Paraclet.
Si Jésus lui-même, le Fils de Dieu, a « reçu » l’onction particulière du Saint-Esprit après son baptême au début de sa mission, à combien plus forte raison, avons-nous besoin de toutes les facettes de ce paraclet/guide/conseiller/consolateur/avocat pour vivre la vie chrétienne et le ministère qu’il nous confie.
« Sans moi vous ne pouvez rien faire » (Jean 15.5) est, pour moi, une des phrases les plus rassurantes de l’Évangile.
On dit parfois que la seule personne qui ait jamais réussi à vraiment vivre la vie chrétienne, c’est Jésus, et que la seule personne qui puisse la vivre aujourd’hui, c’est Jésus en nous par son Esprit. Faisons-lui de la place…
Éphésiens 5.18 nous invite à nous laisser continuellement remplir du Saint-Esprit. Pour cela nous devons rester sous cette source et lui demander de nous remplir autant de fois que nous en avons besoin. On parle à « Agapé » de respiration spirituelle : j’inspire l’air pur en demandant au Saint-Esprit de me remplir. Si j’ai conscience d’un péché dans ma vie, je le confesse tout de suite au Seigneur pour accueillir son pardon. De cette manière je rejette l’air vicié, et je demande tout de suite à nouveau la plénitude de son Esprit.
Un nouveau statut : amis
Mais l’élément fondamental qui va nous permettre de vivre tout cela, c’est sans doute le nouveau statut que Jésus donne à ses disciples – et à nous qui sommes appelés à poursuivre leur ministère : « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15.15).
C’est son initiative : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais moi, je vous ai choisis et je vous ai établis, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure, pour que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne » (v.16).
Cela ne dépend pas de nos mérites… Rappelons-nous que Jésus fait cette déclaration à ses disciples, en connaissant leurs doutes, leur orgueil, leurs envies d’en découdre par la violence parfois (Jacques et Jean qui veulent faire descendre le feu du ciel sur un village récalcitrant). Il sait aussi ce qu’il va advenir d’eux dans quelques heures. À la fin de Jean 13, Jésus a déjà annoncé à Pierre qu’il allait le trahir et nous savons par ailleurs qu’il leur dit que tous vont l’abandonner (Matthieu 26.31).
C’est incroyablement encourageant. Jésus nous déclare amis et nous choisit en connaissance de cause, malgré ce que nous sommes, malgré nos faiblesses, nos défaillances passées et futures. Nous sommes aussi de ceux qui, probablement demain ou plus tard, le laisseront tomber, le trahiront d’une manière ou d’une autre… Tout cela il le sait déjà et cela ne change pas son choix. S’il est bon de se le rappeler, il est encore plus vital de le croire et de l’accueillir.
Jésus expose la différence entre le serviteur et l’ami : « Le serviteur ne sait pas ce que fait le maître ». Cela veut dire que l’ami le sait : « Je vous ai appelés amis parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon père. » Il ne dit pas « je vous ferai connaître quelques ‘petits trucs’ que j’ai reçus de mon Père et qui pourraient vous être utiles ». Il ne retient rien pour ses amis. À eux, il confie tout. Déjà, il les a invités à demeurer comme lui dans le Père, dans son amour ; il leur a donné sa joie, il n’est pas avare de ses biens. À eux, il explique les paraboles, il confie ses plans et la charge de lier et de délier.
Si nous ne restons que serviteurs/servantes (ce que nous sommes aussi), nous aurons tendance à agir en tant que techniciens ou fonctionnaires. Nous essaierons d’obéir à l’appel, de maintenir le petit morceau du Royaume qui nous est confié en ordre et aussi joli que possible… Mais au bout d’un moment, nous perdrons le lien avec la source. Nous risquerons de nous épuiser à la tâche en tentant de l’accomplir par nous-mêmes, parce que nous aurons oublié le cœur à cœur avec le Maître qui nous appelle amis. Au contraire, c’est dans une relation intime avec lui qu’il partagera son cœur avec nous, ce qu’il est en train d’accomplir pour que nous nous y joignions jour après jour.
J’ai lu un jour une parole que Jésus confiait à quelqu’un : « J’ai beaucoup de serviteurs, mais peu d’amis. » Il est plus exigeant d’être amis que d’être serviteurs. On peut être serviteurs aux 35 h, mais on est amis à temps plein.
La vulnérabilité
Voilà l’autre grande différence entre être serviteur et ami. Avec l’ami, nous pouvons être vrais et vulnérables. Je ne vais pas raconter ma vie à mon patron, mes soucis… Mais, à l’ami oui. Je peux oser être moi-même avec Jésus, oser lui dire mes joies, mais aussi mes fardeaux, mes échecs, mes lassitudes, mes colères, mes sentiments d’imposture dans le ministère (c’est une de mes douleurs, de voir, si souvent, la différence entre ce que je sais et que je peux enseigner, et ce que je vis), oser lui partager les crises dans ma vie personnelle, mes fuites dans l’activisme ou autres…
L’ami ose la proximité. Nous pouvons, comme le disciple bien-aimé (cet anonyme en Jean qui nous représente chacun), nous mettre sur le cœur du Maître, de l’Ami, nous y reposer en osant y être nous-mêmes. Jésus dit de lui qu’il est doux et humble de cœur et pourvoyeur de repos… À force de le côtoyer, nous allons lui ressembler.
Avoir des amis
Peut-être pouvons-nous dire que si Jésus appelait les disciples ses amis, cela comblait un désir en lui, au-delà du bénéfice pour eux(4). Il avait déjà eu besoin de lieux de ressourcement comme Béthanie où, après les menaces de mort qu’il avait reçues (Jean 11.57) il avait partagé un repas chez Lazare, Marthe et Marie, qui étaient aussi ses amis (Jean 12.2). À Gethsémané, il appelle ses disciples les plus proches à veiller avec lui. Se pourrait-il que ce ne soit pas seulement pour le bien de ses disciples, mais aussi pour le sien qu’il cherchait à être entouré par des proches durant ce temps d’angoisse extrême ?
Ai-je des amis, même un tout petit nombre avec qui je peux oser être moi, oser partager mes zones d’ombres, à qui demander de veiller avec moi et réciproquement pour nous présenter ensemble devant l’Ami ?
Osons la vulnérabilité pour ne pas nous isoler. Mon accompagnatrice me partageait, il y a quelque temps, sa discussion avec un berger. Il lui racontait que quand une brebis se perd et qu’elle est isolée, elle devient muette. Elle ne bêle plus.
Sauvés aujourd’hui
La parabole de la brebis perdue est aussi pour nous. Luc 19.10 nous dit que le Fils de l’homme vient chercher et sauver ce qui est perdu. Le salut dont nous avons bénéficié ne fait pas partie du passé. Il peut et doit être actualisé aujourd’hui. Je ne parle pas du salut par rapport à l’éternité que nous avons accueilli quand nous avons cru, mais de Jésus qui, aujourd’hui, veut venir nous chercher là où nous nous sommes égarés (y compris dans l’activisme des bonnes choses à faire), Jésus veut venir sauver ce qui s’est perdu en nous, veut nous ramener dans la communion avec lui.
Une fois chrétien, il peut être plus dur de se laisser chercher, de se laisser aimer. C’est peut-être encore plus vrai pour les chrétiens de longue date, et sans doute encore bien plus pour les « serviteurs de Dieu à plein temps ». Pourtant, le « de ce jour » du pain à demander, dans la prière que Jésus nous a confiée, sous-entend que toutes les autres requêtes du Notre Père peuvent lui être apportées quotidiennement. Alors, le « délivre-nous du mal » rappelle bien cette nécessité de l’actualisation du salut. Nous sommes sauvés aujourd’hui pour servir ! C’est la Bonne Nouvelle de l’Évangile.
De plus, souvenons-nous que nous ne sommes pas que fardeaux pour le Seigneur, mais que c’est sa joie de continuer à nous sauver et nous sommes nous-mêmes sa joie. Sophonie 3.17-18 déclare :
« L’Éternel, ton Dieu, est au milieu de toi un héros qui sauve ;
Il fera de toi sa plus grande joie ;
Il gardera le silence dans son amour pour toi ;
Il aura pour toi une triomphante allégresse.
Je recueillerai ceux qui sont dans la tristesse, loin des fêtes solennelles,
Ceux qui sont demeurés loin de toi
Sur qui le déshonneur pesait comme un fardeau. »
Or, si je peux être vulnérable avec Jésus l’Ami qui me connaît et m’accueille tel que je suis aujourd’hui et qui, peu à peu, va me transformer, et si je peux aussi l’être avec quelques amis proches, j’aurai aussi plus de facilité à l’être dans le ministère. J’aurai moins peur de mes failles et de mes fragilités, et j’aurai moins besoin de protection pour sauvegarder mon image. Mon cœur sera moins cœur de pierre ou atrophié, mais plus cœur de chair au large : libre !
Ce sera pour le ministère une bénédiction collatérale. Notre vulnérabilité permettra mieux aux membres de nos communautés de s’identifier à nous et d’exprimer leur propre vulnérabilité. La responsabilité d’ami est donc plus grande, mais le privilège aussi. Nous y sommes tous appelés.
Où allons-nous ?
Regardons notre cœur encore une fois : « Sonde-moi ô Dieu et connais mon cœur… regarde si je suis sur une mauvaise voie, et conduis-moi sur la voie de l’éternité » (Psaume 139.23-24).
Quelle est mon orientation ? Quels sont les désirs et les motivations qui m’animent ? Est-ce pour être le plus spirituel de tous, pour prétendre à être assis à droite ou à gauche de Jésus ? Nous ne serions pas les premiers. Est-ce par peur d’être délaissé en route et par un déficit de foi en la grâce ? Ou bien est-ce par désir, même maladroit, même un peu double, de chercher le Royaume de Dieu, d’avoir un cœur de serviteur comme celui du Christ ?
Encore une fois, il ne s’agit pas d’être infaillible, mais authentique, de reconnaître nos fragilités et aussi nos points forts. Ne nous faisons pas d’illusions ! Nos désirs sont souvent mélangés et nos motivations non « chimiquement » pures. Ce n’est pas grave tant que nous sommes ouverts pour les repérer et les confier au Seigneur. Au point où nous en sommes, disons-lui notre désir d’avancer avec un cœur ouvert et vulnérable, ou notre non-désir d’avancer en lui demandant de créer en nous le vouloir et le faire !
Vivre la fécondité
Le fruit de la vigne de Jean 15 est porté et non fabriqué. Nous sommes appelés à la fécondité et non à l’efficacité. Le fruit n’est porté que parce que le sarment tient au cep. La sève vient du cep. Avoir un cœur de serviteur, c’est peu à peu avoir celui du Christ. En demeurant en lui, nous recevons de lui sa sève, sa vie et son amour et nous verrons que rien ne se fera sans lui(5).
Il n’y a qu’un seul cep. Les sarments sont multiples, mais chacun est unique. Nous ne sommes pas des clones. Le Seigneur nous invite à devenir pleinement qui nous sommes, ce pour quoi il nous a créés. Cela ne se vivra pas sans la dépendance de son Esprit, nous ne sommes pas appelés à être des canaux sans saveur et sans odeur, pour un passage libre de Son Esprit en nous, mais à être la manifestation la plus réalisée/mûre/épanouie de Jésus-Christ en nous. Nous sommes conviés à rendre visible sa vie par son Esprit en nous. Et chacun de nous va le manifester, l’incarner d’une manière unique. Le Psaume 1 nous parle d’un arbre qui porte son fruit en sa saison. Il s’agit d’une fécondité sur mesure.
Nous n’avons pas le même rythme, pas la même saveur. La fécondité de ces autres amis que je n’aurais pas forcément choisis est peut-être différente de la mienne. Mais nous avons besoin les uns des autres. Nous sommes bien uniques et complémentaires !
Conclusion
Jésus dit à Nicodème : « Ne t’étonne pas que je t’aie dit : Il faut que vous naissiez de nouveau. Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va » (Jean 3.7-8a). Si l’on demande à quelqu’un de qui Jésus parle quand il parle de ce vent, beaucoup répondent qu’il s’agit du Saint-Esprit. Mais ce n’est pas exactement ce que dit Jésus : « Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit » (v.8b). Il parle de nous !
Acceptons-nous l’appel à être ami de Jésus, l’invitation à demeurer en lui, comptant sur son Esprit pour porter du fruit ? C’est une aventure. On peut voir au printemps ces petits moutons blancs que le vent souffle des arbres (platanes ou peupliers). Le pollen est porté par le vent pour féconder d’autres lieux et planter la vie ailleurs. Nous ne savons pas à l’avance ce qui va se passer. Il y aura des moments faciles, d’autres plus douloureux. Mais l’Esprit nous invite à nous laisser porter, à demeurer en Jésus, à faire confiance, à accepter d’être surpris. Lui, l’Ami, sait où il nous conduit et il nous donnera ce qu’il faut.
Du début à la fin, il s’agit d’une histoire d’amour. Nous avons été créés par amour par Dieu notre Père qui est amour. Nous goûterons un jour la plénitude de son amour face à face. Entre les deux, il nous appelle à grandir en étant enracinés et fondés dans son amour pour mieux le comprendre avec tous ceux qu’Il nous confie. Le modèle par excellence du serviteur, c’est le Christ doux et humble de cœur. Laissons-le informer le nôtre en demeurant contre le sien. Le cœur nouveau promis en Ézéchiel, il se charge de le fortifier et de le faire grandir par son Esprit. Celui de Jésus, en nous.