L’Église émergente pose la question d’une ecclésiologie que l’on pourrait qualifier de plus classique. Ce n’est pas qu’il y ait des oppositions absolues et des incompatibilités radicales, mais on peut simplement faire ressortir des points de friction qui sont finalement des occasions de s’interroger sur les pratiques des Églises, sur les conceptions dont elles sont porteuses, et plus largement sur l’ecclésiologie. Notre intention ici n’est pas de résoudre ces tensions, qui ne sont pas forcément appelées à l’être d’ailleurs, mais juste de se laisser interpeler.
Attachement à la culture - Attachement au Christ ou à la Bible
Comme le fait remarquer John Hammett : « l’Église fait toujours face au double danger de la dépendance culturelle et de l’inadéquation culturelle »(1). Il poursuit sa réflexion en évoquant le fait que les Églises émergentes reprochent aux Églises traditionnelles d’être dépendantes de la culture moderne, et inadéquates à la culture postmoderne. Or, si cette accusation n’est pas sans pertinence, l’Église émergente elle-même court aussi le risque d’être dépendante de la seule culture postmoderne. « L’alternative la plus désirable est que toutes les Églises acceptent d’être en lien avec la culture, avec le désir de comprendre ses questions et son langage, mais aussi avec une fidélité prioritaire et préalable à l’Écriture, et considèrent jusqu’où il est possible d’aller dans l’adéquation avec la culture »(2). Il est vrai qu’en mettant l’accent sur l’importance d’être culturellement pertinentes, les Églises émergentes doivent faire face à cette tension entre la culture environnante et une éventuelle contre-culture de l’Évangile. Le rapport d’adhésion à des formes culturelles contemporaines spécifiques peut-il être en adéquation avec le cœur intemporel du message de Jésus et ce qu’il a vécu ?
Plusieurs auteurs émergents ont conscience de cette nécessité de trouver un équilibre et de développer un regard à la fois empathique, mais aussi critique sur la culture environnante. Mark Driscoll consacre un chapitre de son livre à identifier sept « démons postmodernes » qui pourraient remplacer les « démons modernes » que l’Église émergente veut chasser si elle ne prend pas soin de les remplacer par le Saint-Esprit(3). De son côté, Jason Clark synthétise assez bien ce double défi : « Nous qui sommes dans l’Église émergente devons être critiques de la postmodernité autant que nous devrions tendre vers elle »(4).
S’il apparaît donc clairement une tension entre dépendance culturelle et inadéquation culturelle, celle-ci peut être élargie et vue comme une tension entre le désir d’être en phase avec la culture et celui d’être fidèle à Christ ou à la Bible. Les auteurs et acteurs émergents Michael Frost et Alan Hirsch ont une vision précise de la nécessité de cette conjugaison parfois délicate : « L’Église émergente missionnelle doit se considérer comme étant capable d’interagir de manière significative avec la culture sans pour autant se laisser séduire par elle. C’est la tâche classique d’un travail missionnaire interculturel : être en phase avec la culture sans compromettre l’Évangile »(5).
Un des nœuds de cette tension entre Évangile et culture se situe dans l’analyse du rapport que Jésus a eu vis-à-vis de la culture de son temps. Dans ce sens, une réflexion sur l’incarnation de Jésus est centrale pour la foi chrétienne, mais a aussi une portée non négligeable pour l’identité de l’Église. Si Jésus s’est incarné et précisément dans une culture donnée, il modélise le rôle de l’Église qui, après lui et en s’appuyant sur lui, joue ce rôle d’invitation à une vie en contact avec Dieu. L’incarnation signifie, entre autres, que le Christ a pris part à une culture et qu’il ne peut être pleinement compris sans tenir compte de la culture dans laquelle il a vécu. Le modèle d’incarnation que le Christ nous propose nous montre en tous cas que si une contre-culture doit advenir, elle doit être précédée par un embrassement de la condition de l’autre, qui permettra l’interaction. Voilà un des défis que les Églises émergentes essaient de vivre : être immergées dans la culture d’aujourd’hui, non pour en épouser tous les styles, mais pour contribuer à la transformer, et accompagner les personnes dans un itinéraire de vie qui les amènera à réfléchir et à voir les choses sous d’autres angles. Pour partager avec nos contemporains, il est nécessaire de les rejoindre dans leur mode de pensée, donner et recevoir, et accepter que l’on puisse aller ensemble vers une transformation mutuelle. « Il est nécessaire de maintenir une pertinence culturelle afin que l’Église puisse être véritablement incarnée, mais il est aussi important d’être sensible à la nécessité de développer une approche contre-culturelle qui soit fidèle à la Parole de Dieu et de réaliser que la souffrance pour Christ et en son nom est aussi une part de l’Évangile »(6).
Orthodoxie/Orthopraxie
Une autre tension qui découle de la conversation et des pratiques des Églises émergentes est celle qui met face à face l’orthodoxie et l’orthopraxie. Dans le contexte enclin au pragmatisme qui caractérise notre époque, il ne suffit plus d’être convaincu d’une vérité, d’un point de vue rationnel pour y adhérer, mais il faut y adjoindre le désir, l’expérience, le vécu, les raisons de son utilité. La question que les contemporains se posent n’est plus seulement « Est-ce que c’est vrai ? », mais en même temps « Est-ce que ça marche ? ». Cela trouve un écho dans beaucoup d’Églises émergentes qui cherchent non seulement à proposer des croyances justes, mais aussi des pratiques justes. Il est bien sûr envisageable et idéal de les allier, mais ce qui peut générer une tension entre ces deux approches est la question de savoir ce qui devient le moteur ecclésial. Au cours de l’histoire de l’Église, il a souvent été mis l’accent sur l’importance des affirmations doctrinales. L’époque de la modernité, avec la rationalité qui l’a caractérisée, a probablement offert un apogée à cette priorité à l’orthodoxie. Les Églises émergentes, à l’ère postmoderne d’aujourd’hui et peut-être en réaction, tendent à relativiser la place centrale de convictions doctrinales affirmées et figées au bénéfice d’une foi vécue comme un cheminement et dans une vision holistique ; les pratiques justes, l’orthopraxie, pouvant prendre le pas sur l’orthodoxie, appelée à être « généreuse » !(7) La tension se focalise finalement autour d’une possible prééminence entre orthodoxie et orthopraxie(8).
Hal Knight, en mettant en miroir les Églises émergentes avec la pensée de John Wesley(9), apporte à cette tension entre orthodoxie et orthopraxie une réflexion intéressante. « En langage théologique, [les Églises émergentes] disent que l’orthodoxie ne suffit pas ; l’orthopraxie est également nécessaire. Elles ont bien sûr raison. Mais il existe un troisième terme que les Wesleyens ont ajouté aux deux autres et qui est tout aussi important : l’orthopathie. Il signifie : avoir un cœur juste »(10). Ainsi, pour Hal Knight, nous n’avons pas seulement besoin de croyances et de pratiques justes, mais aussi d’un cœur juste, ou autrement dit, d’intentions justes. En tant que chrétiens, nous n’avons pas seulement à penser et à agir fidèlement, nous sommes invités à être fidèles ! Hal Knight souligne que le but n’est pas simplement d’ajouter un troisième terme à la liste, mais de mettre en évidence l’interrelation organique des trois. Orthodoxie, orthopraxie et orthopathie produisent chacune un impact positif sur les autres, permettant de vivre une spiritualité holistique si elles sont mises en œuvre. « Wesley était conscient des dangers de considérer ces termes séparément les uns des autres. L’orthodoxie seule peut être une "orthodoxie morte" ; l’orthopraxie seule peut être un "formalisme mort" ; l’orthopathie seule peut mener à un "enthousiasme" qui peut aboutir à une confusion entre le fait d’être chrétiens et le fait de vivre des expériences religieuses. Mais prises ensemble ces notions sont plus que la somme de leurs parties »(10).
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