Le prosélytisme religieux peut être défini comme une activité qui vise, par la publicité et le témoignage, à rallier de nouveaux adeptes. Ainsi spécifié, le prosélytisme n’a plus très bonne presse depuis les années 1960 dans les grandes Églises du monde occidental. Bien-sûr, on continue à appeler au témoignage, mais mezzo voce, et en s’excusant parfois presqu’à l’avance d’oser prétendre convaincre un non-croyant de la pertinence d’une conversion. Côté catholique comme côté protestant, on a vanté sur des registres finalement assez proches l’enfouissement, la présence au monde, voire les théologies du monde.
Cinq propositions se sont imposées, et dominent encore aujourd’hui dans certains cercles, malgré une amorce d’inversion de tendance. Première proposition : le prosélytisme fragilise et décrédibilise l’Église ou les Églises. Seconde proposition : le prosélytisme favorise les extrêmes. Troisième proposition : le prosélytisme n’est plus socialement accepté. Quatrième proposition : le prosélytisme serait anti-œcuménique. Cinquième proposition : le prosélytisme serait la marque d’un manque d’épaisseur intellectuelle ou de sagesse. Ces cinq propositions ont été souvent accompagnées de leur corrélat, à savoir une présentation positive et prophétique de l’œcuménisme, voire du dialogue interreligieux. Tout ce que le prosélytisme compromet, l’œcuménisme le valorise : ce dernier renforcerait le témoignage des chrétiens, il favoriserait aussi la modération, répondrait à une attente massive des contemporains, encouragerait l’unité, et pour ne rien gâter, il serait la marque même de l’intelligence et de la sagesse.
On a beaucoup écrit et parlé pour défendre ces propositions, à tel point qu’elles se sont imposées comme une vulgate quasiment obligée, que tout représentant religieux soucieux d’une écoute compréhensive des grands médias peut réciter les yeux fermés, presque sans y penser. Cette vulgate est cependant en cours de révision, depuis quelques années, par une partie des acteurs chrétiens. Ce mouvement s’opère à la fois, côté protestant, sous l’effet de la poussée évangélique(1), et, côté catholique, sous l’impulsion de la Nouvelle Évangélisation lancée par le pape Jean-Paul II(2). L’analyse qui va suivre se propose de revenir sur les termes de cette révision en cours, au travers du crible des sciences sociales et à partir du terrain protestant évangélique, un christianisme « en quête de conversions »(3). Quelle est la validité des cinq représentations courantes développées depuis les années 1960 sur le prosélytisme ?
PROPOSITION 1 : LE PROSÉLYTISME FRAGILISE L’ÉGLISE
Réponse : non, c’est le contraire
La première proposition souvent répétée, suivant laquelle le prosélytisme fragilise l’Église ou les Églises, s’appuie sur l’idée qu’en cherchant de façon trop ouverte à faire des adeptes, on ébranlerait l’autorité morale de l’Église en la réduisant à une firme agressive qui ne cherche qu’à élargir ses parts de marché. On valorisera ici l’Église comme une gardienne du patrimoine spirituel, une institution au-dessus de la mêlée, à vocation prophétique, appelée à attirer vers elle non pas par ses efforts prosélytes, mais par son exemple. Tout n’est pas faux dans cette approche, mais la réalité empirique amène à en démentir l’essentiel. Le XXe siècle religieux montre en effet de manière flagrante que le prosélytisme ne fragilise pas les Églises, mais les renforce. Le pentecôtisme ne rassemblait aucun adepte à l’amorce du XXe siècle. Il en regroupe plus de 200 millions aujourd’hui(4). Les protestants évangéliques de France ont quant à eux multiplié leurs effectifs par plus de sept en cinquante ans, atteignant aujourd’hui près de 400.000 fidèles en intégrant les Églises d’immigration étrangère. Cette croissance ne se repère pas seulement en termes d’effectifs, mais aussi de structures (lieux de formation, associations, fédérations), d’impact social, de production théologique. Pour les uns comme pour les autres, l’élément principal de la croissance a été l’action prosélyte.
À l’inverse, nombreux sont les exemples de déclin à la fois numérique et sociétal d’Églises qui ont choisi de ralentir ou stopper la dynamique prosélyte. En Europe, l’exemple des Églises protestantes établies de Scandinavie, très peu prosélytes, témoigne d’un effondrement de la pratique religieuse(5). Outre Atlantique, le déclin spectaculaire de l’Église Unie du Canada, grande Église protestante à caractère œcuménique et non-prosélyte, en est un autre exemple saisissant. Fruit de l’unification de plusieurs Églises protestantes (presbytériens, méthodistes, congrégationalistes), cette Église unie du Canada affiche aujourd’hui des statistiques en chute libre(6), des difficultés financières importantes et un taux de pratique très faible. Dans The Churching of America, ouvrage majeur de sociologie historique sur le christianisme aux États-Unis(7), Roger Finke et Rodney Stark montrent une corrélation inversement proportionnelle entre l’accroissement numérique et la priorité à l’œcuménisme. Plus une Église met la priorité sur l’œcuménisme au détriment de l’évangélisation, plus ses effectifs reculent. Plus elle met la priorité sur l’évangélisation au détriment de l’œcuménisme, plus ses effectifs augmentent. Le mainline cartel (le cartel des Églises « établies », ou en consonance forte avec la culture globale) a connu une très forte perte d’influence, alors que les Églises évangéliques, pentecôtistes et leurs ailes fondamentalistes se portent fort bien, les moins œcuméniques d’entre-elles étant souvent celles qui se développent le plus(8). Dean Kelley, en 1972, élaborait déjà des conclusions très similaires(9).
On peut, théologiquement, être alarmé (ou non) de cela. Il reste que sociologiquement, c’est un fait observable, aux États-Unis comme en France ou au Brésil, et on ne peut évacuer les faits d’un revers de la main, même s’ils dérangent. Conclusion : contrairement à ce qu’on entend parfois, le prosélytisme renforce les Églises beaucoup plus qu’il ne les affaiblit.
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