Laïcité : visibilité religieuse et lieux de culte
La notion de laïcité occupe le devant de la scène depuis plusieurs années en France. On s’y réfère comme à une « valeur miracle », au gré des polémiques, investissant dans le fait qu’elle résolve d’un coup de « laïcité magique » la problématique des relations entre les religions et l’État d’une part, et celle de la visibilité des religions dans l’espace public d’autre part.
La solution d’équilibre atteinte grâce à la loi du 9 décembre 1905 est alors sollicitée pour répondre à un paradigme nouveau. La France de 2015 n’est plus celle de 1905 : le grand défi, en effet, n’est plus de rompre avec une institution religieuse dominante comme l’était l’Église catholique à l’époque, mais de gérer une diversité religieuse nouvelle, tout en garantissant la liberté de religion dans une société largement sécularisée.
Si la majorité des polémiques liées à la laïcité relève de l’islam en France, c’est parce que l’islam est une religion dont l’extériorisation des pratiques (prescriptions vestimentaires, voiles, régimes alimentaires, prières...) est forte, mais aussi parce que ses fidèles manquent de lieux de culte dans notre pays. À travers ces polémiques, on questionne en réalité, sur le principe la visibilité de la pratique religieuse en public au sein d’une société sécularisée ainsi que sur les liens entre les religions et l’État, s’agissant des lieux de culte. Remarquons que les évangéliques partagent les mêmes difficultés, quant à l’expression de la foi au sein d’une société sécularisée, et quant au déficit en lieux de culte.
L’expression religieuse visible jusque dans l’espace public
S’agissant de la visibilité de la religion en public, revenons vers une juste compréhension de la liberté de religion. Dans sa teneur, la liberté de religion semble avoir été entamée par l’idéologie laïciste. Le laïcisme, idéologie politique qui a pris la suite de l’anticléricalisme, tend à vouloir écarter toute expression religieuse de la sphère publique, notamment des institutions ou de l’enseignement, animé par une volonté « émancipatrice ». Sur fond de sécularisation et de laïcisme, la compréhension de la liberté de religion a été distordue par bien des confusions concernant la laïcité. En réalité, la laïcité, principe constitutionnel, garantit la liberté de religion, notamment dans son expression publique, avec la stricte réserve de la neutralité de l’État et de ses services.
Le principe de laïcité suppose, en effet, une distance entre l’État et les cultes. Il repose principalement sur un régime de séparation entre les cultes et l’État établi par la loi du 9 décembre 1905 qui instaure une indépendance réciproque des autorités civiles et spirituelles. L’État est, par conséquent, en charge de veiller à l’application du droit et au respect de l’ordre public, tout en restant neutre quant aux croyances des individus et des groupes.
Cette séparation protège tant les droits fondamentaux des croyants au sein d’une démocratie pluraliste, que les libertés des citoyens à l’égard des dangers de la théocratie. Selon le Conseil d’État, le principe de laïcité repose sur trois piliers :
- la neutralité de l’État quant aux croyances qui implique la « non-confessionnalité » de l’État : absence de religion d’État, absence de préférence pour une religion ou croyance, absence de liens d’intérêt avec un culte, neutralité des agents publics, et enfin l’égalité de traitement.
- la liberté de conscience et la liberté de culte des individus qui implique la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté d’expression ou de manifestation de sa croyance religieuse individuellement ou collectivement.
- le pluralisme qui implique le respect de toutes les croyances, même minoritaires.
Le principe de laïcité est inscrit à l’article 1er de la Constitution de la Ve République du 4 octobre 1958 en ces termes :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race et de religion. Elle respecte toutes les croyances... ».
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, en son article 10 énonce :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ».
Par conséquent, la manifestation des opinions, même religieuses, est un acquis, même si des limites existent, lorsqu’il y a menace à l’ordre public (et non simple froissement de l’opinion publique).
Le principe de laïcité dans sa dimension d’obligation à la neutralité vis-à-vis des croyances pèse d’ailleurs sur la République, c’est-à-dire sur l’État et les collectivités publiques, et par conséquent sur les agents publics et sur les personnes qui accomplissent une mission de service public. Notons qu’il ne concerne pas les individus et les personnes privées (associations, sociétés...).
En tant qu’individus ou groupes, les personnes privées sont protégées par la liberté de conscience et la liberté d’expression, notamment par les articles 9 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CESDH). L’article 9 de la CESDH précise d’ailleurs que la liberté de pensée, de conscience et de religion s’exerce « en public et en privé ».
Selon la pensée laïciste, l’expression religieuse n’a pas sa place dans l’espace public, c’est-à-dire « en public ». À partir du moment où l’expression serait teintée de religion, sa place serait cantonnée à un espace privé, lieu de culte réservé aux croyants ou espace familial. Ce retranchement permettrait d’assurer la paix par l’invisibilité de l’expression des religions en public. Or, cela est entièrement contradictoire avec le principe de laïcité et la définition même de la liberté d’expression et de conscience. Comment assurer la possibilité de croire ou ne pas croire, et a fortiori de pouvoir changer de religion, si l’expression des convictions reste confidentielle ? C’est l’expression publique des convictions qui garantit pleinement la liberté de conscience par la possibilité d’exposition et de confrontation des convictions. Cette expression publique garantit l’effectivité du pluralisme religieux, que le principe de laïcité entend défendre. En ce sens, précieuse pour les évangéliques, la liberté du témoignage est un produit direct du pluralisme religieux.
L’expression religieuse a par conséquent toute sa place dans l’espace public. Comme le rappelle à cet égard Émile Poulet :
« L’espace public n’est pas neutre de convictions... les acteurs de la laïcité peuvent faire valoir leurs convictions et divergences dans l’espace pour tous qu’est la laïcité. Elle est aussi, en ce sens, un espace de communication ».
La pensée laïciste a aussi insinué que les convictions religieuses n’avaient pas leur place dans les domaines éthiques et dans les débats de société. La loi, qui est laïque par définition, ne pourrait s’inspirer ou être à l’écoute des positions émanant des religions ou des croyants. Leur opinion serait écartée du débat, en raison de leur « religiosité ». Or, la laïcité repose sur le pluralisme et le respect des croyances, même minoritaires. Les convictions religieuses ont leur place dans le débat public, parce que ce sont des opinions portées par des citoyens, participant de la démocratie, et devant, à ce titre, être traitées de manière égalitaire.
La visibilité de l’expression religieuse vaut ainsi pour tous, corollaire de l’acceptation de la diversité des opinions.
Les lieux de culte, vers l’égalité réelle ?
S’agissant des lieux de culte, c’est évidemment la promesse sous-entendue d’égalité des cultes qui attire les critiques. Devant une égalité légale, quelle égalité réelle ? L’État ne doit-il pas garantir un minimum d’égalité de fait, malgré le poids de l’histoire qui laisse en héritage, majoritairement au culte catholique bien implanté en 1905, l’utilisation gratuite des édifices du culte appartenant à l’État et aux collectivités publiques ?
Il existe à l’heure actuelle une difficulté réelle pour les cultes récents en France de se doter de lieux de culte en nombre suffisant. Alors que la loi énonce le principe selon lequel « la République garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » (art. 1 loi du 9 décembre 1905), l’exercice de la liberté de culte est souvent limité par les moyens financiers privés et par les complications administratives que les mairies opposent à l’implantation de nouveaux lieux de culte sur leurs territoires.
Le refus de la diversité religieuse par certains élus locaux est le témoin évident de leur méconnaissance de la laïcité, normalement protectrice du pluralisme religieux.
L’acceptation du pluralisme religieux devrait permettre, au niveau des élus, de débloquer les demandes d’utilisation des locaux communaux ou d’implantation de lieux de culte dans les communes. Sur un plan technique, la question se jouera particulièrement au niveau des plans locaux d’urbanisme et de leur interprétation par les services de l’urbanisme ainsi que sur les demandes de permis de construire et de changement d’affectation des biens immobiliers achetés par les associations cultuelles. Une laïcité bien comprise devrait permettre de rétablir la légalité dans ces procédures et de tendre vers une égalité réelle au fur et à mesure que de nouveaux lieux de culte apparaissent.
S’agissant du financement des lieux de culte, les financements publics sont exclus concernant l’achat ou la construction des lieux de culte en vertu de l’interdiction des subventions publiques aux cultes. Il existe bien des mécanismes favorisant la construction des lieux de culte comme la garantie d’emprunt et le bail emphytéotique administratif ainsi que des dispositifs fiscaux favorables aux associations cultuelles, qu’il faut bien entendu préserver, mais sont-ils suffisants pour répondre aux problématiques de terrain ?
C’est au niveau des contraintes juridiques qui pèsent sur les associations cultuelles et l’utilisation de leurs immeubles qu’on aurait pu avoir un levier d’action. Néanmoins, la loi sur l’économie sociale et solidaire du 31 juillet 2014 n’a pas accordé le recours aux immeubles de rapport aux associations cultuelles. De même, les propriétés des associations cultuelles ne peuvent être utilisées que pour l’exercice du culte public, ce qui réduit également le champ des possibles en raison d’une interprétation étroite de la notion de culte. L’autofinancement par la location à des tiers ne semble pas être en voie d’avancement pour le moment.
Finalement, les lignes pourraient bouger autour de la notion d’intérêt général. L’abondante jurisprudence du Conseil d’État sur le thème du financement public de projets d’intérêt général, dont les acteurs religieux sont susceptibles de tirer bénéfice, dessine plusieurs lignes à considérer. Récemment, le Conseil d’État a estimé qu’une subvention visant à valoriser les atouts culturels ou touristiques d’un édifice cultuel n’était pas contraire à la loi de 1905. Le Conseil d’État a ainsi reconnu la possibilité d’une connexité, voire d’une confusion entre l’intérêt général et l’intérêt religieux. Ainsi, l’ascenseur facilitant l’accès des personnes à mobilité réduite à la basilique de Fourvière a pu légalement être subventionné par la ville de Lyon.
Par conséquent, le juge administratif considère qu’une aide financière publique aux cultes, directe ou indirecte, peut être justifiée par le caractère historique, culturel ou traditionnel de l’action soutenue. Dans la pratique, la difficulté résidera, pour les collectivités et pour le juge, à départager ce qui relève essentiellement du religieux ou essentiellement de l’historique ou du culturel, en ayant une appréciation in concreto, guidée par les circonstances locales de temps et de lieu. Cela dépendra également de la capacité des associations à monter des dossiers de financement. La subvention ne pourra résulter que d’une convention formalisée, distinguant clairement l’intérêt public soutenu de l’intérêt religieux, et lui donnant fondement légal.
On retiendra également le cas d’inclusion d’un édifice cultuel dans un ensemble immobilier plus vaste qui relève de l’intérêt public local. Si la subvention publique ne peut être accordée pour la construction de l’édifice du culte, elle pourrait l’être en revanche pour les parties culturelles de l’ensemble si elles répondaient aux besoins de l’intérêt public local et n’étaient pas la propriété d’une association cultuelle.
Reste l’obstacle du critère organique : si une association culturelle, de la loi du 1er juillet 1901, même à objet religieux, peut recevoir une subvention publique, les associations cultuelles, de la loi du 9 décembre 1905, tombent sous l’interdiction en raison leur nature cultuelle, par définition. Ainsi, relevons la contradiction actuelle lorsqu’une association cultuelle ne peut recevoir de financements publics au titre des investissements écologiques ou pour les mises aux normes d’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite, dépenses qui obéissent aux politiques publiques et qui peuvent être subventionnées pour d’autres types d’associations. Dans ce cadre-là, l’intérêt général militerait certainement pour une levée du critère organique, véritablement contre-productif pour la réalisation des politiques publiques en jeu.
« Le culte n’est pas d’intérêt public, mais il y a un intérêt public à en faciliter le bon déroulement(1) ». Ainsi, devraient être orientées les mesures et les actions des pouvoirs publics pour résoudre la problématique des lieux de culte, en toute laïcité.
Liberté d’expression, l’équilibre dans la diversité
Qu’est-ce que la liberté d’expression ?
En France, l’année 2015 débute avec les attentats meurtriers de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher. L’émotion amène les foules à se rassembler, en affirmant la liberté d’expression comme valeur absolue de notre démocratie... Mais, rapidement cet élan révèle des failles. Est-on libre de tout dire ? L’étendard de la liberté d’expression couvre-t-il toutes les opinions, même religieuses ? Comment trouver l’équilibre dans la diversité ? Tantôt cibles d’expression critique ou de dérision, tantôt vecteurs de positions éthiques impopulaires, les chrétiens doivent savoir se situer dans ce paysage. Nous tenterons de dégager un équilibre sur ce sujet fortement sensible, à travers plusieurs points d’éclairage.
En démocratie, le pluralisme des opinions est indispensable. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (4 août 1789) établit, en son article 10, que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». L’affrontement des idées est ainsi protégé via la libre expression alors que l’affrontement des personnes par la violence et le trouble à l’ordre public est interdit.
La liberté d’expression protège même les opinions « dérangeantes ». Selon la Cour européenne des droits de l’homme, le droit à la libre expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique ». Le délit d’opinion serait incompatible avec les valeurs de la société démocratique dans laquelle, par définition, coexistent de multiples conceptions du Bien. Comme le disait Voltaire : « Le droit de parler prime sur le contenu des opinions exprimées ». La libre circulation des idées est nécessaire, sous la seule interdiction du recours à la violence, qu’elle soit physique et directe ou la violation d’un droit fondamental.
La liberté d’expression n’est pas absolue, elle doit s’accommoder des droits d’autrui. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen rappelle la responsabilité attachée à la liberté d’expression :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
L’article 11 de la CESDH (Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme) établit l’équilibre recherché. Comme dit l’adage « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ». Si l’autre dispose d’un droit égal au mien, au respect de la liberté de conscience et d’expression, de la vie privée, de sa réputation, du secret des correspondances, de la dignité humaine, du droit d’auteur, du droit à la présomption d’innocence... Je devrais répondre des abus de l’usage de ma propre liberté à son égard.
En France, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse prévoit notamment plusieurs infractions qui concernent toute personne qui s’exprime publiquement, oralement ou par écrit : contestation de l’existence d’un crime contre l’humanité, diffamation, injure publique et provocation aux crimes et délits, notamment à la haine ou à la violence ou à la discrimination à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Parallèlement, pour garantir la liberté d’expression, la loi établit le délit d’entrave à la liberté d’expression.
Liberté d’expression et liberté de religion ne s’opposent pas. Complémentaires, elles portent :
- un absolu : la liberté de penser et de croire. Ainsi personne ne peut régir ce que vous pensez ou croyez dans votre for intérieur, que ce soit un tiers ou l’État.
- un droit, avec ses limites : seule l’expression de vos idées peut subir des restrictions. Ces restrictions sont des exceptions au principe de liberté, strictement encadré selon les alinéas 2 des articles 9 et 10 de la CESDH.
Ainsi, il ne faudrait pas opposer liberté d’expression et liberté de religion, autour des questions de laïcité ou du « blasphème » contre les religions ou de la « lutte contre l’homophobie ». Le droit au blasphème ou la diffamation des religions sont deux notions opposées et dangereuses.
Le « droit au blasphème » n’existe pas. L’expression « droit au blasphème » est même un contresens juridique. En vertu de la séparation de l’État et des cultes, l’État ne peut se faire théologien. Par conséquent, la notion de blasphème n’existe pas légalement. Les limites générales à la liberté d’expression s’appliquent donc dans le cadre de la critique des religions. En cas de contentieux, il serait question d’incitation à la haine ou à la discrimination, de diffamation ou injure, et non de blasphème.
Dans certains cas, le juge a estimé que l’interdiction ou la restriction de la diffusion d’un document était légitime, car celui-ci s’imposait à la vue de tous et pouvait heurter la sensibilité des croyants. La jurisprudence française adopte ainsi une perspective subjective concernant l’atteinte à la sensibilité des personnes qui sont exposées à une image malgré elles : par exemple, pour une affiche dans la rue à la vue des passants. En revanche, le juge refuse de réduire la diffusion ou de sanctionner l’expression lorsqu’il s’agit d’un livre ou d’un film, puisque personne n’est contraint d’aller acheter le livre ou d’aller voir le film. Cela étant, désormais avec Internet et la mondialisation, le juge devra prendre en compte la dimension internationale d’une part, et l’accès ou l’exposition à tous de certains contenus, la maîtrise réelle de la diffusion étant perdue.
Dans l’appréciation du délit d’injure, le juge pénal fait prévaloir la liberté d’expression lorsque les propos visent une institution ou une religion et non une personne ou un groupe. La jurisprudence française instaure ainsi une différence entre le débat d’idées et l’attaque des personnes par l’injure ou la diffamation. Il est fait, par ailleurs, une différence entre la critique des convictions et des religions et l’incitation à la haine ou à la violence.
La jurisprudence de la CESDH a reconnu un droit aux propos qui « heurtent, choquent et inquiètent », principe à concilier avec le « droit à la jouissance paisible de la liberté de religion ». Les croyants doivent ainsi « tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi ».
Toutefois, si un certain discours provocateur est admis, celui-ci ne doit pas atteindre les croyants dans leur capacité à exercer librement leur religion. Or, à heurter trop violemment la sensibilité des croyants, à aller jusqu’à les injurier ou les traiter de noms d’oiseaux... leur assure-t-on la liberté de pratiquer librement leur religion ? Ne va-t-on pas vers une sorte d’intimidation ? Ces questions délicates ne trouvent pas de réponses dans la loi générale, mais dans l’interprétation circonstanciée des tribunaux. Cela laisse certes une large part d’interprétation et de casuistique, mais évite parallèlement d’édicter une forme de censure exagérée de l’expression.
Pour répondre à la question de sentiment religieux, la notion de diffamation des religions a été poussée depuis plusieurs années, notamment par les États musulmans, dans les cercles onusiens. Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a adopté une résolution relative à la lutte contre la diffamation des religions le 14 octobre 2008.
Cette notion est cependant dangereuse, car elle porte en germe la répression de l’expression publique de toutes les religions pour n’en protéger qu’une seule au sein d’un État. Elle contraint ainsi la liberté religieuse, puisqu’elle ne permet pas de débattre librement des religions et de pouvoir changer de religion. Elle limite ainsi la possibilité de critique, de débat et de discussion dans un pluralisme religieux. De nombreux défenseurs de la liberté religieuse luttent contre l’établissement de la diffamation des religions dans les textes.
Concilier liberté d’expression et sentiment religieux, est-ce possible ?
La jurisprudence donne quelques pistes, mais qui sont vraiment liées à une appréciation du cas d’espèce :
- l’expression ressort-elle du débat d’idées ou de la volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement des personnes ou un groupe de personnes ?
- l’expression est-elle exposée à la vue de tous ou à celle de lecteurs, auditeurs qui ont choisi de s’y confronter ?
- l’expression relève-t-elle de l’injure envers des personnes en raison de leur appartenance à une religion déterminée ou alors est-ce la critique d’une institution ? Y a-t-il une personne ou un groupe ciblés ?
Pour équilibrer les débats, nous ajouterons volontiers ces questions : existe-t-il un droit à la défense ? L’expression réciproque est-elle admise ? Est-elle soutenue, en quelque sorte, de la même manière ?
Finalement, dans chaque cas d’espèce, il y aurait matière à peser entre dérision publique et gratuite, provocatrice et visant à heurter la sensibilité des croyants, et apport aux débats d’idées sur la religion en tant que phénomène de société, ce qu’on appelle aussi « le fait religieux ».
Liberté d’expression et « lutte contre l’homophobie »
Nous avons volontairement évoqué la question du sentiment religieux avant d’aborder la question de la « lutte contre l’homophobie » en matière de liberté d’expression, et ce pour permettre de mieux saisir les enjeux. En effet, il faut oser l’empathie en faisant le parallèle entre la protection juridique offerte par la loi pour les personnes, en raison de leurs convictions religieuses, et celle accordée aux individus en raison de leur orientation sexuelle. Sur ce point, remarquons que la protection juridique est identique pour les deux types de motifs (religion ou orientation sexuelle) lorsqu’il s’agit d’apprécier la diffamation, injure publique et provocation aux crimes et délits, notamment à la haine ou à la violence ou à la discrimination. Il s’agira donc d’admettre que la protection que l’on réclamerait pour des personnes religieuses vaut également pour des personnes aux orientations sexuelles diverses. Ainsi le débat sur les limites de l’expression et sur le respect du « sentiment des personnes en raison de leurs orientations sexuelles » est largement comparable à celui de la liberté de critiquer les religions et leurs fidèles.
Aujourd’hui cette question est devenue extrêmement sensible pour les chrétiens. Comment exposer la doctrine chrétienne sur la sexualité, et notamment les différences entre hétérosexualité et homosexualité dans le plan divin, sans craindre d’être accusé d’« homophobie » ? Le jugement de valeur entre les orientations sexuelles est-il encore dicible ?
Pour donner du relief à la question, nous nous permettons un parallèle : les militants de l’athéisme, quant à eux, pourraient se demander comment exposer une critique du christianisme sans verser dans la « christianophobie » ? Quelles sont les limites ?
Pour sortir de cet écueil, il convient de revenir à l’esprit de la protection accordée par la loi au titre de la liberté d’expression. S’agissant de l’orientation sexuelle, les dispositions légales visent à ce que les individus demeurent libres de choisir leur orientation sexuelle. Ainsi ils ne sauraient être discriminés en ce sens, par exemple pour l’accès à l’éducation, à l’emploi ou à un logement. Ils ne sauraient être diffamés, injuriés ou faire l’objet de violence, de haine ou de discrimination en raison de leur orientation sexuelle. Cette protection qui favorise le libre choix, comme en matière de religion d’ailleurs, implique nécessairement le pluralisme des convictions en matière d’orientation sexuelle. Les uns seront donc en faveur de telle orientation sexuelle alors que les autres seront d’un autre avis. À cet égard, la liberté d’opinion et d’expression devrait naturellement présider.
En matière de libre expression, il s’avère donc important, pour assurer une vraie liberté d’orientation sexuelle, que toutes les voix puissent s’exprimer dans le débat public, notamment celle de l’Église. Il nous semble que la liberté défendue, celle du choix de l’orientation sexuelle, ne peut être réelle que si le débat reste ouvert à tous les camps.
À l’heure actuelle, le pluralisme en la matière semble souffrir d’un sérieux déséquilibre. Ce déséquilibre peut s’expliquer en partie par une revendication exagérée des militants LGBT(2). Après avoir lutté et souffert d’injustices pendant des années pour obtenir des libertés, certes légitimes, ces militants risquent de malmener la liberté d’expression et de créer à leur tour des injustices, notamment pour les croyants des religions monothéistes dont la doctrine religieuse sur la sexualité proscrit la pratique de l’homosexualité. Il faut admettre que la défense de l’hétérosexualité, comme orientation sexuelle de choix, que ce soit pour des raisons théologiques, familiales, éthiques, sociales ou économiques n’est pas très en vogue dans l’opinion publique. Pourtant, dans une société de liberté et de pluralisme, un équilibre doit également être recherché dans ce domaine.
Dans la mesure où l’expression ne contient pas d’injure, de diffamation, de provocation à la violence, à une discrimination ou à un délit, qu’elle ne vise pas une personne ou un groupe de personnes, l’exposition de la doctrine biblique sur la sexualité, et notamment la doctrine du péché lié à la pratique de l’homosexualité, est protégée par la liberté d’expression et par la liberté de religion. Elle appartient au débat et à l’enseignement théologique que l’Église peut entretenir en son sein.
Lors des débats précédant l’adoption de la loi sur le mariage des personnes de même sexe en 2013, puis en 2015 autour des discussions concernant la bénédiction de mariage des personnes de même sexe au sein des Églises protestantes et évangéliques, de nombreux acteurs chrétiens (institutions nationales comme le CNEF ou la FPF, pasteurs, Unions d’Églises...) ont pris des positions publiques, participant ainsi à un important débat théologique et pastoral sur la question de l’homosexualité.
Ces débats concourent à la vitalité de la liberté d’expression sur le sujet de l’orientation sexuelle et au pluralisme essentiel dans ce domaine également. Bien entendu, ces débats s’inscrivent principalement dans le cercle de l’Église. Quant à une diffusion au public en général, l’exposition de la doctrine chrétienne sur la sexualité peut également relever du débat d’idées et de société. Il faudra cependant veiller à ce que, dans sa forme, le propos soit adapté à la meilleure compréhension de l’opinion publique.
Laïcité et liberté d’expression : vers un pluralisme assumé ?
Que ce soit en matière de laïcité ou de liberté d’expression, les chrétiens sont concernés au premier chef par la promesse du pluralisme : pluralisme religieux, dans l’expression publique ou la possibilité d’exercer le culte dans des édifices décents, ou pluralisme des opinions, dans le cadre éthique notamment. Face aux sirènes du laïcisme faisant de la neutralité une solution de tranquillité facile, mais liberticide, les chrétiens évangéliques peuvent demeurer une minorité agissante, usant de ses droits dans une France laïque. Demeurant libres d’exprimer leur foi et leurs opinions, ils peuvent favoriser, pour eux-mêmes et pour tous, le pluralisme démocratique indispensable pour relever le défi de la diversité.