C'est là un sujet où l'enseignement traditionnel des églises est sérieusement battu en brèche. La « tradition judéo-chrétienne » qu'évoquent volontiers journalistes, sociologues et psychologues, est jugée dépassée, inadaptée, souvent même ridicule, lorsque, par exemple, elle demande la chasteté en dehors du mariage et même, pour des fiancés, avant le mariage.
Elle est accusée d'être à l'origine de multiples névroses, de souffrances, de frigidités et d'impuissances. Heureusement, ajoute-t-on, la libération sexuelle, qui semble aller de soi dans le cinéma, la télévision ou les romans et dans les modèles sociaux qu'offrent les vedettes du spectacle, a fait sortir le sexe du cachot où les Églises le tenaient prisonnier. N'est-il pas anachronique alors de parler de l'enseignement de la Bible sur cette question ? Vouloir le défendre, n'est-ce pas plaider une cause perdue ? Je ne le crois pas, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, en tant que chrétien, je crois que la Bible est inspirée par Dieu et que son message est vrai pour tous les humains et pour tous les temps.
I. LA « TRADITION JUDÉO-CHRÉTIENNE »
Ensuite, je crois que la contestation de la « tradition judéo-chrétienne », doit être elle-même sérieusement contestée. Dans un ouvrage qui rassemble les résultats de nombreux sondages et enquêtes, Francoscopie, Gérard Mermet conclut : « La révolution sexuelle n'a pas apporté le bonheur attendu. C'est sans doute ce qui explique l'espèce de déconvenue actuelle vis-à-vis du sexe ». Enfin, parce que si ce qu'on appelle - à tort le plus souvent - la « tradition judéo-chrétienne » a pu parfois contribuer à susciter la peur du sexe, sa mise au cachot, une culpabilisation excessive dès qu'il était question de « cette chose-là », cela n'est pas vrai de la Bible.
Or, c'est de la Bible que je veux parler et non des divers visages qu'a pu prendre au cours des siècles l'enseignement des Églises, lequel n'a jamais été monolithique, si bien qu'il serait plus juste de parler au pluriel de traditions chrétiennes (ou juives).
On confond volontiers certaines manifestations historiques de la morale chrétienne, comme par exemple, la pudibonderie du XIXème siècle, avec l'enseignement biblique. Écrire, comme le fait Guy Richard dans son livre Histoire de l'amour en France, que « le mariage n'est-il pas lui-même entaché par l'impureté constitutionnelle de la femme, dont St-Paul et St-Augustin se sont faits les apôtres » révèle une incroyable méconnaissance de la pensée de St-Paul.
On ne peut contester que, dans l'histoire de l'Église, une attitude craintive à l'égard de la sexualité s'est souvent manifestée. Mais ses racines ne sont pas dans la Bible, mais bien plutôt dans des courants de pensée étrangers à la tradition biblique, juive ou chrétienne. Déjà, dans le Nouveau Testament, on peut apercevoir les premières traces de ces idées… d'origines grecques ou orientales, soupçonnant le corps, donc le sexe, d'être mauvais en soi. Ainsi l'apôtre Jean doit lutter contre l'idée que le Christ n'a pu s'incarner dans un corps humain, tandis que l'apôtre Paul traite ceux qui prétendent que le mariage est mauvais d'« esprits séducteurs inspirés par des démons ». Il ajoute : « Tout ce que Dieu a créé est bon et rien n'est à rejeter » et « Dieu a créé toutes choses pour que nous en jouissions ».
Par contre, le dualisme platonicien et plus encore gnostique, voyant dans le corps la prison de l'âme, considère la sexualité comme une chose mauvaise ou au mieux dangereuse. Ainsi, un auteur grec du IVème siècle avant Jésus-Christ a pu écrire : « Les voluptés du corps sont le plus funeste fléau que les hommes aient reçu de la nature ». Cicéron lui fait écho : « Le désir, il faut le détruire, l'extirper jusqu'à la racine ». Il ne s'agit pas là de tradition chrétienne !
Il est vrai que l'Église des premiers siècles n'a pas été insensible à ces courants de pensée. Cela s'explique principalement par le besoin où elle s'est trouvée de lutter contre le dérèglement des mœurs, comme à Corinthe ou dans la Rome de Néron. Dans cette lutte, elle a trouvé des alliés dans le stoïcisme et le platonisme, et elle a subi leur influence. Par peur de la contagion de l'immoralité ambiante, par peur aussi de paraître manquer de hauteur spirituelle en attachant trop d'importance au corps, elle a glissé vers un certain mépris du corps, qui n'a rien de biblique.
Ajoutons que cette réaction contre la licence des mœurs n'était pas propre aux chrétiens. Les grands empereurs du IIème siècle, Antonin et Marc-Aurèle, ont également jugé nécessaire de moraliser la société.
En fait, tout au long de l'histoire, toutes les civilisations se sont efforcées de réglementer le comportement sexuel des humains, à cause de l'instabilité des pulsions sexuelles et des excès auxquels elles peuvent conduire. Une grande partie de ce que l'on reproche à la « tradition judéo-chrétienne » apparaît être un phénomène quasi-universel.
Il y a cependant une approche spécifiquement chrétienne de la sexualité (très proche de celle du judaïsme), c'est celle que l'on trouve dans la Bible.
II. LA BIBLE ET LA SEXUALITÉ
Il faut bien comprendre que la Bible n'est pas un manuel de morale et qu'on n'y trouve pas un chapitre intitulé « la sexualité » qui nous donnerait toutes les réponses aux questions que nous nous posons.
La Bible est en réalité une bibliothèque, composée de livres très divers, écrits au long d'une longue période. Il ne faut pas s'étonner d'y trouver des approches différentes, des éclairages divers sur la sexualité et le mariage. Cependant, malgré des variantes qui s'expliquent par l'histoire, on peut y discerner une réelle cohérence et c'est cette cohérence que je voudrais chercher à dégager.
1- La sexualité est voulue de Dieu
La première chose qui apparaît clairement et de façon constante, c'est que la sexualité humaine fait partie de la volonté du créateur. Dans le premier chapitre de la Genèse, nous lisons que « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa ». Et quelques lignes plus loin il est dit : « Dieu vit ce qu'il avait fait, et voici, cela était très bon »(1).
Dans le chapitre suivant, le Créateur déclare : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Je lui ferai une aide qui sera son vis-à-vis » et c'est la femme qui est donnée à l'homme et qui est pour lui source de joie. Là encore, la sexualité est présentée comme une bonne chose : « l'homme s'attachera à sa femme et les deux deviendront une seule chair »(2). C'est là ce que Dieu désire pour l'humanité.
La sexualité n'apparaît jamais dans la Bible comme quelque chose de mauvais, un raté de la création. Elle est voulue par Dieu. La mépriser, la considérer comme honteuse, c'est faire injure au Créateur. Nous devons la recevoir comme un don de Dieu.
Puisque nous parlons du livre de la Genèse, il nous faut évoquer l'idée encore trop répandue, selon laquelle le péché originel, le fruit défendu qu'Adam et Ève ont mangé, entraînant ainsi le malheur de l'humanité, serait l'acte sexuel et la volupté qui l'accompagne. Il est pourtant clair, d'après le texte biblique, que la tentation à laquelle nos premiers parents ont cédé est celle d'être comme des dieux, d'avoir le droit de décider par eux-mêmes ce qui est bien ou mal, sans avoir de comptes à rendre à quiconque. Et si, à la suite de leur première désobéissance, l'homme et la femme prennent conscience qu'ils sont nus, ce n'est pas parce que cela est honteux, mais parce que la volonté d'être comme des dieux entraîne nécessairement celle de voir l'autre comme un objet de convoitise, que l'on cherche à posséder, et non comme un vis-à-vis devant qui on se reconnaît responsable. Le mal, pour la Bible, n'est pas dans le sexe, mais dans le regard de convoitise, la volonté de posséder l'autre, de disposer de lui. La sexualité peut certes être une occasion de convoitise, nous le verrons, mais il y en a bien d'autres. Aucune réalité humaine n'est à l'abri de ce piège.
2- La sexualité est créée par Dieu
Une autre remarque est nécessaire : la sexualité, pour la Bible, fait partie de l'ordre de la création. Elle n'est pas divine. Elle n'a rien de sacré. Elle est terrestre, humaine. Elle est confiée par Dieu à l'homme et à la femme. Puisqu'elle n'est pas sacrée, elle ne doit pas être entourée d'une crainte religieuse. Il y a là un contraste frappant entre la Bible et les religions du monde ancien, voisin d'Israël. Dans ces religions, comme dans beaucoup d'autres, la sexualité appartient au monde des dieux, elle a un caractère sacré, que ce soit comme fécondité ou comme passion. Son usage doit donc suivre des rites prescrits, sous peine de souillure. On peut alors parler de tabous sexuels. Ce n'est pas le cas dans la Bible. On n'y trouve aucun mythe de caractère sexuel, aucun rite religieux réglementant le mariage par exemple. Les hommes et les femmes de la Bible se marient sans avoir à consulter un prêtre ou un devin, et sans cérémonie religieuse obligatoire pour préserver leur vie sexuelle de la souillure. Se marier est une décision humaine responsable. Il n'est donc pas juste de parler de tabous sexuels à propos de la Bible.
3- La sexualité peut être mal utilisée
Mais les humains peuvent faire un mauvais usage de leur sexualité. S'il n'y a pas de tabous, il y a des lois. Précisément parce que les hommes et les femmes sont responsables de l'usage qu'ils font de leur sexualité. Le fait est qu'ils en font souvent un mauvais usage, un usage contraire à l'amour : le viol en est sans doute l'exemple le plus évident.
Si, au nom de la Bible, nous devons refuser une certaine sacralisation de la sexualité, celle qui consiste à l'entourer d'une crainte religieuse, à y voir une souillure, à l'enfermer dans un cachot, comme cela s'est produit dans l'histoire de l'Église, nous devons tout autant refuser une autre sacralisation du sexe, qui consiste à lui reconnaître tous les droits, à se soumettre à tous ses diktats, à lui donner une valeur absolue quasi-divine. Notre société moderne penche indiscutablement de ce côté-là. Le sexe y est omniprésent et apparaît souvent tout-puissant.
Ainsi, par exemple, au début des années 70, un médecin, le Docteur Carpentier, a rédigé un tract distribué dans plusieurs lycées. On y lisait : « Apprenez à faire l'amour. C'est le chemin du bonheur... En toute pratique sexuelle, la seule chose normale, c'est le désir que l'on a et le plaisir que l'on trouve ». Si on prend cela au sérieux, on justifie le viol, puisqu'il a pour origine un désir et qu'il permet d'éprouver du plaisir ! On comprend alors la réaction d'un ouvrier écrivant dans Le Monde : « Non à l'acte sexuel qu'on prend comme on fume une cigarette, le temps de la fumer, puis le mégot qu'on jette ».
Il y a un mauvais usage de la sexualité chaque fois que la force du désir conduit à user d'un être humain comme d'un objet, un simple instrument de plaisir, ou à en faire un esclave. Il est vrai que cela peut se produire dans le mariage. Le fait de se marier ne libère pas le sexe de toute souillure. Alain Decaux raconte comment Victor Hugo a traité sa jeune femme, Adèle, lors de leur nuit de noce : « Serrant pour la première fois contre son corps celui de sa bien-aimée, il lui a prouvé neuf fois son désir. C'est beaucoup, c'est trop... Et là, tout à coup, ce qu'elle découvre, c'est un homme déchaîné, un « vendangeur ivre », comme dira Lamartine. C'est sur une jeune épouse stupéfaite, éperdue, physiquement meurtrie qu'il s'acharne... Elle a gardé de cette découverte, très brutale de la sexualité une espèce d'horreur ».
La toute puissance du désir n'est pas plus libératrice que les tabous. Elle peut être un moyen de réduire l'autre à une sorte d'esclavage. Je pense ici à deux exemples semblables, l'un du film de Bertolucci, Le conformiste, l'autre du roman de Michel del Castillo, Tara. Dans les deux cas, on voit une femme trahir son mari, recherché par une police politique, à cause de la domination sensuelle exercée sur elle par un homme qui a si bien su exacerber son désir sexuel qu'elle devient un jouet entre ses mains. Il y a là quelque chose de proprement diabolique.
Les humains ne font certes pas preuve de liberté lorsque leur comportement n'est dicté que par des pulsions, des secrétions glandulaires. La liberté, pour l'homme et la femme, consiste à demeurer maître de ses désirs, afin qu'ils ne l'amènent pas à accomplir des actes qui causent du mal à d'autres, qui sapent la confiance et l'amour et qui le rendent lui-même esclave.
C'est pourquoi la Bible reconnaît, d'une part, que la sexualité est bonne en elle-même, mais, d'autre part, qu'on peut en faire un mauvais usage. Par conséquent, elle doit être soumise à des lois, canalisée pour servir l'amour et non le détruire.
J'ai employé le verbe « canaliser ». Un cours d'eau canalisé ne perd pas de sa force, bien au contraire. Mais il cesse d'être un danger, en limitant les risques de débordements, d'inondations qui détruisent récoltes et maisons. Il en va de même pour la sexualité. Si on veut en faire bon usage, il faut savoir quel est son but, sa raison d'être, sons sens. J'ai la conviction que c'est dans la Bible, mieux que partout ailleurs, que nous pouvons trouver réponse à cette question essentielle, celle du sens de la sexualité.
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