Sur la question de la violence conjugale dans les communautés chrétiennes antillaises, trois remarques s’imposent.
D’abord, la Guadeloupe et la Martinique(1), dites sociétés créoles(2), ne sont pas épargnées par la montée et l’amplification de la violence(3).
Ensuite, face à celle-ci, la société antillaise n’est pas passive. Elle se mobilise de plus en plus, comme le signale la sociologue Patricia Braflan-Trobo, membre de l’association Le Manifeste des 308. Cette dernière insiste sur le fait que des femmes et des hommes de ces contrées ont décidé de s'attaquer frontalement, main dans la main, têtes collées, à cette problématique de la condition des femmes, souvent les premières victimes des brutalités conjugales et familiales(4).
Enfin, dernière constatation, les Églises protestantes évangéliques antillaises ne sont pas très présentes dans ce débat. Tout laisse à penser que c’est un sujet tabou. Lorsqu’elles s’expriment, c’est avec une certaine superficialité et frilosité. En nous référant au travail et aux actions de l’État et des associations laïques dans ce domaine(5), nous observons que la voix des Églises est ténue, parfois inaudible ou timide. En considérant la situation d’un autre point de vue, il semble qu’il manque dans les Églises un travail de réflexion pastorale interne sur la problématique et l’état de la maltraitance conjugale en son sein.
Comment expliquer ce silence ?
On pourrait avancer trois raisons.
En premier lieu, beaucoup de chrétiens voient l’Église comme une vitrine où l’on expose à la figure du monde des exemples de couples qui « marchent bien », « bien-portants » et a contrario, on marginalise ceux qui sont « malades ».
La deuxième raison est liée à l’aide pastorale en direction des couples en difficulté. Certains chrétiens craignent que leurs difficultés intimes ne soient divulguées et doutent du secret professionnel. D’où aussi les hésitations qu’éprouvent certaines femmes à se confier au pasteur, ou à consulter un spécialiste des questions matrimoniales. Le côté îlien consolide cette peur, où la proximité géographique favorise la proximité sociale, avec son cortège de commérages.
En dernier lieu, on peut aussi penser au fait que, dans la culture antillaise, le ministère pastoral se heurte à une difficulté de nature quasi pathologique : la « parole est prisonnière ». En effet, tout comme il y a des cultures de vie et de mort, il y a aussi des cultures qui libèrent et d’autres qui emprisonnent. Pour le philosophe Jacky Dahomay, les Guadeloupéens parlent difficilement d’eux. Les linguistes ont fait remarquer que la littérature antillaise n’est pas une littérature du « je », mais du « on » (yo) : il lui manque « l’épaisseur de la subjectivité, on parle de tout, sauf de soi (mwen)(6) ».
Depuis quelques décennies, les anthropologues et les sociologues, majoritairement anglophones(7), étudient le fonctionnement ou les « dysfonctionnements » spécifiques du couple et de la « famille caribéenne(8) ». Ces études ont alimenté un débat sur l’influence de l’esclavage et de l’entreprise coloniale dans les rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes et leur impact sur la conjugalité et la parentalité (Condon et Byron(9) ; Gracchus(10) ; Mulot(11)). Les échos de cette discussion, repris et réutilisés au gré des intérêts des uns et des autres, se retrouvent dans les discours sur l’origine des violences – conjugales, intrafamiliales, ou celles des jeunes – et sur la responsabilité attribuée à la « monoparentalité » (Gautier, 1996 ; Mulot, 2013).
Toutefois, il convient de noter que la maltraitance dans le foyer est un fait social universel, dont les causes sont à rechercher dans une pluralité de facteurs divers, selon les contextes. Toutes les communautés humaines, culturelles, sont concernées par la violence au sein du couple. Celle-ci ne peut être ethnicisée, « racialisée » ou biologisée, au risque de tomber dans des écueils stigmatisants. Partant du postulat que les communautés chrétiennes sont des ensembles humains vivant dans des contextes historiques particuliers, nous faisons l’hypothèse qu’elles sont aussi influencées par les aspects négatifs qui traversent les sociétés dans lesquelles elles sont implantées.
Dans le cas des Outre-Mer, Dominique Rivière et Ernestine Ronai, co-rapporteurs du CESE (Conseil économique social et environnemental), évoquent, entre autres, les facteurs suivants :
- une situation économique et sociale « dégradée » dans certains territoires, « source de chômage, d’exclusion, de promiscuité dans les logements, voire d’alcoolisme et d’addictions » ;
- le rôle des Églises qui, « puissantes », peuvent à la fois protéger les victimes, mais aussi « contribuer à la propagation de certains stéréotypes » ;
-
les « difficultés d’accès aux droits et à la protection publique (gendarmes, services publics, etc.) » pour les femmes
(12).
Rappelons les limites de notre réflexion. Tout d’abord, toute explication, qu’elle soit historique, sociologique ou psychologique, a ses limites. Il n’est pas toujours nécessaire de remonter au système esclavagiste pour expliquer les dysfonctionnements observables dans des rapports conjugaux, et les risques objectifs que représentent l’infériorisation et la fragilisation de la femme. Il est donc nécessaire et important d’éviter tout déterminisme historique, sans pour autant exclure qu’au-delà des rapports interindividuels dans les relations conjugales et familiales antillaises, celles-ci relèvent aussi d'une configuration sociale, historique et culturelle qui les imprègne toutes. Ensuite, nous sommes fondés à croire que la réflexion sur la violence ne peut se suffire uniquement à l’apport des sciences sociales ; elle s’explique aussi théologiquement par la désobéissance de l’être humain (Gn 3). Un pasteur guadeloupéen m’a rappelé très fermement la doctrine du péché et surtout la nature du cœur humain : « Rien n'est plus trompeur que le cœur humain. On ne peut pas le guérir, on ne peut rien y comprendre. » (Jr 17.9)
L’approche anthropologique, mais aussi psychosociologique que nous avons retenue, propose une lecture de la brutalité conjugale à l’aune du ...