Il m’a donc été demandé de «répondre» à l’exposé d’Émile Nicole. Vous avez certainement apprécié son côté stimulant, original, à la limite de la provocation. Je suis sûr qu’aucun d’entre vous ne s’est endormi… Je commencerai par dire à quel point je suis d’accord avec lui sur une grande partie de ce qu’il a dit (la première, en l’occurrence) et cela permettra d’en tirer quelques conclusions pour notre session. Puis, je m’attaquerai à la seconde partie avec laquelle je suis sans doute moins en accord. Je suis sûr que notre divergence – et le débat qu’elle suscitera sans doute – sera une bonne base pour le reste des exposés qui apporteront ensuite des regards différents et complémentaires.
Le mot culte
Je crois que cet exposé remet bien des choses en place. Nous fonctionnons souvent comme si la Bible nous avait donné toutes les indications nécessaires dans le domaine du culte à rendre à Dieu et comme si nous ne faisions ainsi que suivre son enseignement. Le fait que nous le fassions de façons diverses devrait pourtant nous mettre la puce à l’oreille et nous rendre attentifs au moins à une certaine complexité. Un point secondaire pour commencer, c’est celui de la terminologie. Oui, c’est vrai, le mot culte n’est pas biblique, pas, au moins, au sens où nous l’entendons. Pourquoi l’utilisons-nous? Sans doute pour plusieurs raisons. Il fallait trouver autre chose que la messe, une autre formule. Et puis, il ne faut pas négliger l’influence de l’A.T. dans la lecture. Pour une certaine lecture protestante, il me semble que la distinction entre les alliances n’a pas toujours été très précise. Je crois que nous retrouvons cela aujourd’hui dans certains aspects liés à notre sujet. Il faut dire que le N.T. étant discret, il est tentant d’aller chercher dans l’Ancien des ressources. Le christianisme ancien, le catholicisme ou l’orthodoxie en ont fait autant (plus sans doute que les protestants) dans les liturgies et les rites. Un autre exemple pourrait être notre manière (assez regrettable à mes yeux) d’appeler «temple» notre salle de culte (!). Le but étant d’éviter le mot église. Mais j’avoue trouver le remède pire que le mal. Le mot église ne représente que le glissement de sens de la communauté au lieu qui l’accueille. Alors que le mot temple, en, français évoque autre chose, assez éloigné de notre conception. C’est le lieu des sacrifices et pour Israël, le lieu par excellence de la présence de Dieu. Donc, merci à Émile de nous avoir rendu attentif à la nécessité de ne pas absolutiser ce mot.
Merci aussi de nous rappeler que le sens biblique du mot culte est plus vaste que la seule rencontre hebdomadaire. Il concerne en fait toute la vie chrétienne. Le culte que nous rendons au Seigneur, c’est notre manière de vivre tout entière. Enfin, comment ne pas être d’accord lorsque Émile nous rend attentifs à la grande discrétion avec laquelle le N.T. nous parle de ces réunions de l’Église. On peut même s’en étonner. Si la communauté des disciples de Jésus ne suit plus les habitudes des juifs et les formes de la synagogue, on aurait pu imaginer une plus grande précision dans les prescriptions de Jésus et surtout ensuite des apôtres. Cette discrétion doit avoir un sens. Elle montre en tout cas que ce n’était pas la forme rituelle qui avait le plus d’importance. On peut d’ailleurs imaginer que le culte à Jérusalem et à Corinthe pouvait prendre des formes assez différentes…
Donc, jusque là, entièrement d’accord. Quelle leçon en tirer? Déjà celle d’une certaine liberté qui est accordée à notre réflexion. Cela ne veut pas dire faire n’importe quoi; cela n’empêche pas la réflexion théologique, au contraire; cela n’empêche pas non plus de nous pencher sur ce que nos pères dans la foi ont fait depuis 2.000 ans. Mais nous sommes libres de réfléchir sans être enfermés dans des carcans qui nous contraindraient à répéter des formes anciennes. Nous pouvons innover, nous pouvons – comme d’ailleurs les chrétiens de toute confession l’ont toujours fait en pratique – adapter nos formes de culte à notre culture, à notre temps, etc. Et cela ne nous empêche évidemment pas de réfléchir à ce que le N.T. nous donne comme indication sur ce qui «fait un culte chrétien». Et c’est là, précisément que je commence à être moins d’accord avec l’exposé d’Émile…
Quels sont les repères majeurs pour les rassemblements de l’Église?
Si nous suivons Émile, on doit dire plusieurs choses. 1. L’Église doit se rassembler; 2. Elle doit être enseignée et cet enseignement, orienté vers la pratique doit être l’essentiel. Ajoutons (en souriant) que si le culte est un peu rasoir, cela n’en sera que mieux car nous serons protégés de l’illusion de nous croire déjà au ciel. Bienheureuse insatisfaction de notre culte terrestre…
C’est là, me semble-t-il que l’exposé, en restant sainement provoquant, cesse, en fait d’être original. Car je trouve qu’Émile se remet, sans en avoir conscience, à faire comme tout le monde et à faire preuve de ce que l’on pourrait appeler «l’hyper-protestantisme». En effet, depuis des siècles, la tentation est de réduire le culte à un de ses aspects. Catholiques et orthodoxes l’ont longtemps réduit à «l’eucharistie», la tradition réformée au «prêche» justement, et plus récemment, c’est «la louange» qui a tendance à dominer non seulement dans certains milieux, mais plus largement chez beaucoup d’évangéliques. Pour le dire vite, non seulement je crois ce réductionnisme dangereux, mais même s’il fallait trouver un essentiel, je ne suis pas sûr que l’enseignement soit le bon.
Vous vous doutez bien que je ne pense pas un instant que l’enseignement n’est pas utile. La place de la Parole est essentielle, j’en suis bien d’accord, et je trouve dramatique lorsqu’elle s’efface en fait, sinon en droit. Mais est-elle à ce point centrale? Il est vrai que nous avons peu de descriptions du culte des premières communautés chrétiennes. Un des textes les plus classiques et souvent repris (mais je crois à juste titre) est celui d’Actes2.42 qui fait suite à la Pentecôte. Il concerne le premier petit groupe, celui sur lequel l’Esprit était venu et les environ 3.000 personnes qui s’étaient jointes à eux: «Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières».
À cause de la relative pauvreté en textes dont nous avons parlé, celui-ci doit être attentivement considéré.
• Il commence en effet par l’enseignement des apôtres. Et on pourrait reprendre ici tout ce qu’Émile souligne à juste titre.
• Mais il ajoute la «communion» (sans adjectif; c’est nous qui ajoutons fraternelle pour éviter les contresens). Il s’agit sans doute du partage très concret des biens que l’on retrouve juste après: «Tous ceux qui étaient devenus croyants étaient unis et mettaient tout en commun. Ils vendaient leur propriétés et leurs biens pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun» (44-45).
• La fraction du pain, une autre manière de dire la Cène. Elle se faisait dans les maisons et comme en complément de la participation au culte du temple avec lequel la rupture n’était pas encore consommée. Nous reviendrons sur cette fraction du pain.
• Et enfin, les prières. Prières chrétiennes certainement, mais dont nous aurions souhaité avoir quelques détails. La dimension musicale n’intervient pas ici; je suppose que c’est dans ces prières qu’elle a sa place que l’on retrouvera plus loin dans l’expérience des premiers chrétiens.
Nous sommes certainement tous prêts à reconnaître que tous ces éléments peuvent se retrouver dans nos cultes comme ils se retrouvent dans les rassemblements de l’Église primitive. Mais, s’il fallait trouver un centre, un essentiel de l’essentiel du culte (comme Émile le propose pour l’enseignement), quel serait-il? À mon tour d’être un peu provocateur… Pour l’Église ancienne, la réponse était évidente, c’est la Cène qui est au centre et nous savons ce que cela a pu entraîner comme théologie de l’eucharistie. Mais cette priorité donnée à la Cène pour le culte chrétien est-elle aussi peu biblique qu’il est d’usage de le croire quand on est évangélique? Je n’en suis pas sûr. Bien sûr, Jésus a ordonné à ses disciples d’aller enseigner la Parole. Mais cela concerne au moins autant et sans doute plus dans le contexte l’évangélisation que le rassemblement de l’Église. Alors qu’il a effectivement, dans l’institution de la Cène, demandé à ses disciples de faire cela en mémoire de lui. Et cela a été tellement accueilli que Paul, en 1Corinthiens11, rappelle ce qu’il a reçu du Seigneur et qu’il a transmis, et il le fait en reprenant les paroles de Jésus.
Il y a plus. Vous vous souvenez de ce long enseignement «mortel» de Paul en Actes 20, à Troas, où l’apôtre est tellement bavard qu’un disciple, Eutyque, s’endort, tombe du 3èmeétage et se tue. Vous me direz que cela souligne bien l’importance de l’enseignement. Et je vous l’accorde volontiers. Mais reprenons le début de ce texte (Ac 20.7): «Le premier jour de la semaine, alors que nous étions réunis pour rompre le pain, Paul, qui devait partir le lendemain, adressait la parole aux frères». Vous remarquez l’expression: «nous étions réunis pour rompre le pain». Cela n’empêche manifestement pas l’enseignement. Pas non plus les prières. Mais ce qui est considéré comme le cœur de cette réunion, sa raison d’être, c’est bien la fraction du pain. Or, il me semble que, dans nos cultes, nous l’avons fréquemment réduite à pas grand chose pour plusieurs raisons. D’une part pour nous distinguer de la messe. C’est une raison compréhensible, mais pas vraiment suffisante. Les réactions sont souvent de mauvaises fondations. Mais surtout, je crois que nous avons réduit son sens à si peu de choses que nous ne savons pas très bien qu’en faire. Or si Jésus l’a ainsi instituée, si la Cène a pris cette importance, c’est justement à cause de son sens. Elle rappelle en effet l’essentiel de trois manières. Elle rappelle un événement passé, elle annonce une réalité future et elle confesse une communion présente.
• Elle rappelle la croix, le corps brisé et le sang versé de Jésus «pour nous». «Faites ceci en mémoire de moi; vous annoncez la mort du Seigneur…» (1Co 11). Et nous sommes ainsi ramenés au centre même de la foi chrétienne. On pourra enseigner sur bien des choses, mais le cœur de la foi sera ainsi rappelé.
• Elle annonce ce que l’Église attend. «Vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne»; «jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai nouveau dans le Royaume de Dieu» (Mc 14.25); «où je le boirai nouveau, avec vous dans le Royaume de mon Père» (Mt 26.29).
• Enfin, pour les premiers chrétiens, ce repas était aussi une communion avec le Christ vivant. C’est pour cette raison que Paul peut, dans un passage consacré aux viandes sacrifiées aux idoles, prendre tout naturellement l’exemple de la Cène. «C’est pourquoi, mes bien aimés, fuyez l’idolâtrie. Je vous parle comme à des personnes raisonnables; jugez vous-mêmes de ce que je dis. La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas une communion au sang du Christ? Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ. Puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps car nous participons à cet unique pain» (1Co 10.14-17). Et il poursuit pour montrer que nous ne devons pas être en même temps en communion avec des démons…
C’est pour cela que les premiers chrétiens pouvaient dire qu’ils se réunissaient «pour rompre le pain». Le signe institué par Jésus rappelait l’essentiel. Mais que, lors de ces rencontres, il y ait eu des enseignements, des prières, des manifestations de dons et des guérisons, bien sûr, c’est ce que le N.T. nous rapporte et c’est à ce foisonnement qui peut devenir anarchique que Paul essaie, pour l’Église de Corinthe, de répondre en mettant un peu d’ordre.
En conclusion…
Vous aurez compris que je crois que la Cène aurait besoin dans nos Églises d’une réforme radicale pour reprendre la place qu’elle devrait avoir et cesser d’être l’appendice un peu encombrant et sans grande signification qu’elle est parfois. Mais si je la souhaiterais au centre, elle ne doit bien sûr pas rester seule. L’enseignement est évidemment nécessaire et doit être fondé sur la Parole de Dieu; quant à la prière sous toutes ses formes, elle est naturelle. Un point sur lequel, je rejoindrai volontiers Émile sans aller aussi loin que lui, c’est le but du culte. Soyons clair, il ne devrait pas être de «prendre son pied avec le Seigneur», même si je plaide pour des cultes heureux et attirants. Reconnaissons que si les gens étaient attirés, c’est aussi «qu’il se faisait beaucoup de prodiges et de signes par les apôtres» (Ac 2.43). Mais, en même temps, je crois que le culte est aussi pour le monde et pas seulement pour le petit groupe rassemblé. Paul nous invite à prier pour tous les hommes et particulièrement pour les autorités (1Tm 2). Ce n’est pas forcément durant le culte, certes, mais ce devrait être le lieu privilégié de cette prière universelle. Car le culte est aussi le lieu d’apprentissage de la vie chrétienne. Une grande liberté donc, qui s’adapte aux besoins et aux cultures, mais avec le souci de conserver l’essentiel au centre et de ne pas laisser tomber des éléments constitutifs de l’équilibre du culte, donc de celui de la vie chrétienne.