A) Première partie : parlons du culte !
1) Avant de « toucher » au culte
Notre relation au culte est fortement identitaire. Chacun « ressent » le culte selon ses sensibilités émotionnelles, esthétiques, relationnelles, intellectuelles et selon son cheminement spirituel et ecclésial. Ce sentiment légitime dérape facilement en une conviction insidieuse : mon culte est le « vrai » culte ! Comme dans toutes les expressions culturelles, la tentation existe de considérer sa propre expérience comme « l’authentique ». Avec sincérité au début du XXèmesiècle, le pasteur Georges Rousseau écrivait que le culte baptiste était celui dans lequel un chrétien de l’âge apostolique revenant parmi nous retrouverait le culte tel qu’il était habitué à le célébrer ! La pétition était sympathique mais certainement bien naïve au regard même du témoignage des Écritures. Cette conviction supposait, sans en proposer aucune démonstration, une homogénéité des formes du culte des Églises du Nouveau Testament. Cette naïveté est encore partagée par un grand nombre de chrétiens évangéliques, malgré les travaux des historiens du culte. Aujourd’hui il semble établi que les cultes primitifs étaient d’une assez grande diversité quant à leurs formes. Toute façon de célébrer le culte du Seigneur en assemblée est toujours tributaire d’une relation à la culture, à l’histoire, à nos diverses sensibilités à l’Évangile et même aux moyens dont on dispose ! Notre relation au culte dominical se charge donc d’affects, d’attentes, de convictions. Ouvrir la question de son évolution suscite fréquemment des craintes par ce que cela laisse supposer de renoncements et de transformations d’habitudes, toutes choses éprouvées comme pouvant agresser notre identité. Il en va pour le culte comme pour tout ce qui met en jeu l’identité spirituelle et culturelle. Toucher au culte, c’est toucher à l’intime. C’est toucher à une pratique fortement structurante de la vie croyante. Il faut donc approcher la question de son évolution avec délicatesse, avec tendresse et beaucoup de pédagogie. L’Église est une fraternité, pas un club. Cette démarche sera donc toujours à entreprendre en dialogue communautaire, car le culte est celui de tous et le signe et le moyen de manifester l’unité. La fraternité qui préside au culte est l’expression première de la paternité divine. Elle est don de Dieu qui doit demeurer précieux quand sont abordées les questions sensibles.
2) Le culte évangélique est missionnaire.
Il n’y a pas un type de culte chrétien légitime entouré d’ersatz ou de dérives. Coexiste une diversité de types possibles de célébration. Il en va des cultes comme des voyages, au-delà de nos frontières, la langue, les gestes, les comportements semblent étranges et on se sent mal à l’aise. Il faut acquérir quelque maturité pour apprécier chaque société dans sa logique propre, selon sa culture, son histoire, son droit et il faut du temps et de l’envie de voyager pour comprendre qu’il est possible de bien vivre et de s’épanouir autrement. La diversité des cultes chrétiens, et à l’intérieur la diversité entre les cultes évangéliques, tient au rapport à la tradition, à l’histoire, aux interprétations bibliques et théologiques des Écritures et, d’une manière très particulière, au rapport à la culture ambiante. Alors que des Églises se caractérisent par le maintien d’une tradition, parfois millénaire, considérant que cet attachement et cette transmission sont une manifestation fondamentale de la fidélité au Christ, les cultes évangéliques eux se caractérisent globalement par une volonté d’adaptation permanente à la culture populaire. Quant à leur expression culturelle, les cultes évangéliques s’inscrivent dans une fourchette d’une trentaine d’années. C’est largement suffisant pour donner l’impression que certains cultes (rares ?) sont vieillots. La rançon de cette volonté de s’adapter à la culture populaire, c’est précisément la nécessité d’une adaptation permanente, au risque sinon de passer rapidement pour « ringard ». Rien n’est plus vieux que ce qui date d’hier ! Si toute différence était réductible aux éléments culturels, esthétiques et poétiques la question serait déjà délicate. Mais il est dans la nature du culte d’exprimer aussi et d’abord des convictions théologiques et spirituelles. La théologie évangélique s’attache fortement à la notion de conversion personnelle. Cette conviction justifie le choix de l’intégration de la culture populaire. C’en est même une conséquence. C’est un choix missionnaire ! Il s’agit d’atteindre plus facilement les non-croyants en réduisant autant que possible les ruptures culturelles. Dans le langage évangélique, la conversion implique une relation « personnelle » à Dieu. Comme nous portons toujours l’ombre de nos qualités, l’insistance sur le côté « personnel », dérive parfois vers « l’individuel » et nous met au risque d’une perte de sensibilité à la dimension communautaire de la foi, un peu dans l’espace et beaucoup dans le temps, donc à la perte du sens de la tradition en tant que transmission. Pourtant qu’avons-nous que nous n’ayons reçu ? Sur deux questions importantes, la Cène et la Résurrection, l’apôtre Paul témoigne être au bénéfice d’une transmission (1 Co 11.15). Toute théologie du salut a un impact ecclésiologique. Notre culte exprime notre théologie du salut. Mais concrètement des influences de la culture sociale revendiquée et légitimée par une démarche missionnaire, peuvent peu à peu se mettre à jouer un rôle reléguant la théologie du salut à l’arrière-plan de nos célébrations. Il devient nécessaire de faire preuve de discernement afin que le culte évangélique demeure un culte rendu à Dieu par Jésus Christ, tout en gardant sa volonté missionnaire. La clarté quant aux perspectives théologiques du culte, et même davantage la conviction que le culte est une pratique célébrante de la théologie évitera qu’à un moment la forme l’emporte sur le fond, l’émotion sur la présence, la tradition sur la Parole vivante.
3) À la recherche des caractéristiques formelles d’un culte « chrétien ».
À partir de la question : « Comment devons-nous célébrer le culte chrétien aujourd’hui ? », le résultat d’une recherche dans le Nouveau Testament semblera maigre. Nous récolterons des indices, des traces que les exégètes proposent de recevoir comme des éléments des cultes chrétiens primitifs. Ce sont des citations d’hymnes et de confessions de foi (Ph 2 ; Col 1) dont la caractéristique pour nous remarquable est leur christocentrisme. Nous trouvons aussi quelques indications incidentes sur une certaine discipline, par exemple dans l’épître aux Corinthiens : « Savoir terminer sa prière ou sa prophétie pour qu’un autre puisse s’exprimer ». Ce sera encore quelques indications sur la pratique de la Cène, sur le sens et l’esprit du geste. Les plus audacieux essayeront de comprendre la liturgie céleste de l’Apocalypse dans laquelle la Création, les Écritures, les martyrs et les anges célèbrent le Père et le Fils, Créateur et Rédempteur. En vérité ce qui s’impose c’est l’absence d’une instruction formelle quant au culte à pratiquer par les disciples de Jésus. Le Nouveau Testament ne propose pas de pendant au livre du Lévitique. Aucune instruction ne détaille la manière de faire, ni les différentes étapes, ni ce qui doit être dit. Nous savons seulement qu’un culte chrétien a été célébré dès la Pentecôte, et encore tout ce que nous en savons tient dans le résumé d’Actes 2.42 : « Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres, à la communion fraternelle, au partage du pain et aux prières ». C’est à la fois beaucoup et peu. Cette absence d’une instruction formelle surprend d‘autant plus que le Nouveau Testament a été rédigé au cours des années où le christianisme s’est détaché du judaïsme et s’est diffusé vers une population d’origine païenne. On peut émettre l’hypothèse que le culte chrétien originel ait été seulement une sorte de prolongement du culte synagogal donc qu’il n’y ait pas eu nécessité d’établir des pratiques connues, mais quand les communautés chrétiennes se forment à partir d’une population exclusivement païenne, arrivant à la foi avec leurs traditions religieuses antérieures, comment vont-elles célébrer le culte ? Le Nouveau Testament ne dit rien. Y a-t-il à entendre, « légitimement », dans ce silence ? Avec prudence, oui. L’absence d’une « loi liturgique » ouvre l’espace d’une grande liberté. On peut « tout faire »… mais pas n’importe quoi ! On peut tout faire… dès lors que l’esprit du culte chrétien, tel qu’il se manifeste par les Écritures est respecté. Qu’il n’y ait aucune règle formelle ne signifie pas que rien ne soit dit, ni que l’ensemble des Écritures n’exprime rien. Tout est possible, quand ce tout naît d’une communauté à l’écoute des Écritures. Que les traces liturgiques soient pour l’essentiel de nature christologique atteste que le culte chrétien est hautement christologique. C’est le Christ qui est célébré et c’est Dieu par le Christ et en Christ. L’épître aux Corinthiens, dans laquelle Paul confronte différentes questions conflictuelles relatives à la vie de la communauté, s’ouvre par une focalisation revendiquée sur la Croix. La Croix de Jésus-Christ est affirmée comme la vérité unique transcendant toutes les divergences. Jésus-Christ, cœur de la vie communautaire, condition de son unité, est donc naturellement aussi le cœur du culte chrétien. Il en est, en sa plénitude d’homme et sa plénitude divine, le cœur battant et irrigant. Tout est donc possible dès lors que ce qui est vécu met Jésus Christ, Seigneur et Sauveur du monde, en lumière. Ce qui assure au culte son authenticité, ce n’est ni le maintien d’une tradition liturgique ancestrale, ni l’adaptation permanente à la modernité, mais la présence attestée de Jésus-Christ bénissant l’unité de foi de ses disciples : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18.20). L’expression « en mon nom » doit être reçue dans le sens le plus fort, comme la confession de la vérité de Jésus-Christ, comme la soumission à sa parole, comme la reconnaissance en lui de la fraternité. La condition d’authenticité du culte est la même que la condition d’authenticité de l’Église : la présence de Jésus-Christ. C’est que le culte n’est pas une activité de l’Église parmi d’autres activités, mais la manifestation de ce qu’est l’Église. Une fois la question du culte est posée à Jésus. La question n’est pas « chrétienne », sa réponse donnera au culte chrétien sa perspective fondamentale. Une femme de Samarie interroge Jésus (Jean 4) quant au lieu légitime pour l’adoration. La question n’est pas que géographique. Elle introduit celles de la légitimité des traditions, de la légitimité des Écritures et de la légitimité des personnes. Réponse de Jésus : « Le Père recherche des adorateurs en esprit et en vérité ». Adorer le Père en esprit et en vérité, c’est le reconnaître comme Père par son Fils, dans cette vérité unique sur Dieu qu’en lui-même Jésus Christ révèle. Le point n’est plus d’adorer en référence à une tradition se distinguant d’une autre tradition, mais c’est adorer le Père se manifestant par le Fils « mystère de Dieu, le Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 1.18) . Cette adoration « en esprit et en vérité », ruine toute distinction entre un temps et des lieux cultuels et un temps et des lieux profanes. Il n’y a plus le « temps du culte » et le temps « de la vie réelle ». Toute la vie du croyant est culte rendu au Père, célébration et manifestation de la vie de Dieu, et dans cette célébration permanente, il y a le temps du rassemblement où se manifeste la vie de Dieu par l’une de ses conséquences, la fraternité. 1 Co 11.18 : « Lorsque vous vous réunissez en Église… » L’expression est intéressante. Paul écrit : « Lorsque vous vous réunissez en Église, j’entends des schismes parmi vous ! ». L’Église qui est à Corinthe vit une contradiction absolue. Alors que le rassemblement doit attester l’unité, condition de la présence du Christ, c’est la division qui se manifeste et ce dans ce geste cultuel de la Cène où l’unité s’exprime par la communion à la fois au corps crucifié et au corps rassemblé. À Corinthe, le culte est mal parti ! Le culte ne part pas du vide. Il s’articule à l’Alliance dont Israël est le premier témoin. Notre culte se rappelle que cette alliance est promesse de bénédiction pour toutes les familles de la terre. Il est donc ouvert sur le monde et non renfermé sur lui-même. Notre culte est enraciné dans l’histoire du salut et dans l’histoire de ce monde aimé de Dieu. Cet enracinement dans la tradition de la foi permet la circulation d’une sève spirituelle que nous recevons et que nous transmettons. C’est l’enracinement en ce qui demeure à jamais nouveau ; en ce qui éclaire et donne vie à toute tradition : la Croix. Le caractère spécifique du culte chrétien s’établit par les conséquences de la Croix dans notre relation à Dieu : pardon du péché, filialité par adoption ; communion à sa vie par le don de l’Esprit. Mais aussi et inséparablement par les conséquences de la Croix dans notre relation au prochain : acceptation de la fraternité de la foi ; reconnaissance qu’au prochain Dieu s’identifie ; impératif de la recherche du pardon et de la réconciliation. C’est que louange et éthique est inséparables : « Si quelqu’un possède les ressources du monde, qu’il voie son frère dans le besoin et qu’il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeure t-il en lui ? Mes enfants n’aimons pas en parole, avec la langue, mais en œuvre et en vérité » 1 Jn 3.17-18. Cette totale soudure de la louange et de l’éthique manifeste la sève ancienne des prophètes (Ésaïe 58 ; Michée 6 ; etc.)
Quoique toute la vie du croyant soit « culte », nous nous intéressons à ce temps particulier appelé « le » culte. Ce temps donnant visibilité à l’unité ; ce temps où l’écoute commune de la Parole de Dieu aide à échapper un peu à l’excès de subjectivité, à la tentation insidieuse de se faire un dieu à son image et un christianisme à sa mesure. Le culte, ce temps à la fois ordinaire et symbolique, où comme une famille dispersée par les activités quotidiennes se rassemble joyeusement autour de la table et de la parole, l’Église aussi se ressemble, donne visibilité à son lien, le renouvelle et partage le repas.
B) Deuxième partie : le culte en fête !
Quelle perspective simple pourrait à la fois, dire l’unité du culte chrétien sans nier sa diversité ; l’enraciner dans l’amour de Dieu sauvant le monde par le Christ et faisant mémoire de la Croix ; tout en laissant la dynamique vitalisante de l’Esprit renouveler toutes les traditions ? Et si tout culte était à vivre comme une fête ? Nous sommes en dette vis-à-vis du pasteur Philippe de Pol qui, par son propre travail, a attiré notre attention et notre intérêt sur la perspective festive du culte.
Est-il justifié de penser le culte comme une fête ? Qu’est-ce que cela apporte ? Quelle serait l’alternative ? Si la nature du culte n’est pas festive, quelle est-elle ? Le culte est une rupture dans le temps ordinaire. Il est donc soit une fête, soit une obligation. Nous préférons qu’il soit une fête !
1) À la recherche de la fête… la vraie !
Tout lecteur des évangiles remarque l’association fréquente de l’œuvre de Jésus et des références de son enseignement à une perspective festive. Le récit des noces de Cana (Jn 2) avec sa référence appuyée à l’abondance et à la qualité, marque le passage de l’austérité du Baptiste, de la loi - signifiée par l’eau - à la grâce abondante et à l’Esprit - marquée par le vin, signe spiritueux du spirituel. À Cana, Jésus nous fait entrer dans la fête messianique par l’abondance (700 litres !) qui en est une des marques mais aussi par la qualité : le meilleur arrive maintenant. De ce point de vue les 12 corbeilles restant de la multiplication des pains marquent aussi une dimension festive implicite. Citons encore la remarque faite à Jésus sur le peu de zèle de ces disciples pour les exercices d’austérité (Lc 5) et sa réponse : « Pouvez-vous faire jeûner les amis du marié pendant que le marié est avec eux ? ». Cette thématique de la fête se manifeste dans plusieurs paraboles dont l’une des plus explicites est celle du père et des deux fils : « Mangeons, faisons la fête, car mon fils que voici était mort et il a repris vie ; il était perdu et il a été retrouvé ! Et ils commencèrent à faire la fête » (Lc 15). Le théologien Harvey Cox écrivait, en 1969, « L’homme est par sa nature même une créature qui non seulement travaille et pense, mais chante, danse, joue, conte des histoires et célèbre. C’est un homo festivus ». [La fête des fous, éd. Du Seuil]. Notons déjà que le récit de la création précise que la fonction des « luminaires » dans le ciel est, entre autres, de marquer les temps de fête ! (Gn 1.14) Le désir de la fête se manifeste naturellement dans l’univers chrétien et les évangéliques ont plutôt été des précurseurs. Sont organisés régulièrement des fêtes de l’Évangile ; de grands rassemblements jouent sur leur apparentement aux grands concerts ; les JMJ catholiques exploitent ce créneau, etc. Mais la question qui nous occupe est de déterminer s’il est pertinent de penser le culte ordinaire comme une manifestation festive ?
Fête ou spectacle ? La France croule sous les fêtes et les festivals. Faire la fête est le rêve hebdomadaire de toute la jeunesse. Les parents vont à la messe, les enfants font la fête ! Anthropologues et ethnologues s’interrogent sur ce qu’il en est vraiment de la fête dans la société contemporaine. Ils proposent de distinguer entre « la fête » de « la mise en spectacle de la fête ». Selon leur constat beaucoup de fêtes aujourd’hui sont en vérité des spectacles de fête, dont la fonction est de faire du spectateur, un client ! E. Vandepoll lors d’une pastorale baptiste du Sud-Ouest nous rendait sensibles à une dérive qu’il a constatée dans plusieurs pays où, dans de nombreuses Églises, on devient insidieusement spectateur d’un culte. Certes on le ressent, on vibre, mais on est quand même relégué au rang de spectateur d’un spectacle musical par l’exigence même d’un niveau professionnel. Nous posons la question du culte comme une fête célébrée, vécue par tous les croyants comme participants et non comme un spectacle de fête. Pour certains, le monde de la fête est ambigu. La notion même de fête résonne de connotations païennes. Elle suppose l’effervescence, évoque le désordre, la violation des tabous, l’encouragement à une licence sexuelle. Mais réduire la fête à cette dimension orgiaque, c’est l’abandonner au mal, alors qu’il vaut de s’interroger sur son statut biblique et sur ce qu’elle peut éventuellement apporter à notre compréhension du culte. La sociologie et l’ethnologie essayent de comprendre la fonction sociale de la fête. À la suite des travaux de Roger Caillois « L’homme et le sacré » (1939), travaux marqués par Freud et la psychanalyse, c’est la perspective de la transgression qui a dominé. Pour Caillois la « vertu » consiste à respecter la distinction entre le profane et le sacré. Mais le vieillissement inexorable marque, par l’angoisse, que ce respect est insuffisant : l’homme vertueux n’échappe pas à la mort ! Alors, Caillois suggère que la fête intervient comme un simulacre de (re)-création. Elle aurait pour but de réinstaurer un désordre originel espérant ainsi refonder un ordre qui finit toujours par s’user. Selon cette lecture, la fête serait donc une tentative d’échapper à la lassitude de la vie et à son déclin inéluctable, à la mort. Ce serait une échappatoire pour que la jouissance l’emporte sur la mort. C’est là une approche très pessimiste, aujourd’hui contestée dans l’univers même des anthropologues et des sociologues. Mais notre compréhension de la fête en a été profondément marquée et nous n’en sortons pas indemnes. Abandonnant la quête d’une cause ultime et mystique mais prenant en compte la réalité présente, les chercheurs proposent d’abord que les fêtes ont pour fonction de renforcer ou de recréer l’unité du corps social tout en faisant éprouver à l’individu sa transcendance : j’appartiens à un « corps » dont j’éprouve la vie et par la fête, j’éprouve que cette vie est plus que faire face aux nécessités. Par la fête, j’éprouve en mon corps, en mes émotions, en mes relations que la vie est plus que le quotidien. Toute fête véritable célèbre une manifestation de la vie, mariage, anniversaire et paradoxalement même le deuil ! La fête contribue à renforcer un sentiment communautaire et identitaire qui est en même temps sa condition de possibilité. Je n’y participe qu’à partir du moment où j’appartiens à ce corps social, où je reçois de lui, les signes, qu’il reconnaît mon appartenance. Là où le sentiment d’appartenance collective s’est perdu, la fête collective tend aussi à disparaître. « La puissance d’attraction de la fête résulte sans doute, comme Durkheim l’a souligné, de ceci qu’elle fait éprouver à l’individu son intégration à un groupe. De là, sans doute la place si souvent donnée à la musique et au chant dans ces manifestations ». Ces propos sont de l’anthropologue Marlène Albert-Llorca dans une conférence donnée à l’Université de Toulouse Le Mirail. Dans ses conclusions, Marlène Albert-Lorca écrit encore : « Une fête, est un mode d’expression d’une société donnée, à un moment donné de son histoire et elle présente donc l’intérêt de fournir une voie d’accès à la compréhension de cette société ».
Quelques-unes de ces remarques ne peuvent pas nous laisser insensibles. Le culte, nous l’avons dit, participe fortement à notre identité et à notre sentiment communautaire. Certainement, il ouvre une voie d’accès privilégiée à ce qu’est l’Église et ce qu’est sa foi. Certainement, par rapport aux présupposés que les célébrations religieuses sont vieillottes et ennuyeuses, les évoquer et les vivre comme des fêtes, donc comme des manifestations de vie - cette vie qui est plus le pain - peut être une démarche missionnaire pertinente. Encore faut-il que les Écritures encouragent cette approche !
2) À la recherche d’une théologie « festive » du culte
G. J. Wenham (« The book of Leviticus » - The New International Commentary) affirme que mieux que nul par ailleurs, c’est dans le calendrier festif que la continuité entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament est la plus évidente. Trois des principales fêtes de l’Ancien Testament y sont reprises directement : Pâque avec le vendredi saint ; Pain Azyme avec Pâques et la Fête des Semaines avec la Pentecôte. Les trois faits les plus signifiants du ministère de Jésus : crucifixion - résurrection et envoi de l’Esprit, correspondent à ces fêtes. Il y a donc au départ une association entre la fête et les célébrations de la foi. « Toutes ces rencontres festives du Seigneur, celles que vous convoquerez, sont des convocations sacrées » (Traduction NBS). Onze fois, Lévitique 23 évoque la « convocation sacrée ». (Cette expression est aussi utilisée 6 fois en Nb 28 et 29 et 2 fois en Ex 12.16) Gordon Wenham considère que cette « convocation sacrée » est le rassemblement national pour célébrer un culte public. À cette occasion des sacrifices étaient offerts, puis s’y ajouteront ultérieurement la lecture des Écritures et leur commentaire (Dt 31.10 et Né 8 et 9). Lévitique 23 récapitule les fêtes en Israël. Elles s’articulent toutes autour du chiffre 7. Ce chiffre 7 renvoie d’abord au 7ème jour, celui du sabbat. En Israël, on compte 7 fêtes solennelles ; l’année sabbatique revient tous les 7 ans ; la fête des semaines (la Pentecôte) est célébrée 7 semaines après Pâque ; la fête de la Pâque et celle des Pains Azymes durent ensemble 7 jours ; idem de la fête des tentes. Une perspective fortement sabbatique marque donc toutes ces fêtes. Toutes sont des sabbats. La fête biblique est une fête sabbatique. Le sabbat hebdomadaire est lui-même une fête, la première évoquée au verset 3 du chapitre 23, elle semble proposer comme l’unité de mesure des autres fêtes. Comme si elle en donnait le ton. Toujours en Lévitique 23 notons également que chaque fête a son caractère particulier : une dimension de joie festive s’exprime particulièrement lors de la Fête des Huttes par l’invitation à se réjouir devant le Seigneur, en manifestant cette joie par l’agitation de branchages, verset 40 ; la fête de l’Expiation appelle au jeûne ; la fête des Semaines demande de manifester de la solidarité envers le prochain. Si le culte chrétien est la fête de l’accomplissement de l’Alliance, il manifestera toutes ces dimensions particulières dans l’éclairage de la Croix. La fête ne saurait donc pas se réduire à l’exubérance. Elle est aussi la fête qui, constatant les difficultés présentes, célèbre l’espérance de la foi.
Les fêtes cultuelles ne se réduisent donc pas aux fêtes « carillonnées » : « Noël - Pâques - Pentecôte ». La structure hautement sabbatique des convocations sacrées nous encourage à penser le culte hebdomadaire comme une fête et une fête dont Dieu lui-même est l’initiateur. Sous cet éclairage, nous comprenons mieux que le sabbat soit devenu un des lieux d’affrontement entre Jésus et les religieux de son temps. Le sabbat avait perdu son caractère de fête, pour devenir un système de contrainte. Se définissant d’abord par des interdits, le sabbat s’éprouvait comme une restriction de la vie à l’opposée donc d’une compréhension vraiment festive. Jésus redonne au sabbat sa dimension de fête. Dès lors nos cultes doivent être éclairés de cette parole : « Le sabbat a été fait pour l’homme, non l’homme pour le sabbat » (Mc 2.27).
L’étape suivante est de nous interroger sur notre rapport au sabbat. Les Écritures justifient le sabbat en référence à deux traditions (d’ailleurs compatibles) : • selon la tradition d’Exode 20, c’est le repos de Dieu lui-même qui invite l’homme à se reposer • selon la tradition de Deutéronome 5, la célébration du sabbat fait mémoire de la libération que Dieu a accompli pour son peuple en Égypte. Le sabbat comme mémoire de la libération de l’esclavage, est assez aisé à transcrire sur nos dimanches au regard de l’œuvre du Christ. La ligne d’Exode 20 est un peu plus délicate. Au sens littéral, que Dieu se repose peut paraître une idée étrange. Dieu ne se fatigue pas ; quel besoin a t-il de se reposer ? Ce n’est bien sûr pas dans cette perspective que nous accèderons au sens profond de ce repos. Réduire le « repos » à sa dimension de restauration des forces nécessaires à l’activité est pernicieux. L’histoire politique et sociale connaît cette tentation, le repos pensé que comme une condition permettant l’efficacité des 6 jours de travail. Le repos n’est alors légitime que comme condition nécessaire à l’activité. Dans une telle perspective demeure toujours une dimension latente de culpabilité. Le repos ne serait alors qu’une concession obligée aux limites regrettables de nos forces. Je n’ai pas le sentiment que ce soit ainsi que l’Écriture l’évoque. Que Dieu lui-même se repose atteste de la légitimité en lui-même de ce repos. Plus même qu’une légitimité, le principe du sabbat n’est pas une concession, mais un aboutissement, un épanouissement. C’est par ce repos que l’homme devient réellement humain, puisque ce sabbat est la rencontre gratuite de Dieu et du prochain. Par le sabbat Dieu ouvre sa vie à l’homme lui signifiant que l’homme ne vivra pas de pain seulement.
Dans le récit de la Genèse, je me plais à voir en 3.8 une dimension du repos de Dieu. Le Seigneur Dieu parcourait le jardin avec la brise du soir ! Le repos de Dieu marque le terme de son action fondatrice et sa disponibilité à la rencontre des hommes. Voilà le repos de Dieu : il vient rendre visite à Adam ! Il vient passer un moment avec eux. Il leur donne de son temps. Le septième jour de la Création appartient au temps de la terre, mais se caractérise par le repos de Dieu. Ce jour n’a ni soir, ni matin. Le sabbat marque la limite à poser aux relations d’intérêts, de productions, de nécessité. L’activité productive humaine y trouve une limite. C’est le temps de la relation gratuite. C’est le rappel que la grâce, la gratuité doit l’emporter sur le rapport marchand. Le théologien vaudois Paolo Ricca insiste sur ce point : la gratuité est une dimension fondatrice de l’Église. Dans la modernité, la gratuité sera plus que jamais la marque de l’Église. S’exerce aujourd’hui une pression forte pour faire disparaître les quelques derniers verrous légaux limitant le commerce dominical. Une compréhension sabbatique de nos cultes me semble une piste précieuse pour leur renouvellement, parce que touchant au cœur de l’esprit du culte et manifestant ainsi la limite posée au temps marchand et productiviste. Le sabbat limite l’action de production au profit de la relation gratuite. Nous touchons là à une perspective essentielle de la communauté chrétienne, donc de façon fortement symbolique de son culte. Le culte parce que sabbatique doit avoir une dimension relationnelle ; de relation à Dieu bien sûr, mais aussi de relation aux autres. Nous retrouvons là l’une des caractéristiques fondamentales déjà évoquée de la fête, elle rassemble. Nul ne fête seul.
Convocation/Invitation Notons encore que le sabbat n’est pas une revendication de l’homme, mais un don de Dieu. Lévitique 23 souligne l’aspect de « convocation ». L’initiative de la fête vient de Dieu qui invite/convoque son peuple. On retrouve cette dimension d’invitation dans la parabole des noces de Matthieu 22, et dans la béatitude parallèle d’Apocalypse 19 : « Heureux, ceux qui sont invités au dîner des noces de l’Agneau ! ». La fête biblique répond à l’invitation de Dieu qui en est l’hôte. C’est le Seigneur qui invite. C’est le Seigneur qui accueille [Lc 4.19 : année d’accueil par le Seigneur ; Rm 15.7 : Accueillez-vous les us les autres, comme le Christ vous a accueillis]. Ce culte/fête s’articule autour de sa présence et de sa parole. C’est la présence du Christ, accomplissant sa promesse : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom je suis au milieu d’eux ». C’est la parole de la Bonne Nouvelle qui dit le péché et le pardon, la sainteté et la grâce. C’est la parole de la Croix en laquelle tout le christianisme se fonde. La joie du Salut célébrée avec reconnaissance n’est pas n’importe quelle émotion présente. C’est la joie qui naît de la foi dans une résurrection, celle du Dieu fait homme. La fête chrétienne n’est pas une fête orgiaque, violation de tabous, mais au contraire un plongeon (baptême) ressourcement dans la parole et la présence de celui qui est la Vie véritable. Ce n’est pas l’angoisse de la mort qui conduit à la fête, mais le don de la vie et la promesse de sa plénitude. La fête orgiaque, la fête transgression qui n’est pas mémoire de la promesse divine, c’est celle célébrée autour du veau d’or, Exode 32 « Le peuple s’assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour s’amuser ». Récit à mettre en contraste avec la scène de l’Alliance, quand de Moïse, d’Aaron, de Nadad, d’Habihou et de 70 Anciens, il est écrit : « Ils virent Dieu, puis ils mangèrent et burent » (Ex 24).
Ainsi le renouvellement du culte ne se réduit pas à des choix de cantiques ou à adopter stratégiquement un style particulier. Ces choix là, déconnectés de la compréhension profonde de ce que peut représenter le culte pour la communauté, pour chaque homme et chaque femme de la communauté, ces choix ne seraient que l’écume de l’océan. On ne choisit pas un style comme on choisit un look ! Quelques-uns se feraient peut-être culturellement plaisir, mais d’autres en sortiraient méprisés. Il en va du culte comme de ce que Bonhoeffer dit de la prédication : il faut en voir le centre et quand on a en a vu le centre, le reste s’organise tranquillement autour. Le choix d’un type de culte doit se faire dans la conviction de ce qu’est un culte, de comment Dieu agit, comment il se manifeste. Le pire serait de choisir un style par culpabilité, par sentiment d’un échec, par la crainte d’avoir une mode de retard ou par souci d’efficacité, c’est à dire sans l’intelligence de la foi qui porte tout culte véritable. Charismatique ou non charismatique, le culte est inséparable d’une pneumatologie. « Sans l’Esprit nous sommes étrangers à Dieu, par l’Esprit, nous participons à Dieu » (Athanase d’Alexandrie).
C) Entrer dans la fête !
Se pose maintenant la question des conditions nécessaires pour que le culte soit vécu comme une fête. Le propre d’une fête, c’est d’être attendue, désirée, préparée mais aussi justifiée par une raison qui la transcende. Le culte n’y échappe pas. Osons une évidence. La première condition est déjà d’en parler dans ces termes ; de présenter le culte comme un temps de fête. La fête n’est pas conditionnée par une débauche de moyens. La débauche des moyens c’est souvent, dans la société civile, la compensation d’un manque de raison. La société n’a pas de raison profonde à être en fête, alors l’inflation des moyens et des décibels est une nécessité pour faire oublier pendant quelques heures la banalité du quotidien. Le culte n’est pas un oubli du quotidien. Il n’est pas une parenthèse, mais la célébration de la présence apaisante et bénissante de Dieu au fil des jours. La fête réside d’abord dans l’esprit joyeux qui habite les croyants à l’idée même de leur rassemblement : « Je suis dans la joie quand on me dit : allons à la maison de l'Éternel ! » (Ps 122). Parler du culte comme d’une fête, c’est déjà le mettre sur le chemin de le devenir. La raison qui justifie et transcende la fête, il n’est pas nécessaire d’y revenir longuement : c’est la bénédiction du monde ; c’est le Salut accompli en Christ par la Croix ; c’est la Création, la Résurrection et la Manifestation attendue. Le culte est donc une fête… et ce n’est pas la Toussaint ! C’est la célébration de la vie de Dieu, Créateur de l’univers, qui donne vie et la renouvelle par la Croix et qui dit : « Voici je fais toutes choses nouvelles ! ». Penser le culte comme une fête c’est à la fois justifier les nombreuses références faites par les prières et les chants à la joie. Cela suppose de s’interroger aussi sur ce qui distingue la joie véritable du salut, manifestation d’assurance et d’espérance, présente même dans les temps de détresse, et la joie « du monde » qui a si souvent besoin de mise en condition.
1) Intéressons-nous à la préparation.
Le mot « liturgie » suscite souvent dans les milieux évangéliques des réactions épidermiques. Le soupçon d’être un peu réactionnaire n’est pas loin. Faut-il être « en panne » de Saint-Esprit pour s’intéresser à la liturgie ! On met ainsi en opposition une approche très encadrée du culte, rendue compliquée par des phrases alambiquées ; privant l’assemblée de la parole libre de sa foi ; cadenassant la manifestation de l’Esprit, à la belle spontanéité fraternelle de la foi. Par cette analyse, on se caresse l’ego ! La réalité est plus fine et plus riche. D’abord, des hommes et des femmes - et pas que des vieux - par des cultes très liturgiques rencontrent le Dieu vivant d’une façon joyeuse et transformante. L’Esprit agit aussi par la liturgie ! Quant à notre revendication de « spontanéité », de liberté de l’Esprit - j’y suis très attaché - reconnaissons qu’elle devient aussi parfois tradition et habitude. Cette « liberté de l’Esprit » nous l’acceptons toujours au travers d’un cadre culturel familier dans lequel nous sommes capables de la reconnaître. Il y a les habitudes du langage, des gestes, d’une manière d’être. Reconnaître véritablement l’Esprit en dehors de nos cadres culturels, c’est toujours difficile ! Il faut probablement renvoyer dos-à-dos, non chaque tradition, mais les sectateurs de chaque tradition. Ces esprits étroits et intolérants, aveuglés par leur propre pratique et qui se répartissent des deux côtés ! J’espère participer à rétablir votre bienveillance à l’égard du mot « liturgie ». En renonçant à ce terme, nous avons abandonné une part de notre héritage biblique et en conséquence nous avons aussi abandonné des éléments clés du culte chrétien, par exemple, le « Notre Père ». Pour certains prier le « Notre Père » passe soit pour une provocation, soit pour le signe d’une pauvreté spirituelle. Le pauvre, il en est réduit à répéter le Notre Père ! Nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain !
Le terme « liturgie » émane du vocabulaire biblique. Actes 13.2 : « Pendant qu’ils célébraient le culte du Seigneur et jeûnaient, l’Esprit Saint dit : … ». L’expression « célébrer le culte du Seigneur » traduit le grec : « liturger le Seigneur ». Ph. De Pol fait judicieusement remarquer que dans ce texte la liberté de l’Esprit surgit de la liturgie et que cette liturgie est un temps propice à la manifestation des appels de l’Esprit. Dans ses formes verbales ou substantives, ce terme manifeste un service reconnu, établi. C’est le mot utilisé pour dire le service de Zacharie dans le temple (Lc 1.23) ; celui des anges devant Dieu (Hé 1.7) ; celui de Paul vis-à-vis de l’Évangile (Rm 15.16) et encore celui du Souverain Sacrificateur dans le sanctuaire (Hé 8.2). Dans la société civile antique, le « liturge » est un peu le « fonctionnaire », celui qui est attaché à un service particulier au bénéfice de la communauté. Que ce terme appartienne au vocabulaire biblique ne justifie pas de se plier aux exigences de dictateurs liturgiques. Mais cela implique indiscutablement une dimension de consécration intelligente à un service organisé. La liturgie ne peut pas être n’importe quoi. Sœur Myriam, dans une intervention à l’École Pastorale (mars 1999) disait avec sagesse que : « La liturgie permet que nos états d’âme ne passent pas en premier ». Ce n’est pas la négation, ni le rejet de notre subjectivité et de nos émotions, c’est la juste ordonnance de celles-ci à la parole objective du Seigneur. La liturgie ne doit jamais être une armure rigidifiant tout. Ce serait contraire à la conviction fondamentale des évangéliques, mais elle doit être une recherche d’intelligence et de sagesse permettant notre rassemblement autour de la Parole de Dieu.
La liturgie veille à ce que nous nous n’oubliions pas que notre communion est dans l’espace et le temps. Nous ne sommes pas chrétiens par génération spontanée. Nous avons reçu la foi par l’un des chemins multiples et mystérieux de la tradition. Il y a un paradoxe, à ce que des milieux souvent très sensibles à leur dépendance à l’égard d’Israël, méprisent autant la tradition : « ce que nous avons reçu ». « Ton Dieu… Dieu de tes pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ».
Bien sûr nous récusons la liturgie quand elle devient bijoux de famille que l‘on se transmet comme une chose sacrée ; à laquelle il ne faut surtout pas toucher, même si elle n’est plus compréhensible par l’homme non-religieux du XXIèmesiècle. Mais j’aime la liturgie qui me rappelle que j’ai reçu la foi ; je l’aime quand elle me rend mieux sensible aux symboles de la foi. Ne pouvons-nous pas discerner dans les témoignages bibliques attestant des cultes primitifs, l’association féconde de la tradition reçue et de la liberté et de la spontanéité de la foi ?
La première épître aux Corinthiens contient des éléments attestant cette association. 1 Co 11.17-23La cène est devenue un champ de foire. Alors qu’elle devrait être, par nature, une manifestation de communion, donc d’attention aux autres, elle est devenue révélatrice d’égoïsme, s’y manifestent des dérives orgiaques « … l’un a faim tandis que l’autre est ivre ! ». Face à cette situation, Paul rappelle la tradition : « Car moi, j’ai reçu du Seigneur, ce que je vous ai transmis… ». Ce n’est pas par la morale que Paul aborde le problème, mais par la Parole reçue et transmise.La « tradition » c’est ce que l’on reçoit et que l’on transmet. Sans cette réception et sans cette transmission, il y a perte de l’héritage. La « liturgie », c’est la Parole qui venant du Seigneur ordonne la fraternité pour sa gloire et permet à la communion de se manifester en vérité. 1 Co 14.26 à 33 À Corinthe, le culte a une composante de paroles spontanées et libres. Chacun peut prendre la parole à condition de la rendre ! J’apprécie le choix de la NBS de traduire au verset 26 « construction » plutôt qu’édification. C’est la même chose, mais « édification » s’est banalisé. Nous en perdons le sens premier. La libre participation de chacun doit être éclairée par un but : construire le culte fraternel. Le risque à Corinthe, c’est le désordre. Dans le désordre, c’est toujours le plus faible et le plus fragile qui est écrasé. Soyons sensibles au verset 33 : « Dieu n’est pas un Dieu de désordre… mais un Dieu de paix ! ». Au désordre, Paul oppose la paix. Notons que Paul n’oppose pas au « désordre », « l’ordre », dans le sens d’une contrainte, d’un pouvoir. L’ordre est trop souvent la manifestation du pouvoir des uns qui s’imposent aux autres. Une mauvaise liturgie produit un ordre… très aliénant ! Le contraire du désordre, c’est la paix. Une des manifestations de cette paix, c’est que celui qui parle doit être attentif à laisser la place aux autres (v. 30). C’est une des caractéristiques de la fête, c’est le temps où chacun peut s’y exprimer.
Au verset 40, Paul, à propos du parler en langues exhorte, à ce que tout se fasse « dignement et avec ordre ». Ce n’est pas un ordre « policier », mais les conditions propices à la vie. Le ministère de « président » évoqué en Romains 12.8 et 1 Timothée 5.17 me semble assez bien convenir à ce rôle particulier de « liturge » : celui qui veille à ce que la liberté intérieure du culte soit harmonieuse, paisible, propice à manifester la vie de Dieu. Le président veille à ce que tout dans le culte converge vers la manifestation de la présence de Jésus au milieu des siens. À ce qu’il n’y est pas de rapports de force. À ce que le fort ne domine pas le faible ; à ce que l’opinion convaincue de l’un ne s’impose pas aux autres. La racine du verbe que l’on traduit par « présider » ou par « diriger » contient l’idée de celui est mis en avant pour protéger (de quoi ? de l’extérieur ou de l’intérieur ? de soi-même et des autres ?). Ce rôle de « président » n’est à l’évidence pas facile, puisque Paul évoque à son propos un double honneur, probablement un double salaire ! Selon que votre Église est ouverte ou non à la liberté des initiatives particulières, vous aurez plus ou moins besoin d’un président sage. Dans mon expérience, je trouve que le charismatisme donne le meilleur de lui-même dans les Églises très structurées. Le charismatisme en tant que la liberté de la vie de l’Esprit de se manifester dans son Église, et la liturgie, comme la conscience reconnaissante de que nous avons reçu, que nous avons des pères, ces deux dimensions sont faites pour se féconder l’une l’autre. Le danger du déséquilibre guette quand l’une exclut l’autre. La liturgie, dont les formes et l’application sont d’une grande diversité, tient la barre pour maintenir le cap entre la spontanéité et son risque le tohu-bohu, et les ordonnances, les symboles, les traditions, avec leur risque de formalisme.La bonne liturgie, permet à la vie qui multiplie les cellules, d’en faire du muscle et non du cancer. Afin que le risque du tohu-bohu ne soit pas paralysant, le danger n’est pas la vie, mais une vie non vitalisée par la Parole. Souvenons-nous que le récit de la Création, récit de célébration du Dieu Créateur, pose un tohu-bohu initial, qui est organisé par la Parole de Dieu (jours 1 à 3), puis vitalisé par la même Parole divine (jours 4 à 6). Notez que le 4ème jour, celui qui fait entrer dans la phase « vitalisation », est celui qui fait référence à la fête.
2) Comment vivre nos cultes comme une fête ?
Ce qui est à rechercher dans le culte, comme précieux pour le culte, comme signe d’une vérité de ce culte, c’est d’abord la manifestation de la vie, de cette vie qui vient de Dieu qui se révèle à nous par Jésus-Christ et qui se manifeste en nous par le Saint-Esprit. Cette vie, pour se manifester, nécessite toujours la rencontre à la fois de Dieu et des frères.
a) Faire preuve de discernement Pour éviter l’ornière ou pour en sortir, laissons-nous guider par le principe énoncé en 1 Thessaloniciens 5.21 : « Examinez toute chose ; retenez ce qui est bien ». Pour « examinez toute chose », il faut d’abord y avoir accès. Si vous avez à cœur de renouveler le culte de votre assemblée, en dialogue avec celle-ci, peut être vous faudra t-il aller voir ailleurs ce qui se vit. Allez voir ailleurs… avec un esprit ouvert et discernant. Il ne s’agit pas de gober la mouche et le chameau, de trouver tout le monde bon et gentil, mais d’examiner ce qui se vit à partir de ces questions : • Cette pratique permet-elle à une dimension de la vie de Dieu de se manifester ? Ou encore : • Ce geste, cette manière de faire, permet-il à l’Église de manifester avec plus de plénitude cette vie reçue de Jésus Christ ? Et encore : • Ce culte met-il en évidence une dimension de la foi qui chez nous est atrophiée ? Pour retenir ce qui est bien, il faut que l’examen soit davantage orienté par la recherche du bien que par la recherche du mal. Tant il est vrai que l’on trouve ce que l’on cherche ! Le but n’est de réaliser un culte-patchwork avec toutes sortes de bouts incohérents, récupérés partout. Le souci d’une cohérence est important. Mais, ayons comme point de départ, le refus de se priver, par préjugé, d’une forme de la manifestation de la grâce. Notre appréciation du culte appelle aussi la conversion de notre regard. Comme le regard de Jésus remarque la foi qui s’exprime dans la générosité d’une pauvre. Cette pauvreté peut être celle d’un vocabulaire, d’une capacité à s’exprimer. La bonne liturgie est celle qui permet au plus modeste d’entrer dans la présence de Dieu et d’écouter sa parole et de participer pleinement au culte. Une leçon de Luc 21 c’est que nous avons tous, toujours, à apprendre à regarder autrement qu’avec notre regard (jugement) naturel ; nous avons à apprendre à regarder avec le regard de Jésus. Sinon la tentation sera de rechercher un culte impressionnant selon les critères du temps.
b) La célébration d’une fête se prépare. Le but de la préparation est de permettre à chacun d’éprouver l’esprit de la fête, d’en être participant ; de permettre à chacun d’être « en fête » quelles que soient les circonstances particulières de sa vie, par la foi, par l’amour et par l’espérance. La préparation suppose donc une intelligence attentive afin que chacun participe à la liberté féconde de la fête. Par le culte nous faisons mémoire des actes de Création et de Salut de Dieu. Par la préparation, nous cherchons à ce que cette commémoration.