Commençons par dire que le but de cet exposé n'est pas en premier lieu de discuter de méthodes ou de moyens d'évangélisation. Ma thèse de départ est plutôt la suivante: évangéliser dans le contexte de la modernité dépend autant de notre analyse de celle-ci que de notre théologie de l'évangélisation. Ainsi je commencerai dans un premier temps en cherchant à proposer une certaine compréhension (incomplète bien sûr) de la modernité. Dans un deuxième temps suivront quelques remarques sur l'évangélisation et ce qu'elle pourrait signifier dans notre contexte précis de cette fin du XXe siècle.
I. La modernité (1): ébauche d'une définition
Nous ferons référence surtout à deux termes ici ; celui de la modernité et celui de la sécularisation. D'abord la sécularisation : on entend souvent dire que nous vivons dans une société sécularisée. Que signifie ce mot? « Sécularisation » décrit le processus par lequel la religion est devenue un phénomène marginal dans notre société occidentale. Depuis le IVe siècle, et pendant longtemps en Europe, la foi chrétienne était au centre, l'Eglise régnait en maître, la théologie était la reine des sciences, l'éthique sociale et politique se réclamait du christianisme, tout le monde, à quelques exceptions près, était "chrétien". Une première rupture est arrivée au XVIe siècle lors de la Réforme. A partir de là, la chrétienté occidentale n'est plus unie, il y a plusieurs Eglises au lieu d'une seule (c’est un début de pluralisme). Ensuite viennent le siècle des Lumières, le développement de la science, de l'économie moderne, de la technologie, une urbanisation massive. C'est la modernité qui arrive.
« Modernité » est devenu un terme technique. Par modernité, nous voulons dire grosso-modo, le développement du monde moderne depuis le XVIIIe siècle sur les plans technique, économique, juridique, politique et intellectuel. La nature et le monde cessent d'être vus comme le reflet stable d'un projet divin pour devenir l'espace où s'enchaînent des effets et des causes dont il s'agit d'établir les lois. Ce sont les XVIIe et XVIIIe siècles qui mettent en place les fondements philosophiques et politiques de la modernité et on considère généralement la Révolution française comme une grande étape dans la réalisation de la modernité politique.
La diffusion de la modernité correspond aussi à la montée de la bourgeoisie et à la "révolution industrielle". Tout cela s'accompagne d'une explosion de sciences et de techniques, d'une rationalisation de l'économie et du travail, d'une urbanisation importante et d'un exode rural.
Pour certains, (souvent les théologiens), la modernité est avant tout un phénomène intellectuel, mais il faut aussi discerner la prépondérance de l'aspect économique. D’ après beaucoup d'experts, la modernité se caractérise par la recherche systématisée de la productivité. Par exemple, Raymond Aron définit la modernité
...comme connaissance scientifique vérifiée, servant à l'organisation rationnelle de la production, en vue d'une productivité maximum(2)
Revenons à la sécularisation, disons maintenant qu'il s'agit de l'impact de la modernité sur la religion. L'Eglise perd de plus en plus de son influence sur la société, les gens s'intéressent de moins en moins à l'Eglise. Ce processus a été particulièrement fort en France. Nous le savons, la Révolution française a essayé de faire disparaître l'Eglise, et un courant anti-clérical très puissant s'est développé dans ce pays.
Aujourd'hui, les Eglises sont plus ou moins vides. D'après un récent sondage,
« de moins en moins de Français se déclarent "catholiques"...
...14% des catholiques (donc 9% des français) vont à la messe toutes les semaines...(tandis que) quatre personnes sur dix fréquentaient hebdomadairement la messe dominicale après la Libération. Une majorité absolue de nos compatriotes se refuse par ailleurs aujourd'hui à croire au Saint-Esprit, au jugement dernier... à la résurrection des morts ou à la Sainte Trinité (3) ».
Sur le plan culturel, la population française n'a plus de souvenir de ses racines historiques et culturelles chrétiennes. Ainsi, dans Le Monde de l'Education (nov. 1986) :
Un professeur d'histoire affirme "quand mes collègues et moi parlons de prière ou de jeûne, de Moïse ou d'Abraham, seuls nos élèves musulmans comprennent ce que nous voulons dire ».
Un professeur d'histoire de l'université de Nanterre constate que pour faire ses cours d'agrégation, il doit commencer par expliquer à ses étudiants ce que sont la grâce ou la messe.
En analysant l'influence de la modernité dans son propre pays, Lesslie Newbigin, pasteur, missionnaire et théologien anglais, affirme:
« Le résultat n'est pas une société sécularisée. C'est une société païenne. Ce paganisme est né du rejet du christianisme et il résiste plus à l'Evangile que les autres paganismes"(4)
Avant d'aller plus loin, il me semble que plusieurs remarques s'imposent. Sinon, nous pourrions avoir une attitude totalement négative envers la modernité et ne voir la culture moderne que comme une ennemie.
Une première remarque d'ordre historique : les travaux d'historiens sérieux, tel Jean Delumeau, nous aident à avoir une perspective plus large et éventuellement plus sereine. Nous avons parfois l'image d'un passé (l'Europe chrétienne) qui n'a jamais vraiment existé. Après de longues enquêtes sur le processus de christianisation de l'Europe médiévale, Delumeau constate que
« ...la christianisation d'autrefois était à la fois moins large et moins profonde qu'on ne le supposait. Ce qui voudrait dire, par voie de conséquence que la déchristianisation actuelle n'a pas les dimensions qu'on lui accorde d'ordinaire(5)
Deuxième remarque : beaucoup d'entre nous viennent d'une tradition d'Eglises de professants, ce qui, à mon avis, pourrait aussi nous donner une autre perspective sur cette question. Lorsque les sociologues étudient le phénomène qui nous concerne ici, les formes du déclin de la religion dans la société moderne sont caractérisées de la manière suivante:
« ...la perte de pouvoir temporel de l'Eglise, séparée des Etats, le confinement des groupes religieux en groupes volontaires, l'incapacité des institutions religieuses à faire appliquer par les institutions civiles les règles relatives au sacrilège, et plus généralement leur impuissance à contrôler la vie des individus...(6) »
Dans un sens, nous ne pouvons que nous réjouir de certaines de ces constatations.
1. La perte de pouvoir temporel de l'Eglise, séparée des Etats : Voulons-nous un retour à la situation du Moyen Age où l'Eglise était devenue un pouvoir politique et cherchait à imposer sa vérité à la société globale. Je ne le pense pas. Nous oublions parfois que le rejet de l'Eglise par la modernité est aussi en grande partie le rejet d'une Eglise qui a cherché à dominer, ou des Eglises qui se sont battues entre elles en contradiction flagrante avec le message qu'elles voulaient annoncer.
2. Le confinement des groupes religieux en groupes volontaires ; il s'agit tout simplement d'une description sociologique de l'ecclésiologie professante. Aujourd'hui, on est chrétien parce qu'on veut bien l'être, non pas parce qu'il y aurait des avantages ou des incitations économique, culturelle ou socio-politique. N'est-ce pas là une partie importante des revendications anabaptistes, baptistes et libristes ?
Les sociologues commencent aussi à constater autre chose.
« S'initier, il y a vingt ans, à la sociologie religieuse, c'était, pour l'essentiel, entrer dans l'analyse des raisons qui expliquent le recul de la religion, recul considéré comme une caractéristique majeure du monde moderne(7).
Vingt ans plus tard, le paysage de la recherche apparaît étonnamment modifié. La montée en force politique de courants intégralistes partout dans le monde, les diverses démonstrations de la force mobilisatrice de l'islam..., le développement multiforme des "nouveaux mouvements religieux" et la vitalité des "communautés nouvelles"....(8)
Autrement dit, le "religieux" est de retour, la modernité ne l'a pas tué. Le scientisme rationaliste et matérialiste ne répond pas à toutes les questions que les hommes se posent. Un espace est peut-être en train de s'ouvrir. Néanmoins, ce nouveau contexte, ce "retour du religieux", reste en grande partie dépendant de certaines présuppositions de la modernité. L'une de ces présuppositions est capitale pour toute réflexion sur l'évangélisation en contexte de modernité et sera le point de départ pour notre réflexion théologique. Il s'agit du phénomène suivant. Dans notre société existe une coupure entre deux domaines : le domaine public et le domaine privé, le domaine des faits et le domaine des valeurs, des opinions. Par public, je parle du monde politique, du monde économique, du monde social, de l'école. Par privé, je parle de ce que pense chacun, ses opinions. L'un est athée, l'autre est juif, l'un est chrétien, l'autre est franc-maçon.
Dans notre société sécularisée, où l'on constate un retour du religieux, la foi est considérée comme quelque chose de privé, elle relève du domaine des opinions.
« J'aime le coca, tu aimes le pepsi, je suis chrétien, tu ne l'es pas ; ce n'est pas grave, car, dans ce domaine, il n'y a pas de vérité absolue, il n'y a que des opinions ». Il y a un pluralisme d'idées, de valeurs.
D'un côté, il y a les faits, ce que nous apprenons à l'école, ce que tout le monde considère comme vrai (science, histoire, politique, économie, social). Là, il n'y a pas beaucoup de pluralisme, les faits sont les faits. Par contre, la religion, ce n'est pas un fait, c'est une opinion privée que je peux adopter comme je peux refuser. La religion n'a rien à voir avec le monde public, avec le social, l'économique, le politique. 89% des français pensent qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une religion pour bien se conduire(9). Autrement dit, d'après nos contemporains, ce qu'on pense en privé n'influe pas sur le comportement dans le domaine public.
Notre société laisse une place pour la foi, mais c'est une place limitée, une place privée, une place où règne le pluralisme et le relativisme. Aucune religion, aucune philosophie ne peut prétendre à la vérité. Tout est relatif. Comme le dit bien Jacques Ellul en parlant de la religion :
« On ne veut pas sa disparition, son évacuation, mais on lui donne, dans le vaste amphithéâtre de la société, un petit strapontin dont elle ne doit pas bouger... Elle est là pour le spirituel et pour le religieux, pour les cérémonies et pour répondre à certaines aspirations de l'homme. Elle est tolérée à condition qu'elle fasse ce qu'on lui demande et pas plus"(10)
II. Evangéliser en contexte de modernité
J'aurais essentiellement deux choses à dire ici.
1) évangéliser veut dire parler dans un contexte précis. Nous venons de décrire un contexte, celui de la modernité. C'est dans ce contexte que nous avons à annoncer la Bonne Nouvelle. J'y reviendrai plus longuement plus tard.
2) La deuxième remarque concerne le message et les moyens utilisés : évangéliser veut dire parler et vivre le langage de la croix.
Ce que je crains, c'est que parfois le message de la croix soit réduit à un message privé : "Jésus est mort pour toi. Tes péchés sont pardonnés, accepte-le dans ton coeur". Si ce message ne concerne que la vie intérieure et l'au-delà, il est prisonnier de la modernité.
Dans un sens, il n’y a rien à redire. C'est vrai, selon l'Ecriture, Jésus "a été livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification" (Rm 4. 25). En Christ, nous sommes réconciliés à Dieu, il y a la possibilité d'une vie nouvelle.
Or, notre évangélisation sera bonne si elle se conforme à ce message. Mais ce message va très loin, et une évangélisation trop facile ou bon marché peut faire de ce message quelque chose d'aberrant.
Le langage de la croix, ce n'est pas simplement des paroles. C'est quelque chose qui nous bouleverse, qui nous scandalise, qui nous paraît même absurde.
La croix, en même temps qu’elle est ce message "Christ est mort pour vous", est le contenu même de l'enseignement et la manière de vivre de Jésus. C'est-à-dire : Jésus n'a pas été parachuté un jour sur la terre pour mourir. Dieu ne s'est pas dit : les gens sont pécheurs, ils ont besoin d'un sacrifice, je prends le prochain Concorde pour Jérusalem, je meurs, je ressuscite, et puis ça y est".
La croix, la mort de Jésus ne peut pas être séparée de la vie de Jésus. S'il est mort, c'est qu'il a vécu d'une certaine manière, c'est que sa vie a dérangé, c'est qu'on l'a tué parce qu'il était devenu insupportable.
Jésus a pris le chemin de l'incarnation, le chemin de la croix. Et ce chemin s'illustre par la manière de vivre de Jésus et par son enseignement. Dans l'Evangile de Marc, chaque fois que Jésus annonce sa mort, cette annonce s'accompagne d'un enseignement qui explique la croix, parce que les disciples ne comprennent pas (ou ne veulent pas comprendre) les implications de la croix pour leur propre vie.
- En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Evangile la sauvera (Mc 8. 35).
- Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous (Mc 9. 35).
- Si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur...Car le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. (Mc 10. 44).
Jésus annonce et vit un amour qui se donne pour l'autre, il lave les pieds de ses disciples ; c'est un royaume qui bouleverse, qui met le monde à l'envers. C'est le chemin de la croix qu'il enseigne. Cela aboutit à sa mort. Jésus meurt, crucifié parce qu'il dérange.
Et ce message, cette vie, ce chemin de croix, ne sont pas seulement pour Jésus. Ce même chemin devient le nôtre.
- Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive. (Mc 8. 34).
Si nous voulons annoncer cette croix, si nous voulons évangéliser, c'est en prenant le chemin de cette croix, c'est en entrant dans la logique, dans le mouvement de l'incarnation.
Mais à partir de ce moment, nous reconnaîtrons combien ce message est un scandale, car il nous aura scandalisés nous-mêmes. Avons-nous conscience de ce scandale ? Nous prêchons un messie crucifié.
C'est un scandale, et pour l'annoncer au monde, il faut en être conscient. Ce n'est pas un message qui plaira toujours, ce n'est pas un message qui sera facilement accepté. A l'époque de Paul, on ne voulait pas plus de l'Evangile qu'aujourd'hui.
"Les juifs demandent des miracles, les grecs recherchent la sagesse", mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens (1 Co 1. 22-23).
Or, c'est ce message-là, un messie crucifié que nous avons à annoncer dans un contexte de modernité. Mais comment faire cela ? Nous nous étonnons de ce que l'Evangile n'intéresse pas tout le monde. Nous pensons souvent que le relativisme et le pluralisme sont les marques d'une situation totalement nouvelle. Mais ce n'est pas vrai. Ce que nous vivons aujourd'hui trouve des parallèles intéressants avec l'époque du Nouveau Testament.
Le monde gréco-romain dans lequel ont vécu Jésus et Paul était un monde assez tolérant sur le plan religieux. L'empire romain avait compris l'intérêt de laisser aux peuples conquis leur propre religion. Il y avait beaucoup de dieux, beaucoup de cultes, beaucoup d'options, aussi longtemps que ces dieux ne mettaient pas en question le dieu suprême (l'empereur). Autrement dit, dans l'empire romain, il y avait de la place pour un pluralisme religieux dans le domaine privé.
Les premiers chrétiens auraient pu entrer dans ce système. Mais ils ont refusé. Jésus n'est pas un dieu parmi d'autres (c’est pour cela qu’on les appelait "athées"). Jésus est le Fils du Dieu unique, Dieu créateur de l'univers, Dieu Seigneur, Dieu même au-dessus de César. Pour les premiers chrétiens, la foi était une affaire publique autant que privée. Si Jésus est Seigneur, César ne l'est pas.
Le meilleur exemple que je puisse trouver pour montrer comment parler le langage de la croix dans un monde pluraliste, dans un monde où il y a des points de vue différents, c'est le Nouveau Testament.
A quoi avons-nous affaire ? Il ne s’agit pas d’un livre, il s'agit de 27 écrits différents, les Evangiles, les Actes, des Epitres très diverses, l'Apocalypse. Des auteurs différents, des écrits destinés à des contextes très divers. L'Evangile de Marc est très différent de l'Evangile de Jean, l'Epître aux Romains ne ressemble pas beaucoup à celle aux Hébreux. Comment comparer les lettres à Timothée à l'Apocalypse, l'Epître aux Galates à celle de Jacques?
Il y a une diversité étonnante dans le Nouveau Testament. Et cette diversité vient de la multiplicité des contextes. Chaque auteur du NT s'adresse à des auditeurs, à des lecteurs différents, se trouvant dans des contextes géographiques, politiques, linguistiques, philosophiques différents. Chaque auteur apprend le langage de son milieu, chaque auteur s'intéresse aux problèmes auxquels sont confrontés ses lecteurs ou ses auditeurs, chaque livre du NT donne des réponses "incarnées", des réponses adaptées à la situation en question.
Mais s'il y a diversité, (tellement étonnante que certains ne voient aucune unité dans ces livres), je trouve qu'il y a néanmoins une seule et même démarche dans tous ces documents. Dans chaque cas, l'auteur s'adresse à un contexte précis, il cherche à comprendre, à expliquer, à donner des conseils. Chaque fois, il y a des idées et des personnes qui mettent en question l'Evangile (la philosophie grecque, le gnosticisme, le judaïsme, la politique romaine). Et chaque fois, l'auteur entre dans la situation, il prend au sérieux les questions qui sont posées, mais il revient toujours à Jésus Christ et à sa croix.
L'Evangile de Jean utilise le terme Logos, un mot clé dans la philosophie grecque. Jean utilise le langage, mais il le transforme. Le Logos, ce n'est pas un principe, ou une idée, c'est Jésus, la Parole faite chair, le Messie crucifié. C'est le langage de la croix. Dans l'Epître aux Colossiens, Paul parle des principautés, des pouvoirs qui selon la pensée de l'époque déterminent la vie des gens. On ne peut rien contre ses structures. Mais en Jésus, ces principautés et pouvoirs sont vaincus. C'est le langage de la croix.
Dans l'Apocalypse, Jean écrit à des chrétiens persécutés par le pouvoir romain. Ils sont découragés, on dit que Jésus a vaincu. Mais les événements semblent dire le contraire ; l'histoire va mal, César semble tenir les choses en main. Le chapitre 5 parle d'un livre, un livre qui nous montre le sens de l'histoire. Personne ne semble être capable d'ouvrir ce livre, de dire où va l'histoire, où vont les événements. Et qu'affirme l'apôtre ? Une seule personne est digne d'ouvrir le livre, de nous dire le sens de l'histoire, la signification de nos souffrances ; c'est l'agneau immolé, celui qui a souffert. C'est le langage de la croix.
Sans cesse, dans le monde gréco-romain, un monde relativiste comme l'est le nôtre, les auteurs du NT analysent, entrent dans un contexte précis pour comprendre les questions et les problèmes. Et dans le langage propre à chaque contexte, ces questions et ces problèmes sont toujours ramenés à Jésus et à sa croix.
Le NT est une collection de documents missionnaires écrits dans un contexte pluraliste et relativiste. C'est un très bon modèle pour nous. Mais nous avons notre propre travail à faire. Nous avons à être bibliques aujourd'hui.
Mais attention, être biblique ne veut pas toujours dire utiliser les mêmes paroles que nous trouvons dans la Bible. Marc et Jean n'utilisent pas le même langage, mais ils disent la même chose. La démarche biblique est autre. Nous devons apprendre le langage de notre époque, de nos contemporains, nous devons comprendre le monde dans lequel nous vivons. C'est seulement dans cette langue là que nous pouvons parler le langage de la croix.
Il y a néanmoins un piège à éviter à ce propos, ce serait d’apprendre tellement bien ce langage que nous n'aurions plus rien à dire, que nous oublirions le langage de la croix. Bien comprendre le contexte contemporain, parler avec des mots que des gens comprennent ne signifient pas que notre message sera automatiquement accepté. L'Evangile de Jean dit: "Il est venu dans son propre bien et les siens ne l'ont pas accueilli". (1.11)
Pour finir, remarquons qu'il y a une chose importante que nous devons apprendre pour notre contexte : c'est refuser que la foi soit seulement une affaire privée. L'Evangile appartient au domaine public.
Si Dieu a créé le monde, le monde lui appartient, y compris et peut-être surtout le monde public de l'économie, de la science, de la politique etc. Si vraiment Jésus Christ est mort et ressuscité, si c'est vrai, alors, c'est beaucoup plus qu'une opinion privée, cela signifie que l'histoire a un sens, que nous sommes là pour une raison bien précise. Et cela, ce n'est pas du domaine privé, ce n'est pas du "je préfère le Coca au Pepsi". L'Evangile, c'est vraiment une bonne nouvelle.
Mais en nous remettant sur le terrain public, il y a un autre piège à éviter, et ce piège ne sera évité que si nous annonçons la croix. La tentation a toujours été celle de l'impérialisme, du triomphalisme: "si ce que nous disons est vrai, c'est vrai pour tout le monde, et peu importe les moyens utilisés, cette vérité doit être connue et même imposée".
Dans l'histoire il y a trop d'exemples où ceux qui prétendent avoir une vérité universelle cherchent à imposer celle-ci. C'est d'ailleurs pour cela que la religion a été aujourd'hui reléguée dans le domaine privé. L'intégrisme musulman est une réaction contre la sécularisation occidentale, contre l'occidentalisation du monde entier. Ce qui fait peur avec l'intégrisme musulman aujourd'hui, c'est justement que c'est un message public, que cela dépasse le domaine privé, et qu'on veut imposer ce message par la force si nécessaire. C'est aussi la tentation de certains évangéliques américains.
L'Eglise, elle aussi, en croyant avec raison que son message est public, a trop souvent, à tort, essayé d'imposer ce message. Et si le monde est allergique à l'Eglise aujourd'hui, c'est en grande partie à cause de l'Eglise elle-même.
Jésus Christ est Seigneur. C'est une vérité publique, cela concerne tout le monde. Mais Jésus est Seigneur parce qu'il a souffert sur la croix. Son règne est celui du serviteur souffrant. Jésus invite, il n'impose pas. Et donc, évangéliser, ce n'est pas imposer, ce n'est pas affirmer que l'on a raison envers et contre tout, ce n'est pas penser que l'on est meilleur que les autres. Ce langage de la croix, nous devons le dire et nous devons le vivre, publiquement. Nous devrons montrer, par notre service, par notre amour, par notre partage, par notre accueil, que l'Evangile concerne tous les aspects de la vie. Nous devrons même apprendre parfois à nous taire. L'Eglise a tellement parlé sans rien faire que, pour beaucoup de gens, seuls les gestes, seuls des actes démontreront la pertinence de l'Evangile dans notre monde aujourd'hui. Souvent la parole viendra après, pour expliquer le geste, pour répondre aux questions...
Evangéliser, c'est tout simplement être un témoin. Nous sommes des témoins et non des juges. Si j'accepte le langage de la croix, je ne peux pas prouver que j'ai raison. Je ne peux que témoigner de la grâce qui m'a touché. Dieu nous aime à tel point qu'il nous donne la liberté de refuser son amour. Et cela veut dire que Dieu ne s'impose pas et nous ne pouvons pas l'imposer. Nous sommes des témoins. Le mot final, la preuve viendra à la fin, quand le Royaume s'établira pleinement. A ce moment là, ce sera évident, personne ne pourra nier la seigneurie de Jésus. Tout genou fléchira, toute langue confessera.
Mais pour le moment, en attendant, cette seigneurie se manifeste encore aujourd'hui parmi nous par la croix, par le service, par le refus de dominer, par le refus d'imposer.
N'acceptons pas le petit strapontin privé que la société nous offre. Notre foi concerne la vie dans tous ses domaines, y compris et surtout le domaine public. Nous croyons que Dieu a vaincu. L'épître aux Hébreux dit que Dieu a tout soumis à Jésus,...
il n'a rien laissé qui lui demeure insoumis. Actuellement, il est vrai, nous ne voyons pas encore que tout lui soit soumis. Mais celui qui a été abaissé un moment au-dessous des anges, Jésus, nous le voyons, couronné de gloire et d'honneur, parce qu'il a souffert la mort. (Hé 2. 8-9)
Encore le langage de la croix. La victoire, nous ne la voyons pas. Jésus, nous le voyons. Il a gagné, il est couronné de gloire et d'honneur, parce qu'il a souffert. Ne soyons donc pas des juges, soyons au contraire des témoins remplis d'espérance, là où nous nous trouvons. Cherchons à comprendre notre contexte, nos contemporains, prenons-les au sérieux, parlons leur langue, mais n'oublions pas ce que nous avons à dire. N'oublions jamais le langage de la croix.