L’espérance de la gloire, pour nous et pour notre monde

Complet L'évangélisation

Quel regard portons-nous sur l’Église, nos Églises ? Souvent fragiles, trop humaines, nous pourrions avoir tendance dans notre ministère à être découragés par ce que nous vivons, observons. Le présent article nous invite à regarder au-delà, plus loin, plus haut. Explorant la notion de souffrance et de joie dans la vocation chrétienne à travers la lettre de Paul aux Colossiens, et mettant l’accent sur la primauté du Christ comme créateur et rédempteur, ainsi que sur le rôle de l’Église en tant que corps du Christ, il nous invite à reconsidérer l’être et la vocation de l’Église : son appel à être une démonstration vivante de l’espérance de la gloire. Monument du triomphe de Christ, elle est l’incarnation de cette espérance d’un monde réconcilié, pacifié, harmonieux dans sa dépendance à Dieu.

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Lever de soleil alice donovan rouse unsplash « Souffrances », « détresses », « peine », voici trois mots qui n’aideront certainement pas à résoudre la fameuse « crise de la vocation ». Ce sont les mots que l’apôtre choisit dans sa lettre aux Colossiens pour décrire ce qu’il vit (Col 1.24-29). Bon… j’avoue avoir un peu noirci le tableau. En fait, il évoque des souffrances, mais en même temps il écrit « je me réjouis » (1.24) ; il mentionne des détresses mais, en même temps, il parle « d’annoncer la Parole jusqu’à sa plénitude » (1.25) – c’est-à-dire que la Parole soit proclamée sans qu’il ne manque rien – et d’amener tout humain « à l’état d’adulte » (1.29) – autrement dit, à un état où il ne lui manque rien en Christ. Il ne cache rien de la peine qu’il se donne, mais il fait, jour après jour, le même constat : « combattant par son action qui, avec puissance, est à l’œuvre en moi ». (1.29) Et au beau milieu de ce passage, l’apôtre s’écrie : « Christ en vous, l’espérance de la gloire ». (1.27)

Certains diront probablement que l’apôtre a mené une existence tout en tension. Certainement. Mais son existence était surtout tendue vers Christ. D’où lui venait donc une telle force, celle de ses mots, celle qui se traduisait par sa détermination ? Lui venait-elle d’un trait de caractère ? Était-ce de l’optimisme ? N’était-ce rien d’autre qu’une tournure d’esprit qui le disposait à prendre les choses du bon côté, en négligeant leurs aspects fâcheux ? En parlant d’aspects fâcheux, il les a éprouvés dans sa chair, et à bien des reprises. Non ! Il ne les a ni cachés ni négligés ! Non ! Ce n’était pas juste une tournure d’esprit ! Non ! Paul n’était pas un candide optimiste : « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » !

Mais alors, d’où lui venait donc sa force ? Elle lui venait de ce qu’il savait désormais concernant Jésus, le Christ : « Christ en vous, l’espérance de la gloire ». Cette affirmation est si condensée qu’on en pressent la densité sans être certain d’en pouvoir tout bien mesurer. À vrai dire, ce cri ne surgit pas à n’importe quel moment de la lettre. Ce que condense cette affirmation, c’est l’hymne qui l’a précédée en Colossiens 1.15-20, un hymne qui manifeste une perception très claire de la personne et de l’œuvre du Christ au sein de l’univers.

Cet hymne se compose de deux strophes (1.15-16e et 1.18b-20) séparées par un court passage intermédiaire : 1.16f-18a. Relisons-le donc, puisque Paul nous y invite.

La primauté du Fils créateur (1.15-16e)

« Il est l’image du Dieu invisible,
           le premier-né de toute création ;
                car c’est en lui que toutes choses ont été créées
                           dans les cieux et sur la terre,
                           le visible et l’invisible,
                           trônes, seigneuries,
                           principats, autorités »

L’image du Dieu invisible

Le point de départ de l’hymne est clair, c’est la relation du Fils avec Dieu le Père : « Il est l’image du Dieu invisible ». En qualifiant Dieu d’invisible, Paul fait écho aux textes de l’Ancien Testament. L’invisibilité de Dieu est présumée partout où des anges le représentent et communiquent sa volonté aux hommes (Gn 16.7-12 ; 22.11-12 ; Ex 3.2-6 ; 14.19-20). Elle constitue également l’arrière-plan des commandements interdisant la fabrication d’images de Dieu (Ex 20.4-6 ; Dt 5.8-10). Quelle image humaine pourrait représenter ce que l’œil de l’homme n’a jamais vu ? Mais en écrivant aux Colossiens, Paul s’adressait à des hommes et des femmes de culture hellénistique. Or, dans cette culture aussi, il était question de l’invisibilité de la divinité. Cette invisibilité impliquait nécessairement une question : « Comment connaître le dieu invisible puisqu’il nous demeure, de par son invisibilité, inaccessible ? » Le monde hellénistique de l’époque du Nouveau Testament répondait à cette question en se référant au concept d’« image » pensé par Platon quelques siècles plus tôt. Celui-ci avait réparti le monde entre le monde des idées – uniquement accessible à la cognition mentale – et le monde des images – perceptible par les sens (vue, ouïe, etc.). La divinité se trouvait alors située dans le monde des idées. Pour Platon, le monde perceptible était une « image de la divinité », il en était une émanation. Plus précisément le principe qui donnait au monde visible son sens, sa cohésion et son ordre, reflétait quelque chose de la divinité invisible. Ce principe, les uns l’appelaient « Logos », et les autres « Sagesse ».

Or, ce que les uns appelaient « Logos » et les autres « Sagesse », Paul le présente : Jésus-Christ est l’image de Dieu. Cette idée d’image, chez Paul, correspond à ce que l’on trouve dans l’Épître aux Hébreux : « le rayonnement de la gloire [de Dieu] » et « l’empreinte de sa personne » (Hé 1.3). Il ne s’agit donc plus de scruter la création pour espérer y découvrir le principe caché, mais de se tourner vers Jésus en qui sont tous les trésors de la Sagesse divine (Col 2.3). Parler de Jésus comme « image de Dieu », c’est mettre en évidence son rôle de révélateur du Père. L’inaccessible devient désormais accessible, pour nous ; un chemin nouveau a été inauguré pour nous en et par Jésus-Christ. Ce n’est pas l’homme qui aurait percé un quelconque mystère, mais Dieu qui offre à l’humain de le connaître. C’est la préexistence – l’existence du Fils précède celle de la création – puis l’incarnation qui sont rappelées par l’apôtre dans cette première strophe.

Le premier-né de toute la création

Mais il ne faudrait pas que les Colossiens s’y trompent, ni nous d’ailleurs. Le Fils n’est pas image parce qu’il se confondrait avec la création ou qu’il en ferait partie. Certes, Dieu se rend présent au monde par son image, le Fils, mais en même temps le Fils transcende toute création. Il en est, lui, le premier-né.

Ici, Paul continue de présenter Jésus comme la Sagesse de Dieu en utilisant le langage du monde hellénistique, mais selon les concepts vétérotestamentaires. Dans la littérature de sagesse de l’Ancien Testament, la Sagesse de Dieu était considérée comme acquise/établie avant que quoi que ce soit ne soit créé (Pr 8.22-31). Elle a elle-même participé à la création ; elle en est même le « commencement ». Il ne s’agit pas de commencement comme de la première œuvre créée, mais du commencement comme principe de création. C’est à cause de la Sagesse et par elle que Dieu a créé. Dans le judaïsme du temps de Paul, on considérait même que la Sagesse partageait le trône de Dieu (Siracide 1.4 ; Sagesse de Salomon 9.4,9(1) ). Mais voilà le plus intéressant : elle était appelée « Fils premier-né » de la création(2)  . C’était une manière de souligner la primauté de la Sagesse sur tout le monde créé.

L’expression « premier-né » vient des réalités sociales au sein des familles israélites. Ce sujet occupe une place importante dans l’Ancien Testament. Le fait d’être né comme premier enfant mâle d’une famille entraînait le privilège d’une bénédiction et d’une primauté en matière d’héritage. Mais à mesure que l’on avance dans la lecture de l’Ancien Testament, on se rend compte d’un élargissement sémantique de l’expression « premier-né ». Le « premier-né » n’est plus nécessairement le premier né, mais celui qu’une parole de bénédiction établit comme tel. Ainsi, Jacob est né après son frère Ésaü, mais c’est bien lui qui reçoit, par la parole de bénédiction d’Isaac, son père, la primauté sur son frère (Gn 48.17-19). L’élargissement du sens de l’expression sera tel que l’on pourra utiliser l’expression « premier-né » simplement pour évoquer une primauté et un honneur.

Ce vers quoi Proverbes 8.22-31 pointait, Paul le voit incarné en et par Jésus-Christ, lui, la manifestation parfaite de la Sagesse de Dieu. Celui dont nous savons qu’il a fait la fête avec les humains aux noces de Cana ; celui dont nous savons qu’il a pleuré à l’occasion du décès de Lazare ; celui dont nous lisons dans l’évangile de Jean que le disciple qui se savait tant aimé de Jésus avait posé sa tête sur sa poitrine… De celui-là, Paul nous dit qu’il transcende le monde créé :

« car c’est en lui que tout a été créé
                               dans les cieux et sur la terre,
                               le visible et l’invisible,
                               trônes, seigneuries,
                               principats, autorités. » (1.16)

Paul rend le lecteur attentif au fait que toute la réalité visible et invisible, terrestre et céleste, a été créée « en lui ». Il ne s’agit pas d’évoquer la primauté du Fils comme un rapport de force. Ce qui est placé sous nos yeux est un rapport de vie. En disant que tout a été créé « en lui », Paul dit quelque chose du même ordre que ce que Jean affirme dans son évangile : « en lui était la vie » (Jn 1.4). D’une manière permanente, l’ensemble des êtres vivants puise sa vie dans le Fils. Toutes choses ont leur cohésion dans le Fils. Elles ont toutes été créées en lui comme en leur centre d’unité et de vie. Toutes les lois qui président au gouvernement de l’univers ont, par suite de cela, leur point de départ dans le Fils. Toute la création dépend de lui.

Le Christ – qui ne quitte jamais les pensées de l’apôtre malgré les souffrances, les détresses et la peine – est ce Fils premier-né de l’hymne. Celui qui a la totale maîtrise de l’univers n’aurait-il pas également la totale maîtrise de la vie de l’apôtre qui dépend de lui comme tout le reste du monde créé ? Et n’aurait-il pas la totale maîtrise de la nôtre ? Il ne s’agit pas pour les Colossiens – ni pour nous d’ailleurs – d’interroger la réalité de cette affirmation de l’apôtre ; il s’agit de se l’approprier une fois pour toutes, de la graver sur leurs cœurs et au plus profond de leurs pensées.

Ce Fils est notre glorieux Seigneur, image de Dieu et premier-né de toute création !

La primauté du Fils rédempteur (1.18b-20)

« Il est le commencement,
           le premier-né d’entre les morts,
                     afin d’être en tout le premier.
                    Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute plénitude
                             et, par lui, de réconcilier toutes choses avec lui-même,
                                                 aussi bien ce qui est sur la terre que
                                                 ce qui est dans les cieux,
                                                 en faisant la paix par lui,
                            par le sang de sa croix. »

Le commencement

Je me doute bien que vous aurez remarqué le saut que j’ai fait du v.16e au v.18b. Laissons pour l’instant le passage intermédiaire, nous y reviendrons plus tard.

La première strophe s’ouvrait par : « Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute création » (1.15) ; la seconde s’ouvre maintenant de façon assez semblable : « Il est le commencement, le premier-né d’entre les morts » (1.18b). Mais ne nous y trompons pas, cette seconde strophe est loin d’être une répétition de la première.

Jésus-Christ est désigné comme « commencement ». Le rapprochement entre la Sagesse de Proverbes 8.22-31 et Jésus se poursuit. Peut-être avez-vous eu, en lisant Colossiens 1.18b, une impression de déjà lu autre part dans la Bible. Et vous avez bien raison. En Apocalypse 3,14, dans la lettre adressée à l’Église de Laodicée – ville voisine de Colosses ; nous sommes donc dans un même milieu culturel et religieux – le Fils est appelé « le commencement de la création de Dieu ». Ici comme là – et comme en Proverbes 8.22 d’ailleurs – le terme « commencement » doit être compris comme la cause, le principe de la création. Dire que le Fils est « le commencement de la création », c’est comprendre avec Genèse 1.1 que « Au commencement Dieu », ou encore entendre, avec d’autres mots, le prologue de l’Évangile de Jean : « Au commencement était le Logos. » (Jn 1.1) Le fait de parler à nouveau du rôle du Fils dans la création peut donner l’impression d’une redite par rapport à la première strophe. Oui… mais non.

L’hymne nous entraîne dans un mouvement qui nous conduit de l’ancienne création à la nouvelle. La deuxième strophe s’intéresse à l’étape de l’histoire qui a été inaugurée par la résurrection de Jésus. L’accent passe avec insistance d’une cosmologie de la création à une cosmologie de la re-création et de la réconciliation par l’œuvre du Fils, du dessein divin qui a façonné la création au tout début au dessein divin qui la restaure.

Le premier-né des morts

Contrairement à la première strophe, où le Fils était appelé « le premier-né de toute la création », il est ici décrit comme « le premier-né d’entre les morts ». Cette nouvelle désignation est porteuse d’un message théologique très important. Ici, « premier-né » rappelle certes la primauté du Fils, mais Paul joue sur les mots. En effet, il ne s’agit pas de dire que Jésus a la prééminence sur ceux qui sont et restent morts, mais bien qu’il soit le premier à être né à la vie nouvelle, par-delà la mort. Il est le premier à avoir goûté à la vie de résurrection. On y décèle un écho de la déclaration de l’apôtre dans sa première lettre aux Corinthiens : « Le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui sont morts. » (1 Co 15.20) En Romains 8.29, Paul voit le Christ comme « le premier-né parmi de nombreux frères et sœurs » et donc comme le premier dans la famille de Dieu qui englobe ceux qui croient en lui. Il est le premier né à la vie nouvelle de résurrection et le premier-né de nombreux frères et sœurs qui le suivent dans sa mort et sa résurrection, des frères et sœurs dont nous faisons partie. Le Fils est en tout le premier. Sa résurrection témoigne en fin de compte de la puissance qui agit même là où la mort semble régner. Et la gloire et la puissance de cette vie nouvelle nous sont offertes, à nous qui croyons.

Ce que Paul dit ensuite, les Colossiens le savent, mais il faut certainement qu’ils l’entendent à nouveau et qu’ils se laissent, comme au premier jour, émerveiller par cette confession extraordinaire : « Car toute la plénitude s’est plu à habiter en lui ». Si, par le passé, Dieu a rempli le temple de Jérusalem de sa présence, désormais le Temple véritable, c’est le Fils. C’est en lui que Dieu se rend présent d’une façon unique ; c’est en lui que se manifeste la gloire de Dieu de façon singulière, « Christ en nous, l’espérance de la gloire » !

Le Pacificateur de la création

Toute la plénitude réside dans le Fils, de sorte que par lui s’accomplit la réconciliation de tout l’univers (1.21). Bien évidemment, si la re-création ne consistait qu’en notre résurrection, on ne pourrait pas parler d’un monde nouveau. Au mieux, pourrait-on évoquer un peuple nouveau. Mais l’œuvre du Fils est d’une plus grande envergure : il fait toutes choses nouvelles en pacifiant l’univers tout entier (1.21). Entre la première strophe et la seconde, il y a quelque chose d’implicite qui rend nécessaire la re-création de l’univers : il s’agit de la conviction que la création originelle est tombée sous l’autorité des ténèbres (1.13) et qu’elle a besoin d’être sauvée de la domination malveillante des principats et des autorités (2.15). En Colossiens 1.16a, nous avons déjà rencontré ce « toutes choses » : c’est l’ensemble du monde créé.

Le mot que Paul emploie pour évoquer la « réconciliation » trouve ses racines dans le contexte politique hellénistique, où il était utilisé dans le domaine des relations diplomatiques. Mais Paul transforme ce concept. Au lieu que ce soit le coupable qui initie le processus de réconciliation, Paul souligne que c’est Dieu, la partie offensée, qui a pris l’initiative.

Ce que Paul affirme, c’est tout simplement, et profondément, que le but divin dans l’acte de réconciliation et de rétablissement de la paix était de restaurer l’harmonie de la création originelle, d’amener dans une unité et une plénitude renouvelées « toutes choses », tant celles qui sont sur la terre que celles qui sont dans les cieux. Le sacrifice de Jésus est l’acte qui a mis fin au conflit et pacifié l’univers. Qu’est-ce que cette pacification ? C’est le retour de chaque élément de la création à une juste place, à un juste rapport avec Dieu. L’ultime étape de cette pacification sera la victoire de Dieu sur la mort, le dernier ennemi (1 Co 15.26), et le renouvellement de la terre et du ciel (Rm 8.19-23) quand le royaume de Dieu sera instauré de façon pleine et définitive.

Mais je pourrais presque entendre vos pensées : où est donc cette pacification ? Jour après jour, n’entendons-nous pas parler d’épidémies ? de guerres et de bruits de guerre ? de dissolution ? Certes ! Mais ne nous y trompons pas. La victoire du Christ est déjà une réalité quoiqu’elle ne nous apparaisse pas encore pleinement manifestée. Je le répète, la victoire est remportée. Toutefois, elle demande, dans le temps qui est le nôtre, à être habitée. Et c’est maintenant que nous devons considérer le passage intermédiaire de l’hymne.

L’Église est le corps, ou plutôt le corps est l’Église (Col 1.16f-18a)

« Toutes choses ont été créées par lui et pour lui ;
lui, il est avant tout,
et c’est en lui que toutes choses tiennent ensemble ;
lui, il est la tête du corps – qui est l’Église. »

À bien y regarder, les deux strophes de l’hymne auraient pu s’enchaîner sans le passage intermédiaire tout en conservant la totalité de leur sens et de leur raffinement poétique. Pourquoi donc ces quelques lignes ?

« Toutes choses ont été créées par lui et pour lui » fournit une conclusion appropriée à la première strophe, en expliquant davantage comment « en lui toutes choses ont été créées ». « Par lui » indique que le Fils est l’agent par lequel Dieu accomplit ses actes créateurs, et « pour lui » indique que le Fils est la raison et le but de la création. Une chose est certaine, ici le Fils apparaît plus grand encore que la Sagesse de l’Ancien Testament. Alors que « par lui » peut évoquer le rôle de la Sagesse dans l’acte de création de Dieu (Pr 8.22-31 ; on peut aussi penser à Ps 104.24 ; Pr 3.19 ; cf. Pr 24.3), « pour lui » dépasse tout ce qui a été dit dans l’Ancien Testament concernant la Sagesse. Et Paul ajoute que tout subsiste en lui, tout est maintenu comme un ensemble cohérent en lui. C’est exactement ce que nous avions constaté plus haut : toutes choses ont leur cohésion dans le Fils. Elles ont toutes été créées en lui comme en leur centre d’unité et de vie. Toutes les lois qui président au gouvernement de l’univers ont, suite à cela, leur point de départ dans le Fils. « Par lui, pour lui, en lui », était la manière habituelle d’exprimer la souveraineté de Dieu sur le monde créé dans le monde gréco-romain de l’époque(3) . Paul utilise une formule similaire lorsqu’il loue Dieu le Père en Romains 11.36 :

« Tout est de lui, par lui et pour lui.
À lui la gloire pour toujours ! Amen ! »

Le Christ est souverain sur la création entière. Rien, pas même les autorités et les principats dans le monde invisible – êtres célestes que les Colossiens semblaient bien craindre(4) – ne peut échapper à la suprématie du Christ premier-né.

En réalité, la grande nouveauté de ce passage apparaît plutôt au v.18a : « qui est l’Église ». Alors que l’hymne nous a conduits dans l’infiniment grand de l’univers et du rôle du Fils, on peut avoir l’impression d’un rétrécissement brutal de la perspective. En outre, disons-le sans ambages : « qui est l’Église » apparaît tout de même comme un cheveu sur la soupe. Certes, dans la seconde strophe, Jésus est le premier-né des morts, ce qui établit effectivement un lien avec l’Église. Mais elle n’y est pas le centre de l’attention. Après avoir écrit que « toutes choses » ont été créées par lui et pour lui, et que « toutes choses » subsistent en lui, Paul mentionnerait-il l’Église sans rien nous dire de plus ? Il faut, en réalité, prendre le temps de saisir le lien que l’apôtre établit entre le Fils et l’Église. Et comme nous l’avons constaté depuis le début, c’est le contexte hellénistique qu’il nous faudra prendre en compte. Si Paul n’avait pas mentionné l’Église, nous aurions eu quelque chose de typique de la pensée hellénistique.

En effet, l’assimilation de l’univers à un corps est très ancienne, l’univers étant compris comme une entité ayant une âme contrôlée par une raison transcendante. À cet égard, on cite souvent le Timée, où Platon parle de Dieu construisant le corps que constituent toutes les choses créées (Timée.31b-32a), ou encore le corps qu’est le monde (Timée.32c). On pense aussi au Fragment orphique 168, qui décrit Zeus comme la « tête » du monde. Cette façon d’envisager l’univers a également pénétré le judaïsme hellénistique. Ainsi, Philon d’Alexandrie écrit par exemple que l’homme, comme le monde, est composé d’un corps et d’une âme rationnelle(5) (la tête) , que le ciel dans l’univers est comme une âme dans un corps(6), et enfin, que le Logos (la raison divine) est la tête de ce corps constitué de toutes choses(7).

La pensée de l’hymne a brusquement été arrachée à un thème appartenant au fonds commun hellénistique par l’identification du « corps » non pas avec « toutes choses », mais avec « l’Église ». Voyez-vous l’énormité de la modification qu’apportent ces deux mots : « l’Église » ? Pas encore ? L’effet est double. Premièrement, ici, comme dans la lettre aux Éphésiens qui est très semblable à celle aux Colossiens dans son contenu, l’Église envisagée n’est pas la communauté locale des croyants, mais l’ensemble des croyants de tous les temps et de tous les lieux : l’Église universelle. L’Église est envisagée dans sa dimension cosmique, bien au-delà de ce que nous percevons. Lorsque nous vivons nos célébrations en Église locale, nous nous préoccupons de programmes, de responsables, de témoignage devant les hommes, et de beaucoup d’autres choses. Et voici que Paul nous met devant la réalité d’une Église en lien avec l’univers visible et invisible. Deuxièmement, et c’est à mes yeux le plus extraordinaire, ce n’est pas l’univers qui reflète le Logos, la Sagesse, le Fils, mais c’est l’Église. Au sein de tout l’univers créé, aussi extraordinaire, complexe, impressionnant soit-il, c’est l’Église qui reflète le Fils. L’Église est, dans une certaine mesure, pour le Fils, ce que le Fils est pour le Père en termes de révélation. Le Fils est l’image du Père, c’est donc par lui que l’on peut accéder au Père. Mais une fois le Fils ressuscité, comment le connaître et comment connaître le Père ? L’Église est le corps dont le Fils est la tête, c’est donc par elle que l’on peut connaître le Fils.

L’Église se retrouve « médiatrice » de la connaissance du Fils. Mais comment comprendre cela ? Eh bien, c’est certainement ce que Paul développe dans sa lettre aux Éphésiens lorsqu’il écrit :

« Autrefois, vous étiez morts à cause de vos fautes et de vos péchés. Par ces actes, vous conformiez alors votre manière de vivre à celle de ce monde et vous suiviez le chef des puissances spirituelles mauvaises, cet esprit qui agit maintenant dans les hommes rebelles à Dieu. […]

Mais Dieu est riche en bonté. Aussi, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions spirituellement morts à cause de nos fautes, il nous a fait revivre les uns et les autres avec le Christ. – c’est par la grâce que vous êtes sauvés.

Par notre union avec Jésus-Christ, Dieu nous a ressuscités ensemble et nous a fait siéger ensemble dans le monde céleste. Il l’a fait afin de démontrer pour tous les âges à venir, l’extraordinaire richesse de sa grâce qu’il a manifestée en Jésus-Christ par sa bonté envers nous. » (Ep 2.1-7)

Et lorsqu’il ajoute :

« Oui, c’est à moi, le plus petit de tous ceux qui lui appartiennent, que Dieu a fait cette grâce d’annoncer aux non-Juifs les richesses insondables du Christ et de mettre en pleine lumière, pour tout homme, la façon dont Dieu mène ce plan à sa complète réalisation.

Ce plan, le Dieu qui a créé toutes choses l’avait tenu caché en lui-même de toute éternité.

Par cette mise en lumière, les autorités et les puissances dans le monde céleste peuvent connaître, par le moyen de l’Église, les aspects infiniment variés de sa sagesse. » (Ep 3.8-10)

L’Église, sous la direction du Christ, est décrite comme le microcosme qui reflète (ou devrait refléter) un univers divinement ordonné. Cette Église, corps du Christ, est l’avant-goût de ce à quoi un monde pacifié doit ressembler. Elle a vocation à être une démonstration dans tous les âges de la grâce libératrice de Dieu qui, dans et par le Fils, anéantit les œuvres de division et de destruction des principats et des autorités. Ce triomphe du Fils sur les forces du chaos est central à la fois en Éphésiens et en Colossiens. L’Église a vocation à être une démonstration de l’œuvre triomphale du Fils pour toute la création, visible et invisible. Il est remarquable que Dieu ait décidé de faire connaître sa sagesse à des êtres célestes – les autorités et les puissances – « par l’intermédiaire de l’Église » (Ep 3.10) plutôt que de la leur manifester directement. De toute évidence, Paul voit une portée cosmique au salut chrétien.

Christ est en nous, lui en qui se concentre l’espérance de la gloire… pour nous et pour le monde

L’Église est le corps du Christ, qui en est la tête. Elle a vocation à refléter sa pensée et à habiter sa victoire. C’est elle le monument du triomphe de Dieu en Christ. Et cela se traduit au niveau local. Le ministère de l’Église consiste dès lors à réaliser collectivement ce qui permet de répondre à sa vocation : célébrer la gloire de Dieu, démontrer la richesse de sa grâce, manifester l’extraordinaire complexité de sa sagesse. C’est là le point de convergence de l’attention et des actions de l’Église locale. Elle est appelée à participer activement au triomphe de Dieu en se laissant conduire par lui dans une dynamique de transformation. L’homme ancien doit céder la place à l’homme nouveau qui, lui, se laisse sans cesse renouveler dans son intelligence par l’action de l’Esprit et par la lumière des Écritures. Il s’agit pour l’Église de trouver, à chaque nouvelle époque, de nouvelles façons de se concevoir, tout en se rappelant ce qu’elle est et quel rôle elle joue au sein de l’univers. Sa vocation l’invite à cultiver des pratiques et des modèles de pensée, de parole et d’action qui soient un reflet de la « Tête » et de son œuvre de pacification. Cela exige une forme de créativité conduite, là encore, par l’Esprit et nourrie par les Écritures.

En fait, dire « Christ en nous, l’espérance de la gloire », c’est réaliser que nous sommes le corps et le reflet de celui en qui se concentre l’espérance de la gloire. C’est proclamer que nous attendons impatiemment ce moment où la victoire du Christ sera pleinement et définitivement manifestée dans tout l’univers. Mais c’est en même temps réaliser que nous sommes, nous Église, la démonstration et l’incarnation de cette espérance d’un monde réconcilié, pacifié, harmonieux dans sa dépendance à Dieu. Car il ne s’agit pas simplement de nous encourager mutuellement en nous redisant, à nous-mêmes, cette espérance. Il s’agit de la faire connaître au monde, d’en démontrer la validité et la force. Pour cela, il est nécessaire que celui qui garantit la vie et la cohésion de l’univers, et plus spécifiquement de l’Église dans sa dimension cosmique, soit celui qui oriente la vie et la cohésion de nos Églises locales. Beaucoup de choses sont envisageables pour avoir une vie communautaire dynamique, mais une seule est indispensable : que l’Église locale soit entièrement tendue vers le Christ, dans ses programmes, ses activités, la façon de vivre ses relations quand elle est réunie ou quand elle est dispersée…

Loin d’être recroquevillée sur elle-même, l’Église est appelée à être combative, pleinement au Christ pour être pleinement au bénéfice du monde. Elle vit du message de l’espérance et elle en fait partie en même temps. Elle est née de la Bonne Nouvelle pour devenir elle-même Bonne Nouvelle. La mission est d’envergure cosmique ! L’Église, monument du triomphe du Christ, est la démonstration que les principats et les autorités, ces êtres célestes tyranniques et destructeurs, n’ont pas submergé de façon irrémédiable et définitive la bonne création de Dieu. L’Église est, pour notre monde, un appel à une existence libérée des esclavages destructeurs, un appel à une vie nouvelle qui puise sa force dans le Christ ressuscité. Quelqu’un me dira peut-être : « L’Église peut-elle vraiment assumer une telle vocation de réconciliation et d’harmonie dans ce monde ? » Si elle devait le faire par elle-même, ma réponse serait sans appel : « Non ! » Qu’est-ce que l’homme ? Un vase d’argile sans cesse confronté à sa fragilité et à ses fissures. Mais la « Tête » de l’Église n’est-elle pas le premier-né de la création ? Le premier-né des morts ? Le premier en tout ? N’est-il pas celui qui, par la croix, a dépouillé et livré en spectacle les puissances de destruction (Col 2.15) ? Qu’est-ce que le « nouvel » homme ? Un vase d’argile sans cesse confronté à sa fragilité, certes. Mais dans ces vases d’argile que nous sommes, nous portons et continuerons de porter le trésor de l’espérance glorieuse de l’entière restauration de la création (2 Co 4.7-10). Pourquoi ? Parce que « Dieu qui a dit : “Du sein des ténèbres brillera la lumière” a brillé dans notre cœur, pour que resplendisse la connaissance de la gloire de Dieu sur le visage du Christ. » Voilà, chers amis ! Voilà pourquoi, sachant ce que Paul lui aussi savait, nous faisons nôtres son assurance et son espérance.

« Maintenant, je me réjouis des souffrances que j’endure pour vous. Car, en ma personne, je complète, pour le bien de son corps – qui est l’Église – ce qui manque aux détresses que connaît le Christ.
C’est de cette Église que je suis devenu le serviteur
… » (Col 1.24-25)

« Voilà pourquoi je travaille et je combats par la force du Christ qui agit puissamment en moi. » (Col 1.29)

Auteurs
Cédric EUGÈNE

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1.
Le Siracide et le livre de la Sagesse de Salomon ne font pas partie du canon des écrits inspirés. Ils sont simplement utiles pour se faire une idée de ce que l’on pensait dans le judaïsme pluriel du temps de Jésus et des apôtres.
2.
C’était, par exemple, le cas pour Philon d’Alexandrie.
3.
On retrouve, par exemple, de telles formules chez le PSEUDO-ARISTOTE, De mundo, 6 ; chez PHILON D’ALEXANDRIE, De cherubim, 125-126 ; chez SÉNÈQUE, Epistulae 65. 8 et d’autres encore.
4.
En Colossiens 2.10,15, Paul insiste sur le fait que Jésus est au-dessus des autorités et des principats, et qu’il les a même dépouillés.
5.
PHILON D’ALEXANDRIE, Quis rerum divinarum heres, 155.
6.
PHILON D’ALEXANDRIE, De Abrahamo, 272.
7.
PHILON D’ALEXANDRIE, De Somniis, 1.128 ; Quaestiones in Exodum 2.117.

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