INTRODUCTION
J’ai été frappé, en mai 2015, par l’intervention du pasteur Laurent Schlumberger, président de l’Eglise protestante unie de France, par laquelle il expliquait aux médias les motifs de la décision synodale récente du synode de cette Eglise, autorisant la bénédiction des couples de même sexe (1) : « L’Église cherche par là à mieux aller à la rencontre de nos contemporains, à les rencontrer là où ils en sont dans leurs questions et leurs interrogations » . Et expliquant la démarche missionnaire afférente à cette décision, Laurent Schlumberger de rajouter : « Nous passons (ainsi) d’une Église de membres, dans l’entre soi, à une Église de témoins ».
Toute légitime que cette démarche missiologique soit – vouloir contextualiser l’Évangile, s’adapter au contexte dans lequel nous nous situons pour mieux atteindre nos contemporains –, elle met néanmoins en lumière pour nous les possibles écueils et les tensions afférents à tout travail de contextualisation du message de l’Évangile, pris en tension entre deux pôles, deux exigences : le pôle contextuel (exigence d’adaptation, de souplesse, d’efficacité, de créativité) et le pôle biblique (exigence de fidélité). Et au regard de cette tension, dans le travail de communication qui nous occupe, notre meilleur allié sera la démarche dite de la contextualisation critique .
Une méthode qui assume bien sûr l’importance d’analyser, de connaître et de s’adapter au contexte culturel dans lequel nous évoluons. Mais sans s’y plier pour autant. Sans faire de concession. Intégrant ainsi une évaluation critique de la culture à la lumière de l’Écriture. Autrement dit, elle implique une démarche de communication transculturelle qui est à la fois attentive aux données contextuelles et aux données bibliques. Ceci dans le cadre d’un processus de discipulat progressif et suivi, par lequel nous allons bien chercher nos contemporains là où ils sont, là où ils en sont, les appréhendant avec leur vision du monde, leurs représentations, mais pour les conduire progressivement, par étapes, vers une vision biblique du monde. Apprentissage patient et exigeant pour chacune des parties.
Ce préalable étant fait, quel est notre contexte aujourd’hui, celui dans lequel nous sommes appelés à dire l’Evangile de Jésus-Christ ?
Pour le dire à grands traits, il est celui d’une société sécularisée, postchrétienne, laïque (c'est-à-dire, où Dieu est absent de l’espace public, de la production des savoirs, des valeurs et des normes communes). Une société dite postmoderne qui a opéré, indubitablement, un changement de paradigme notable et durable depuis les années 60. Changement qu’il nous faut intégrer dans notre communication de l’Évangile, et que Brian McLaren, figure controversée de l’Église émergente, résume ainsi, et plutôt bien :
« Depuis Descartes et le Siècle des lumières, les hommes ont cru à la toute-puissance de la raison. Ils pensaient que la vérité était universelle et accessible à l’homme. Mais les temps modernes touchent à leur fin. Aujourd’hui, nous entrons progressivement dans la postmodernité, qui abandonne l’illusion de la connaissance universelle, aussi bien en morale qu’en religion, mais aussi en science. Ce rejet de toute connaissance universelle provient de la prise de conscience du fait qu’il n’existe aucun point de vue de nulle part. Toute connaissance est située, c’est-à-dire s’inscrit dans un contexte, dans une situation historique, dans des conditions socio-économiques. C’est toujours MA connaissance et non pas LA connaissance. Ainsi, toute approche est partielle et fragmentaire. Cela va de pair avec la valorisation de l’expérience subjective, personnelle, contre l’exaltation du raisonnement universel, typiquement moderne. Au final, on ne demande plus : est-ce vrai ? Mais est-ce pertinent ? Est-ce authentique ? (2) »
Là où la pré-modernité était déterminée par le passé, la tradition ; là où la modernité avait la passion de l’avenir, du progrès, par la raison triomphante qui devait amener à coup sûr l’humanité vers des lendemains qui chantent, l’homme postmoderne ne s’intéresse qu’au présent. Ce qui compte pour lui, c’est l’expérience présente, ici et maintenant. Il vit dans l’immanence, sans référence à un au-delà ou un au-deçà de soi. Il est là et il veut vivre, et bien vivre. C’est la fin des méta-récits, des idéologies. Le champ de l’espérance se rétrécit. Les structures de pensées globales et les structures d’autorité se dissolvent. Chaque personne devient un microcosme moral et philosophique singulier, aux convictions « liquides », contradictoires et changeantes ; chacun sculptant son projet d’existence comme on sculpte son corps, sans référence à une quelconque vérité objective qui nous précéderait ou nous dépasserait.
Ce qui compte finalement, c’est que ma vérité existentielle puisse être en phase avec les besoins de ma personne, en phase avec mes aspirations profondes pour une vie épanouie, dans le concret de mes conditions d’existence. Appliquée à la spiritualité, cela donne ce qu’en exprime André Comte-Sponville : « Au fond, la spiritualité sert à vivre le mieux possible l’expérience du présent, l’ici et maintenant qui est aussi une expérience d’éternité » (3) .
En contrechamp, contrastant sévèrement avec cette approche relativiste, pluraliste, immanente et expérientielle de l’existence, l’offre religieuse traditionnelle, et d’une manière générale tout discours religieux, philosophique, moral prétendant à l’universalité, devient suspect. Il se retrouve immédiatement discrédité, perçu comme délétère, facteur de division et de cloisonnements insupportables.
L’apologète chrétien Alister McGrath l’exprime ainsi : « Une prétention à une vérité normative doit être censurée comme étant impérialiste et facteur de divisions… La prétention de quelque groupe ou individu que ce soit de détenir exclusivement la vérité doit être traitée comme l’équivalent intellectuel du fascisme » (4) .
Dans ce contexte à la fois socio-politique, épistémologique et philosophique nouveau, comment pouvons-nous donc annoncer l’Évangile, que dire et comment le dire, et dans quelles sphères même est-il d’ailleurs encore possible de le faire ? Autrement dit, quelles sont les implications de ce contexte quant à la possibilité même du témoignage chrétien dans notre société, alors que nous observons depuis quelques années des crispations autour de la laïcité ? Nous chercherons d’abord que dire et comment réagir face à ce contexte. Puis nous examinerons les implications de ce contexte laïc postmoderne (je tiens les deux ensemble pour dire la spécificité de notre contexte français) quant à la forme et au contenu de notre témoignage personnel et communautaire.
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