[Matthieu 26] ... Les disciples ont une idée remarquable pour financer le développement des actions de l'ABEJ en faveur des pauvres. Une femme a apporté un gros flacon de Chanel qui, vendu à un bon prix sur «eBay», financera de vrais projets sociaux. Hélas, cette femme, qui n’entend rien à la bonne gestion, ouvre son flacon et le verse sur Jésus. S’ensuivent des remarques désabusées des disciples devant un tel gaspillage. À ses amis scandalisés, Jésus dit: «Les pauvres, vous les avez toujours avec vous».
Est-ce encore vrai ?
Les pauvres(1) sont-ils encore aujourd’hui avec nous? Certes, ils sont dans la société, nous les voyons, nous les rencontrons. Mais sont-ils avec nous, au sens où pour eux, la communauté chrétienne représenterait une alternative d’espérance crédible dans ce monde? L’Évangile est une bonne nouvelle pour le monde parce qu’il répond à une attente profonde des hommes auxquels ils s’adressent: les pauvres.
Ma proposition est simple: l’Évangile a des conséquences sociales ou n’est pas l’Évangile. Une Église, dont l’existence n’est pas marquée de transformations au regard des normes en vigueur dans la société est une Église qui assure peut être une fonction religieuse dans la société, mais qui n’assume pas le renouvellement profond de la vie sociale qui est la conséquence de l’Évangile. Évoquant les conséquences sociales inhérentes à l’Évangile, il convient de dire que ce social ne se réduit pas à l’action sociale. Nous avons conscience de ce que nous faisons ou devrions faire pour les autres; nous n’avons pas toujours conscience de ce que nous sommes pour eux.
Si défi il y a, celui auquel nous faisons face est le défi permettre aux conséquences de l’Évangile de se manifester dans la vie même de la communauté chrétienne. La fidélité à la Bonne Nouvelle c’est aussi la fidélité à ses conséquences. L’Évangile a des conséquences sociales parce qu’il est la puissance recréatrice de Dieu. La parabole du père et de ses deux fils (Lc 15) manifeste que l’amour du père appelle la reconnaissance effective de la fraternité. La conversion par l’Évangile transforme notre représentation du monde, bouleverse l’échelle de nos valeurs, les règles tacites ou explicites, qui structurent et gèrent le fonctionnement de la société, celles qui répartissent les hommes en classes sociales et leur assignent un rôle et une place dont ils ne doivent pas sortir. Paul, (Rm 1) évoque cet Évangile, puissance de salut, tant pour les juifs que pour les grecs, c’est à dire un unique salut, un unique accès la vie unique de Dieu pour deux sphères sociales qui jusqu’à là ne devaient pas se mélanger. Indiscutablement l’Évangile bouleverse le fonctionnement de la société.
L’Évangile récuse la classification des hommes selon les impératifs de la structure sociale dominante, selon l’origine ethnique, selon l’appartenance sociale, selon la fortune ou la couleur de la peau ou de la proximité du pouvoir, etc. L’Évangile ne peut donc être que déroutant au regard du fonctionnement traditionnel de l’humanité. Les œuvres, telles que l'ABEJ, organisent, gèrent, coordonnent, manifestent, encouragent, accompagnent ces transformations, mais celles-ci ne surgissent pas de notre bonne volonté mais de la vitalité de la Croix.
Quand Jésus dit aux disciples désireux d’améliorer les conditions des pauvres: «ce que cette femme a fait envers moi, elle a bien fait de le faire», c’est une autre manière de dire: «L’homme ne vivra pas de pain seulement». Les Églises, en tant qu’elles sont dans la cité des lieux de prière, de fraternité, d’annonce de la Parole, de célébration, en tant que lieux de sens et lieux de liens, en tant qu’elles sont tout simplement des communautés chrétiennes, les Églises apportent à la cité ce que la cité ne peut pas se donner à elle même. L’Église est indispensable à la cité en étant vraiment Église. La ville a socialement besoin de lieux où des hommes prient; de lieux où des hommes s’arrachent à l’obsession de la rentabilité; de lieux où la gratuité a encore du sens.
La foi, dans la perspective biblique, répond à l’engagement unilatéral d’un tout autre, Dieu, qui s’est attaché à tous les humains et qui à cause de cet attachement a choisi de vivre l’humanité et de la vivre jusque dans la mort. Ce Dieu de la foi biblique déclare que le passage obligé vers lui, c’est le prochain. Le Dieu de la Bible met le prochain entre lui et son adorateur. (És 58 - Mt 25). Jean reformule cette exigence: «si tu dis que tu aimes Dieu que tu ne vois pas, et que tu n’aimes pas ton frère que tu vois, tu es un menteur… Nous avons de Dieu ce commandement, que celui qui aime Dieu, aime aussi son frère» (1Jn 4).
Aimer Dieu, c’est d’abord le découvrir et le reconnaître précisément comme Dieu, et aimer son frère, c’est d’abord le découvrir et le reconnaître, l’accepter, l’accueillir, dans sa réalité de frère. Il n’est jamais simple de dire à celui que toute notre éducation nous fait ressentir comme un être moindre: «toi et moi sommes frères!» C’est-à-dire que lui - qui qu’il soit - et moi qui que je sois - nous partageons une vie unique reçue d’un Père unique. Une telle reconnaissance de fraternité est au cœur de la Bonne Nouvelle. Elle n’est saisissable que par une conversion authentique. C’est cela que Pierre, à la fin d’une expérience spirituelle intense, exprime dans l’une des plus belles paroles du Nouveau Testament: «Dieu m’a montré qu’il ne fallait dire d’aucun homme qu’il est souillé ou impur» (Ac 10.28). Cette affirmation, de nature théologique, a des conséquences sociales infinies. Pour certains, l’idéal démocratique, au sens moderne du terme, à savoir la reconnaissance de l’égalité de chaque citoyen, reconnu dans sa parole, dans ses droits, sans regard à ses origines ni à sa classe est l’heureuse conséquence de la proclamation de l’Évangile.
Les conséquences dans la constitution de la communauté chrétienne initiale.
L’une des évolutions récentes dans la compréhension des textes bibliques tient à la prise en compte du contexte social dans lequel ces récits ont été énoncés. Approcher le texte des épîtres à partir de cette perspective manifeste qu’un vocabulaire, ayant au fil du temps été "spiritualisé", a d’abord été reçu comme un langage en référence à des expériences quotidiennes. Certaines évocations bibliques ne sont facilement compréhensibles que par des pauvres, parce qu’elles sont d’abord adressées à des pauvres, au regard de leur expérience ordinaire de l’existence - cf. Rm 6: «Après avoir été esclaves du péché, vous êtes esclaves de la justice». L’Église de Rome est essentiellement formée d’esclaves, qui savent ce que veut dire "être esclave". Nul besoin d’un fin prédicateur pour le leur expliquer!
Grâce aux travaux de G. Thiessen, on connaît bien aujourd’hui la constitution sociale de l’Église ancienne. Or, ce que l’Église était socialement à son origine questionne ce qu’elle est aujourd’hui. Les historiens sont catégoriques. L’Église pré-constantinienne est formée majoritairement de catégories de populations mal intégrées à l’empire romain, soit que l’empire ait échoué à les intégrer, soit qu’il ait refusé de les intégrer. Cette société nouvelle qu’est l’Église constitue pour ces populations là, par la nature même de son message, une alternative d’intégration ouverte et donc différente de celle qui dominait l’empire. Là, dans l’Église, on leur reconnaît une valeur qui n’est pas celle du marché des esclaves ou de leur productivité. La foi au Christ ouvre aux catégories sociales écartées de la culture dominante, une nouvelle forme de société, c’est-à-dire de reconnaissance sociale, de liens, de solidarité. L’Église est alors le lieu où une valeur est affirmée pour la parole des sans-paroles. Cette construction sociale de l’Église dans les marges d’une société adaptée à la culture impériale est logique au regard de l’Évangile. On ne peut pas proclamer un Jésus proche des pauvres et des méprisés, représentant pour eux une espérance, et espérer attirer le bourgeois! ["bourgeois", ici au sens sociologique: celui dont le bonheur est d’être reconnu par sa conformité au système dominant]. Il y a là, une des clefs importantes pour comprendre la parole de Jésus: «Il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume». Cela lui est difficile précisément parce qu’il trouve son identité dans la conformité à un système qui l’honore!
Ce que Paul écrit, par exemple aux Galates (ch.4), «ni juifs, ni grecs, ni esclaves, ni libres; ni hommes, ni femmes, car tous vous êtes un en Jésus Christ» ou encore aux Éphésiens (ch.2): «vous n’êtes plus des étrangers, des exilés; mais vous êtes concitoyens des saints, membres de la maison de Dieu», doit s’entendre non plus comme un langage métaphorique spiritualisé, mais comme une proclamation défiant une réalité immédiate. Idem des textes comme celui de l’épître aux Corinthiens: «Il n’y a pas parmi vous ni beaucoup de sages, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles! Dieu a choisi les fous, les faibles, les méprisés…». Les "fous", les "faibles", les "méprisés" ces mots reprennent probablement ceux que la bourgeoisie corinthienne, bien intégrée à la culture romaine, utilisait pour qualifier cette population de seconde zone qui formait le gros de l’Église.
Dans la société romaine, les juifs, les esclaves, les femmes, les étrangers sont les marginaux, les sans-papiers et les sans-statuts de l’époque. L’Église, peuple du Christ, est le lieu possible de leur dignité, de leur reconnaissance. C’est une société nouvelle où nul ne peut leur nier leurs droits: ils sont membres de la maison de Dieu. Le langage biblique a donc aussi une dimension de langage politique provocant. Ce langage sera réduit à de la métaphore avec la constantinisation de l’Église à partir du IVèmesiècle. C’est à dire par son embourgeoisement, quand l’idéal n’est plus la ressemblance à Jésus-Christ mais l’approbation de la noblesse impériale. En lui même le titre de "Kurios" par lequel l’Église confesse sa foi en Jésus-Christ, est d’abord dans la société romaine le titre accordé à l’empereur.
De ce constat tirons une conclusion. La dimension sociale de l’Évangile ne se réduit pas à l’action caritative et humanitaire. L’Évangile fait naître une Église qui est en elle-même un lieu d’intégration d’hommes et de femmes marginalisés dans la société. Ainsi on ne peut pas détacher la question de ce que l’Église fait de celle de ce que l’Église est. La communauté chrétienne doit s’interroger à propos de la place des pauvres en son sein. Représente-t-elle encore aujourd’hui une alternative de reconnaissance et d’intégration? L’attention évangélique aux pauvres, suppose leur reconnaître la place pleine que Dieu leur a préparée dans son Église. L’action sociale, comme geste caritatif envers les plus démunis, peut maquiller un échec. Une Église peut avoir une action sociale extérieure efficace et utile mais maintenir en son sein les hiérarchies ayant cours dans la société. L’épître de Jacques (ch.2), exhorte à ne pas reproduire dans la place accordée dans la communauté chrétienne les ségrégations respectées dans la société. Où en sommes-nous réellement? De là découle une seconde question dont le mérite est de garder l'ABEJ et la FEEBF(2) la main dans la main: développons-nous des Églises ayant la volonté d’accueillir ces populations que la société française refuse ou a été incapable d’intégrer?
L’Église comme elle même lieu d’une intégration et d’une reconnaissance, ne concerne pas uniquement la grande marginalité sociale très problématique comme celle des sdf. L’Église doit aussi s’interroger sur la place qu’elle accorde aux personnes atteintes de maladies mentales et donc les moyens qu’elle se donne dans cette perspective; c’est aussi la question fréquente et douloureuse de la place entière reconnue aux personnes seules vivant dans des Églises présentant, à tort, le couple et la famille comme un idéal chrétien.
Si la foi est inséparable du courage qui la met en œuvre, une forme de ce courage, c’est de vouloir l’Église comme la société alternative à une société qui rejette les pauvres tout en ne cessant d’en produire; c’est ce courage de renoncer au désir d’embourgeoisement, à l’obsession obscure d’être adoubé par le système, de faire dans le religieusement correct, le correct n’étant pas déterminé par l’Évangile mais par le regard social.
Au cœur de cette transformation permanente, il y a l’exigence essentielle de Dieu qui s’exprime tout au long des Écritures par ce mot: "justice".
Une question de justice.
L’exigence de justice du Dieu juste est une constante de la Bible. Il vaut de relire les mots d’introduction du récit dit de l’intercession d’Abraham "en faveur de Sodome", en fait "en faveur de la justice". Cette intercession s’ouvre par Dieu faisant mémoire de son choix unilatéral d’Abraham afin que celui-ci enseigne ses fils et sa maison selon la justice et l’équité (Gn 18.19). L’intercession à proprement dit, c’est Abraham qui retourne sa vocation vers Dieu lui même: «le juge de toute la terre n’agirait-il pas avec équité?». Le psaume 58 est un réquisitoire radical contre les juges iniques, c’est-à-dire contre ceux qui détiennent une puissance publique et la détourne à leur profit. Le sermon sur la montagne (Mt 5-7) porte une double référence à la justice, à propos de ceux qui en ont faim et soif et à propos de ceux qui sont persécutés à cause d’elle. La transformation sociale chrétienne manifeste ce souci de justice. Dom Elder Camara disait: «tant que je donne du pain aux pauvres, tout le monde m’admire et me félicite. Quand je demande pourquoi il y a des gens qui ont faim, on me traite de dangereux gauchiste et de marxiste insidieux!». Il est si tentant d’oublier les parole sévères de Jésus: «Malheur à vous, pharisiens, vous négligez la justice et l’amour de Dieu» (Lc 11.42), «vous faites de longues prières et vous dévorez les maisons de veuves» (Lc 20.47).
Laissons Saint Augustin conclure: «L’Espérance a deux filles superbes: la colère et le courage. La colère pour que ce qui ne doit pas être ne soit pas, et le courage pour que ce qui doit être soit».