Introduction
Comment se fait-il que nous sachions tous qu’un jour nous mourrons, mais que nous n’en parlons pas et n’y pensons pas beaucoup ? Quantité de conseillers autoproclamés en sagesse de vie nous disent qu’il faut « positiver », c’est-à-dire se concentrer sur les choses positives de la vie. Cela implique qu’il ne faut pas se focaliser trop longtemps sur les aspects négatifs, car cela va nous empêcher de nous épanouir pleinement. Suivant ce conseil, nos contemporains ont tendance à éviter le sujet de la mort.
En même temps, ce sujet est banalisé. Le pasteur américain Phil Letizia a raison de dire que la culture occidentale est marquée par une confusion. D’un côté, la mort est omniprésente dans les jeux vidéo, les films d’action, les séries de télévision, les chansons de rap et de rock. Nos contemporains sont à l’aise avec la mort lorsqu’elle est sujet de divertissement, tant qu’ils n’ont pas à rencontrer sérieusement la réalité de la mort. D’un autre côté, la réalité de la mort est poussée à la marge de l’expérience quotidienne. Beaucoup de parents sont terrifiés à l’idée même de laisser leurs enfants visiter le chevet de leur grand-mère mourante, de peur que cette expérience ne les affecte négativement. « Notre formation culturelle actuelle n’a ni la profondeur ni le pouvoir de nous donner de l’espoir, face à cette réalité qui est pourtant inévitable(1). »
Ceci est un phénomène assez récent dans l’évolution des cultures occidentales, en Europe comme en Amérique et ailleurs. Jusqu’au grand bouleversement culturel et au début de la déchristianisation à grande échelle dans les années 1960 et 1970, les gens vivaient avec une conscience plus claire de la mort. Dans une de ses chroniques sur la santé, le médecin Gabriel Combris note que la vieillesse et la mort sont les nouveaux tabous. Aujourd’hui, les « personnes âgées » vivent quasiment toutes à l’écart, isolées du reste de la société. Fini, le temps de la grand-mère qui restait en famille jusqu’au bout, assise près du feu sur son siège à bascule. Dès que les personnes deviennent dépendantes, elles sont logées dans des maisons de retraite, des EHPAD. Quant à l’attitude de nos contemporains vis-à-vis de la mort en tant que telle, notre médecin ironise :
« Notre époque parle sans honte de sexe et d’argent, fière de montrer qu’elle a réglé leur compte aux interdits d’autrefois. Mais évoquez avec elle le corps malade qui attend son heure, la mort qui rôde, et là elle se froisse, l’air tout d’un coup bien sérieux, en disant qu’il ne faut pas être sinistre(2) ! »
Religions et conscience de la mort
La conscience de la mort a joué un rôle important dans toutes les cultures anciennes ainsi que dans toutes les religions. On ne compte pas les représentations de l’au-delà, les rites autour d’un décès et les cultes rendus aux divinités censées déterminer le sort des humains mortels.
Dans cet article nous nous intéressons plus particulièrement à la conscience de la mort dans la philosophie gréco-romaine dans l’Antiquité, et comment le christianisme l’a adoptée et transformée. Les cultures européennes, occidentales, sont issues de la rencontre entre l’héritage culturel de « Rome » et « Athènes » d’une part, et la foi chrétienne d’autre part, la dernière étant fondée sur la Bible et la religion d’Israël. Le christianisme a intégré l’héritage gréco-romain dans un nouveau cadre religieux et éthique et dans une nouvelle vision du monde basée sur la révélation biblique. C’est ainsi qu’il a façonné les cultures européennes. Y compris l’attitude vis-à-vis de la réalité de la mort.
De nos jours en Occident, beaucoup de gens ont pris leurs distances avec les racines chrétiennes de notre culture. En même temps, ils s’inspirent souvent de la philosophie gréco-romaine pour réfléchir aux questions fondamentales d’une manière rationnelle et dans un cadre non-religieux. S’agissant de la mortalité des humains, deux approches se confrontent aujourd’hui, l’une religieuse, basée sur la raison humaine et la révélation de Dieu, l’autre séculière, basée sur la seule raison et en rupture avec la tradition culturelle de l’Occident.
Memento mori
Commençons par l’Antiquité. Pour dire l’importance de penser que nous sommes mortels, les Romains utilisaient l’expression memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir »). Elle est proche d’une autre locution latine : sic transit gloria mundi (« ainsi passe la gloire du monde »).
La conscience de la mort était aussi présente dans la philosophie grecque. Les philosophes ont voulu comprendre le monde avec les ressources de la raison humaine, sans faire appel aux mythes religieux. Il leur a suffi de transformer les dieux (celui du ciel, Ouranos ; celui de la terre, Gaïa, etc.) en éléments matériels, et de se mettre à les penser. C’était une extraordinaire révolution dans l’histoire humaine(3). Ainsi, les philosophes ont-ils essayé de comprendre la réalité de la mort et ses conséquences pour la vie humaine, sans les intégrer dans un cadre religieux.
Le memento mori était une pratique, prônée par de nombreux philosophes de l’ère gréco-romaine, qui consiste à méditer sur sa mortalité. Ce n’était pas pour eux une manière d’être morbide ou de faire peur, mais une discipline qui donne de la force pour agir. L’idée était de se concentrer sur la chose en face, en se rendant compte que c’est peut-être la dernière chose que l’on va faire dans sa vie. Le philosophe Démocrite (470-360 av. J.-C.) s’est entraîné en expérimentant la solitude et en fréquentant des cimetières. Son contemporain, Platon, a introduit, dans son récit de la mort de Socrate, l’idée que la bonne pratique de la philosophie ne concerne « rien d’autre que de mourir et d’être mort(4) ». En d’autres termes, on meurt chaque jour dans le sens de prendre conscience de sa mortalité et d’en tirer les conséquences pour ce que l’on va dire et faire.
Stoïciens
Les stoïciens étaient particulièrement prééminents dans leur pratique du memento mori. Né avec une maladie chronique qui a occupé une place importante tout au long de sa vie, le fameux sénateur et philosophe romain, Sénèque (4 av. J.-C. – 65 apr. J.-C.) réfléchissait constamment à l’acte final de la vie terrestre. Dans une de ses « lettres morales », il écrit :
« Préparons nos esprits comme si nous arrivions à la toute fin de la vie. Ne reportons rien. Équilibrons les livres de la vie chaque jour. Celui qui met la touche finale à sa vie chaque jour ne manque jamais de temps(5). »
Épictète (50-135 apr. J.-C.) disait à ses étudiants qu’en embrassant leur enfant, frère ou ami, ils devraient se rappeler qu’ils sont mortels, freinant leur plaisir. Son adage :
« Gardez la mort et l’exil devant vos yeux chaque jour, avec tout ce qui semble terrible. Ce faisant, vous n’aurez jamais une pensée basse et vous n’aurez jamais un désir excessif(6). »
L’empereur et philosophe Marcus Aurelius, qui régna de 161 à 180 apr. J.-C., a invité ses lecteurs à considérer à quel point toutes les choses mortelles sont éphémères et insignifiantes. « Vous pouvez quitter la vie maintenant. Laissez cela déterminer ce que vous faites, dites et pensez(7). »
Dans la Rome antique, lorsqu’un général victorieux faisait son tour cérémoniel dans les rues de Rome pour célébrer son triomphe, un serviteur devait se tenir debout derrière lui sur son char et chuchoter cette phrase à son oreille, afin de lui rappeler qu’il devait se souvenir qu’il était mortel. Autrement dit, malgré votre succès d’aujourd’hui, demain sera un autre jour – quel rappel à entendre au sommet de la gloire et de la victoire ! Il est pourtant plus probable que le serviteur disait une phrase plus complète : Respice post te, hominem te esse memento ! (Regarde autour de toi, et souviens-toi que tu n’es qu’un homme !). Nous avons pour cela le témoignage du Père de l’Église, Tertullien, au début du 3ème siècle(8).
L’attitude stoïcienne
La façon de penser et le mode de vie prônés par les stoïciens gréco-romains ont exercé une grande influence dans les cultures européennes et occidentales, et ce jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, ...