Je suis frappé du caractère péremptoire des avis sur le sujet de l’euthanasie, y compris dans les Églises. Une jeune femme d’une trentaine d’années avec qui je discutais du débat sur la légalisation de l’euthanasie me disait spontanément: «j’espère que ça n’arrivera jamais» tandis qu’une autre, protestante septuagénaire, proclamait comme un cri du cœur: «je suis pour l’euthanasie!» On peut soupçonner que l’âge n’est pas sans influencer l’opinion, la perspective de la fin de vie étant bien plus concrète dans le deuxième cas. Le mari de cette dame me citait en faveur de l’euthanasie un exemple qui, comme il le décrivait, était un arrêt de traitement et non pas une euthanasie. Ces avis péremptoires et ces confusions appellent une clarification pour faire le tri dans les croyances sur ce qu’est ou n’est pas l’euthanasie. Il faut aussi faire prendre conscience des enjeux sociaux d’une légalisation de l’euthanasie et notamment de la question de la solidarité sociale: nous ne sommes pas seuls, nos paroles, nos actes ont un retentissement social.
Mais expliquer et clarifier les notions est insuffisant si, plus profondément, on n’écoute pas les peurs. On s’aperçoit que, derrière bien des raisonnements favorables à l’euthanasie, il y a tout simplement la peur: peur de souffrir, d’être abandonné, peur de se voir se dégrader physiquement ou mentalement. Avant de débattre, il faut une pastorale de la peur qui commence par l’écoute: «De quoi avez-vous peur?». Mais en préambule, pour prendre un peu de recul, nous voudrions préalablement replacer cette idée de «bonne mort», c’est le sens du mot euthanasie, en perspective historique,en montrant le contraste impressionnant entre notre conception contemporaine de la «bonne mort» et celle qui régnait au Moyen Âge.
BRÈVE HISTOIRE DE LA PEUR DE LA MAUVAISE MORT
Si l’on parle de bonne mort, c’est bien qu’on en craint une mauvaise! Qu’est-ce que la bonne mort pour nous aujourd’hui? Rapide et sans souffrance! L’idéal serait de mourir dans son sommeil, de mourir sans s’en apercevoir. Pourtant la mort brutale n’est pas une «bonne mort» pour les proches, les études sur le deuil l’ont montré, car ils n’ont pas le temps de se préparer. Cette «bonne mort» contemporaine oublie donc l’entourage et l’effet produit sur lui, elle adopte un point de vue purement individuel. Marie-Frédérique Bacqué, professeur de psychopathologie, fait remarquer:
«Les partisans de l’autonomie absolue laissent loin derrière eux ceux qui partagent leur vie et leur lignée… ils décident de leur mort sans se préoccuper de ceux qui restent, «mort solitaire et rationnelle» le prototype de la mort moderne «mort choisie, sans dieu, rapide et sans souffrance et égoïste, sans se retourner…»(1). Dans la Bible Jacob appelle ses fils sur son lit de mort car il a une bénédiction à leur transmettre. Jusqu’au XIXème siècle encore, la bonne mort est la mort chez soi, entouré de sa famille (voir les tableaux de Greuze). Dans le film «Les invasions barbares», le héros qui a demandé l’euthanasie meurt seul; on mesure l’écart.
Au Moyen Âge au contraire, la mort brutale était une mauvaise mort. On craignait une telle mort qui surviendrait sans qu’on ait eu le temps de se confesser, de recevoir les derniers sacrements etc. La bonne mort au Moyen Âge c’est donc celle pour laquelle on a eu le temps de se préparer à rencontrer Dieu. Dans la Bible, on voit le prophète Ésaïe prévenir le roi Ezéchias: «Donne des ordres à ta maison car tu vas mourir». Le Dr Isabelle Marin, formatrice en soins palliatifs, qui enseigne aux médecins à annoncer le pronostic mortel à leur malade, fait remarquer que jusqu’au XIXème siècle, on avait l’obligation morale de dire au malade qu’il allait mourir et que c’était le prêtre qui en était chargé, mais qu’à partir du XIXème le prêtre sort de la scène de la fin de vie, où il est remplacé par le médecin et, avec lui, entre le mensonge! En effet, lui ne va pas dire au patient qu’il va mourir! Et c’est un médecin qui l’avoue !(2)
Au Moyen Âge, la plus grande crainte c’était de souffrir spirituellement dans l’au-delà: on craignait l’enfer. Aujourd’hui, la plus grande crainte c’est de souffrir physiquement et/ou moralement ici-bas dans ses derniers moments. Il y a eu donc un transfert de l’au-delà à l’ici-bas. Ce transfert s’explique bien sûr par la déchristianisation, la perte de la croyance en une vie après la mort. Mais la question se pose: pourquoi la crainte n’a-t-elle pas disparue et s’est-elle simplement déplacée? Après tout, nous sommes bien mieux armés pour lutter contre la douleur que nos ancêtres, alors pourquoi cette peur panique sociale? Ne faudrait-il pas interroger cette peur? L’euthanasie comme discours des bien-portants n’est-elle pas un moyen de régler, en paroles, l’angoisse de la mort?
Continuons la comparaison historique: quel est le garant de la «bonne mort» aujourd’hui? C’est le médecin. Quel était le garant de la bonne mort au Moyen Âge? C’était le prêtre. Au XVIème, avec la Réforme protestante, se produit une rupture: le garant de la bonne mort, ce n’est plus le prêtre, c’est la foi que met le mourant dans le Christ. L’article premier du catéchisme de Heidelberg (catéchisme réformé de 1563) à la question «Quelle est ton unique assurance dans la vie comme dans la mort?» donne cette réponse:
«C'est que, dans la vie comme dans la mort, j'appartiens, corps et âme, non pas à moi-même, mais à Jésus-Christ, mon fidèle Sauveur: par son sang précieux, il a totalement payé pour tous mes péchés».
Aujourd’hui, le garant de la bonne mort c’est le médecin, mais c’est un garant à qui on ne fait pas totalement confiance. La loi Léonetti sur la fin de vie entérine d’ailleurs cette méfiance, puisqu’elle elle permet au malade de rédiger des «directives anticipées du patient» à l’intention du médecin et qu’elle instaure une «personne de confiance» que le malade peut désigner à l’avance pour s’assurer que ses directives seront bien appliquées. On se tourne donc vers la loi pour nous garantir une bonne mort. C’est d’ailleurs la démarche de ceux qui demandent la légalisation de l’euthanasie. Or cette foi en la législation est une illusion et une utopie. La loi peut limiter les excès, l’«acharnement» ou plutôt l’«abus» thérapeutique, encourager la lutte contre la douleur, les soins palliatifs… mais elle ne peut en aucun cas nous garantir une bonne mort.
Nous avons été heureux de lire une mise en garde contre cette illusion sous la plume d’une psychologue spécialiste des soins palliatifs, Murielle Jacquet-Smailovic: «l’accompagnement des personnes gravement malades…ne saurait se confondre avec la proposition d’une “bonne mort”»(3). Elle dénonce un fantasme de toute-puissance derrière ce désir d’apprivoiser la mort.
Marie de Hennezel raconte que, chaque fois que des patients en soins palliatifs interviewés s’étaient senti «l’obligation de faire bonne figure», de rendre la mort «aimable» et acceptable pour le téléspectateur, nous ne manquions pas d’observer un retour de bâton dans les jours qui suivaient»(4) sous forme d’agressivité, de délire, etc.
Un médecin suisse, le Dr Yvette Barbier, qui a accepté d’accompagner son patient dans une procédure de suicide assisté organisée par l’association «Exit», témoigne de «phrases rudes à entendre» comme: «Vous devez boire votre verre vous-même et vous devez le boire en une minute, sinon ça n’agira pas». Elle conclut: «pour moi, c’est une mort violente»(5).
Clarifications: comment définir aujourd’hui l’euthanasie?
Dans sa définition de l’euthanasie, le Nouveau Dictionnaire de bioéthique insiste sur deux notions: l’euthanasie est une action (actes positifs ou négatifs pour mettre fin à la vie) faite avec une intention (donner la mort). Il note qu’aux Pays-Bas les participants au débat se sont mis d’accord sur une définition très limitée: «L’euthanasie, c’est...