Introduction
Les codes de déontologie des métiers d’aide à la personne sur le plan psychologique (psychologues, psychothérapeutes, etc.) incluent l'obligation d'être au bénéfice d’une supervision, sous une forme ou une autre. Pour ces métiers-là, cela nous paraît normal et nécessaire, voire rassurant pour les clients, surtout lorsqu’on sait combien écouter et accompagner les personnes en souffrance peut être lourd et épuisant.
N’est-il pas étonnant que les pasteurs n'aient pas la même obligation ? Ils ne font pas un travail de psy, certes, mais leur rôle de berger les amène à être au contact de situations humaines complexes, avec leurs lots de pressions, attentes, problématiques et souffrances.
À qui le pasteur peut-il parler des situations complexes qu’il rencontre et de leur impact sur lui (et parfois sur son couple et sa famille) ? Vers qui peut-il se tourner pour bénéficier d’un regard extérieur, lui permettant de prendre le recul nécessaire afin d’analyser les situations et sa manière de les gérer ?
De multiples études par rapport aux métiers du soin (infirmier, psychologue, urgentiste…) révèlent que l'un des facteurs les plus importants pour la prévention du burn-out et des dérapages est le fait de bénéficier d'une supervision.
I. La Supervision : de quoi parle-t-on ?
Le terme est un peu trompeur, car le préfixe « super » peut suggérer une notion de hiérarchie ou de supériorité entre le responsable et l’employé qui lui est subordonné. Il ne s’agit pas de cela ici.
De quoi s’agit-il ? En s’appuyant sur des situations concrètes, la supervision (tout comme l'analyse de la pratique) offre un regard extérieur sur essentiellement deux aspects du vécu du supervisé : sa pratique professionnelle, et l'impact de celle-ci sur sa personne et son fonctionnement.
Quatre formes de supervision
Notons que la supervision peut prendre quatre formes, toutes utiles, nécessaires et complémentaires, toutes permettant un recul sur sa pratique professionnelle et ses impacts.
Intravision : la relecture personnelle
Après un entretien pastoral, une réunion, une prédication, un culte ou un autre événement, un moment de réflexion et d'évaluation personnelle donnera l’occasion de faire la relecture de ce qui s’est passé et d’identifier ses impressions et son ressenti, ce qui résonne au fond de soi, ainsi que ce que l’on souhaite retenir, améliorer ou analyser pour une prochaine fois.
Supravision : la relecture dans la prière
Notre superviseur par excellence c’est le Seigneur. Un moment de dialogue avec lui fait partie des bonnes pratiques : Seigneur, as-tu pu avoir la place que tu voulais dans cet entretien, visite ou intervention ? Ai-je été l’ouvrier que tu souhaitais, sensible à ta direction ? Que veux-tu me dire à la suite de ce qui s'est passé ?
Supervision : la relecture avec une personne extérieure et formée à la supervision
Quoiqu’utile et nécessaire, notre grand problème est le manque de superviseurs. Cela peut aussi avoir un coût financier, mais ce dernier point ne devrait pas nous décourager vu le bénéfice que cela apporte.
Intervision : la relecture entre pairs
Cela consiste à organiser avec des pairs des temps d’échanges et à se retrouver sur le plan régional avec ses collègues dans le ministère. C’est la solution que nous allons développer.
L’intervision
L’intervision est une forme structurée de supervision entre pairs qui donne à des personnes exerçant une même profession un cadre bienveillant dans lequel elles peuvent partager leurs situations et problématiques professionnelles.
L’intervision permet à chacun de bénéficier du regard des autres et de l’intelligence collective pour favoriser l’apprentissage, l’amélioration de sa pratique et la gestion des défis liés au ministère.
Lorsqu’elle est bien menée et bien pratiquée, cette forme de supervision ne sera ni intrusive, ni contrôlante, ni directive ou autoritaire.
Les bénéfices
« Il me semble qu’il y a quelque chose de pas très normal, voire de malsain, lorsque je me retrouve à écouter plein de gens, en les accompagnant pastoralement, et que ces gens se ‘déshabillent’ pour se confier à moi, mais que moi, de mon côté, je ne parle à personne de ma manière de vivre et de gérer ce que j’ai entendu… » (témoignage d’un pasteur)
En effet, dans la solitude de sa pratique, le pasteur risque de devenir son propre référent.
Voici donc quelques bénéfices que l’on peut tirer de l’intervision :
Concernant sa pratique professionnelle :
- Elle contribue à l’amélioration de ses compétences professionnelles, elle favorise le développement professionnel et personnel.
- Elle apporte une aide technique, sur un aspect particulier de la pratique du pastorat.
- Concernant les impacts sur soi et son entourage :
- Elle permet de se sentir compris et soutenu et de contrer la solitude du rôle pastoral.
- Elle aide chacun à renforcer sa conscience de sa pratique : ce que je fais, pourquoi je le fais, et avec quelles conséquences possibles. Elle développe la lucidité sur soi et sur les situations du ministère et amène à une meilleure gestion de soi et des résonances liées à certaines situations du ministère qui ont un impact sur soi ou sur sa famille.
- Elle aide à prendre de la distance pour mieux gérer les situations complexes.
- Elle permet de mieux gérer le secret professionnel, tout en le respectant, afin de ne pas se retrouver seul à porter le poids d’une situation compliquée.
À propos de ce dernier point, comme le souligne Sabine Bataille(1), il y a souvent un décalage entre le travail prescrit, le travail réel et le travail vécu. Entre le travail prescrit (notre cahier des charges) et le travail réel (ce que nous sommes amenés à faire et à gérer réellement, dans la réalité de notre quotidien), un décalage existe car les choses prennent plus de temps dans la réalité que sur le papier, avec les interruptions, les retards, les pannes et les obstacles.
De plus, il y a une différence à faire entre le travail réel et le travail vécu (comment chacun vit la réalité de son travail) à cause de l’énergie que chaque tâche demande à chacun et l’impact de notre travail sur notre personne, avec ses limites et ses fragilités.
Parfois nous mesurons difficilement ce que l’accomplissement de certaines tâches et la gestion de certaines situations nous coûtent en termes de temps, d’énergie, d’investissement émotionnel, et de fatigue physique et nerveuse.
La réalité de ces décalages, avec le risque d’épuisement qui en résulte, peut faire partie de ce qui est partagé dans un groupe d’intervision.
Le cadre
C’est le cadre qui rend l’intervision efficace et utile, au-delà de ce qui se fait déjà entre les pasteurs dans leurs pastorales. Ce cadre va donner aux membres du groupe le sentiment de confiance et de sécurité dont ils auront besoin pour pouvoir parler librement de leur pratique. Il sera basé sur quelques règles de fonctionnement, tels que la confidentialité, le respect, et le non-jugement.
En effet, la confiance dans un groupe est cultivée lorsque chaque membre :
- Veille au respect et au non-jugement de chacun ;
- Traite ce qu’il entend avec confidentialité (ce qui est dit dans le groupe reste dans le groupe) ;
- Se garde de présenter son expérience comme normative ou exemplaire puisque l’expérience de chacun est unique ;
Fréquence, durée et nombre de participants
Un groupe d’intervision se réunit en général sur une durée déterminée (par exemple d’octobre à juin), de manière mensuelle ou bimestrielle, pour des séances d’environ trois heures. Quant au nombre de participants, l’idéal sera entre cinq et huit.
La gestion du secret
Bien entendu, le pasteur est tenu de respecter le secret de la confession lié à sa fonction pastorale. Mais lorsqu’il est seul face aux confidences qu’il recueille et aux situations qu’il doit gérer, cela peut devenir lourd à porter.
Fort heureusement, dans la mesure où le cadre d’une supervision ou intervision ne présente pas de danger de fuite, le superviseur ou les pairs étant extérieurs à la situation, le pasteur peut s’autoriser à partager une situation délicate, tout en veillant à respecter scrupuleusement l’anonymat des personnes concernées. Sera donc mis en commun uniquement le strict nécessaire pour décrire la situation afin de se faire conseiller par son superviseur ou ses pairs, en omettant tout détail ou information qui permettrait d’identifier les personnes.
II. La méthode du codéveloppement au service de l’intervision pastorale
Il ne suffit pas de se réunir entre pairs pour que les échanges soient fructueux. Nous avons tous vécu de nombreuses réunions entre pairs, qui ont seulement permis de traiter des choses en surface, et desquelles les participants repartent, toujours seuls avec leurs soucis. C’est pourquoi nous avons choisi de nous appuyer sur un outil éprouvé.
L’approche que nous avons choisie est celle du codéveloppement, un outil d’intelligence collective employée pour le développement professionnel(2). Elle permet de poser un cadre de travail qui structure le temps d’intervision et les interventions des participants afin de favoriser la confiance et l’expression des participants.
Comment se déroule une séance d’intervision ?
A) Les rôles des participants
Les trois rôles nécessaires au fonctionnement d'un groupe de codéveloppement sont(3) :
-
Le rôle de « client » porteur d'une préoccupation, d'un problème ou d'un projet qui souhaite être aidé à réfléchir, explorer, trouver des pistes, des regards différents. Le client change à chaque séance ;
- Le rôle de « consultant », de contributeur au service du client dans sa situation ; les consultants apportent leurs expériences, leurs regards, leurs suggestions, leurs pistes d'action, leurs ressentis en fonction de la demande du client ;
-
Le rôle « d'animateur » : l'animateur guide le groupe tout au long des six étapes du codéveloppement. Formé à cette approche, attentif à la fois au processus et au contenu de la séance, il stimule les interactions au sein du groupe. Il veille au respect du cadre.
Les rôles de « client » et de « consultant » changent d'une séance à l'autre.
B) Le déroulé type d'une séance
Le groupe est assis en cercle ou autour d’une table, et la séance débute par :
- Un rappel des principes de la confidentialité et de l’écoute bienveillante ;
- Un bref retour sur la séance précédente : le client de la séance précédente fait un retour sur ses expérimentations, ses apprentissages et l’évolution de la situation ;
- Le choix du nouveau sujet de consultation : le groupe décide qui souhaite être le client et qui sera l’animateur. Les autres membres du groupe seront les consultants. Le choix commun du sujet permet au groupe de choisir un sujet qui intéresse plus d’une personne et permettra, y compris pour les consultants, de bénéficier de ce temps d’intervision.
Ensuite les échanges du groupe sont structurés par un processus en six étapes, dont l’animateur sera le garant du bon déroulement :
- Exposé : Le client expose un problème, une préoccupation ou un projet, et les consultants écoutent.
- Clarification : Les consultants partagent leurs ressentis et posent des questions de clarification. Le client répond et précise.
- Validation : Le client formule ou clarifie sa demande ou sa question au groupe, que les consultants reformulent et sur laquelle tous s’entendent.
- Consultation – exploration : Le client tourne sa chaise pour avoir le dos au groupe et il écoute sans faire de commentaires(4). Les consultants réagissent : ils partagent librement leurs impressions, questions réflexives, réactions, commentaires, idées, interprétations, conseils, suggestions... (sans recherche de consensus). Pendant ce temps, le client écoute sans débattre et note les suggestions des consultants. Il fait préciser au besoin. L’animateur peut participer comme consultant.
- Assimilation, synthèse et plan d’action : Le client prend un temps de réflexion pour assimiler et synthétiser l'information. Il note ce qu'il retient et conçoit un plan d'action. Les consultants l’aident à préciser et compléter au besoin. Pendant ce temps, les consultants font la synthèse de leurs apprentissages du jour.
- Apprentissages et évaluation : Le client et les consultants décrivent leurs apprentissages respectifs. Ils terminent en partageant leur évaluation de la séance et font le point sur le déroulement pour réguler si besoin.
Tout au long de ce processus c’est le client qui est expert de sa situation. Il garde sa liberté de partager ce qu’il veut, retenir ce qui lui paraît utile et pertinent, et mettre en œuvre ce qui lui semble adapté.
Comme tous les outils, l’intervision nécessite d’apprendre à s’en servir. Et plus les participants seront eux-mêmes conscients des différents enjeux relationnels et professionnels qui peuvent survenir dans leurs pratiques, plus il leur sera possible de bénéficier de l’intervision.
III. Pistes de problématiques pouvant éclairer certaines situations traitées en intervision
Bien des sujets liés au travail pastoral et à la vie d’Église peuvent être traités dans un groupe de codéveloppement. Participer à un groupe sera non seulement facteur de réflexion, d’aide et d’apprentissage, mais pourra aussi servir de garde-fou contre certains dangers ou dérapages liés à certains phénomènes récurrents et délétères sur lesquels il est utile de mettre des mots.
a. Le surfonctionnement
La passivité des uns entraîne parfois la suractivité des autres. Lorsque la communauté sous-fonctionne, la chose la plus facile pour le pasteur sera de compenser par le surfonctionnement(5).
Parfois, la communauté peut se trouver dans une configuration où le pasteur se lamente : « Je fais trop parce que les membres ne font pas assez ! », alors que les membres disent : « Nous faisons peu parce que notre pasteur fait trop ! »
Le surfonctionnement du pasteur aura pour conséquence non seulement le sous-investissement et la déresponsabilisation de la communauté, mais aussi le surinvestissement, la fatigue, la frustration, le ressentiment et l’épuisement chez le pasteur, sans oublier la souffrance pour sa vie de famille.
Le surfonctionnement provient souvent d’un déséquilibre ou d’une ambiguïté concernant qui est responsable de faire quoi dans la vie de l’Église. Lorsque la répartition du travail et le rôle de chacun sont flous, la fatigue et la frustration s’amplifient.
C’est ce genre de problématique que l’on peut aborder en intervision dans le but de faire le constat du problème et d’y voir plus clair.
b. Les triangles relationnels
Un autre phénomène que l’on peut évoquer en intervision est celui des triangles relationnels.
Le scénario typique du triangle relationnel est celui où deux personnes sont en conflit et une troisième personne est utilisée pour tenter de stabiliser la relation.
Par exemple, un membre d’Église est fâché contre vous. Mais au lieu de venir vous voir pour en parler, cette personne va en parler à un tiers (peut-être votre conjoint), qui écoutera avec sympathie les griefs exposés par son interlocuteur. Le tiers, à son insu, risque de se faire trianguler et jouera malgré lui l’intermédiaire, avec le risque d’un parti pris. Pire encore, le tiers risque de se faire contaminer par le stress relationnel qui existe entre ce membre d’Église et vous-même, portant un fardeau qui n’est pas le sien. S’il existe un lien de famille ou d’amitié entre eux, le tiers ne restera pas neutre ou indifférent. Une alliance est ainsi créée ou renforcée entre les deux, au détriment de la relation avec vous.
La manière juste de gérer ce genre de situation est d’encourager la personne à s’adresser directement à vous pour que la tierce personne ne soit pas utilisée comme intermédiaire.
Ce phénomène de triangulation se produit non seulement entre deux personnes, mais aussi entre une personne et un groupe, ou entre deux groupes(6).
c. Le triangle dramatique de Karpman
Face à la souffrance ou la difficulté de l’autre, le responsable d’Église veut naturellement aider, écouter, accompagner, soulager. Mais le danger qui se profile est celui de croire qu’il faut sauver les gens de leurs problèmes. C’est le syndrome du sauveteur qui veut aider celle ou celui qui est victime des difficultés de la vie.
Le sauveteur part d’une bonne intention. Il veut se rendre utile, apaiser les choses, régler les problèmes, soulager la douleur, et assurer la paix dans les relations. Sauf qu’en adoptant une attitude protectrice ou salvatrice, il risque de diminuer chez l'autre le pouvoir de trouver ses propres solutions et d’engendrer une dépendance malsaine. Pire, le sauveteur cherchera à imposer une aide qui n'a pas vraiment été demandée, sans oublier la gratification que cela fournira à son ego (« J’ai besoin qu’on ait besoin de moi… »).
En voulant régler le problème de l’autre, le sauveteur en prend la charge, au risque de s’épuiser. Et lorsque l’aide apportée n’est pas appréciée, efficace ou souhaitée, ou trop envahissante, la démarche se retourne contre lui, la personne aidée voulant affirmer son indépendance, sa capacité ou sa liberté. Du rôle de sauveteur, le pasteur devient en quelque sorte victime à son tour.
Il s’agit d’une dynamique relationnelle qui s’appelle le triangle dramatique de Karpman, une notion issue de l’analyse transactionnelle qui aide à prendre conscience de ce qui se joue dans la relation à l’autre(7).
Tour à tour dans une relation, s’en rendre compte et en fonction des interactions, chacun aura tendance à adopter l’une des trois postures : sauveteur, victime, persécuteur. Cette dynamique est généralement représentée sous forme de triangle.
Lorsque je suis en position de Sauveteur, j’apporte une aide à quelqu'un qui est en position de besoin, donc Victime d'une situation ou d'une difficulté.
Dans ma position de Sauveteur (et en tant que pasteur c’est souvent le cas), je me sens responsable, coupable ou redevable (voilà quelqu'un en difficulté : je me dois de lui venir en aide).
Ma posture est donc complémentaire à celle de la victime, à savoir : « Tu es impuissant et désespéré ; je vais essayer de t'aider. »
La position de Victime correspond à celle de la personne qui se sent impuissante ou honteuse : « Je suis impuissant et désespéré ; essaie donc de m'aider. »
Mais si l'aide apportée n'est pas vraiment désirée, si elle est mal reçue ou mal gérée, la Victime risque, par son mécontentement et ses critiques, de devenir le Persécuteur du Sauveteur. La personne va donc basculer de Victime en Persécuteur. Moi qui étais Sauveteur, je deviendrai donc Victime.
Le risque c’est qu’à mon tour je vais m’irriter contre celui qui me persécute et je vais devenir à mon tour Persécuteur.
Dans nos interactions humaines, il y a souvent des situations où l'on va jouer ces trois rôles, sans nous en rendre compte. Ainsi, le triangle dramatique de Karpman est un petit outil tout simple qui nous aide à prendre conscience de ce qui est en train de se jouer.
Notons que les rôles, tout comme les sentiments qui les accompagnent, sont interchangeables en fonction de l'évolution de l'interaction entre les personnes.
Pour illustrer, prenons l’exemple de deux collègues de travail. L'un essaie de terminer un travail de classement de documents avant la fin de la journée.
Il dit : « Oh là là, avec tout ça, je n'y arriverai pas, je ne finirai jamais à l'heure. »
Il adopte une position de Victime, ce qui n’est pas forcément mauvais. C’est simplement le reflet de ce qui lui arrive et de ce qu’il ressent.
Le second répond : « Ne t'inquiète pas, je vais te donner un coup de main. » Celui-ci adopte une position de Sauveteur. Avec zèle, il s'empresse d'effectuer le classement que devait réaliser son collègue.
Un instant plus tard, le premier, venant vérifier ce qui a été fait, s'écrie : « Ah, mais non ! Il ne fallait surtout pas mettre ceci avec cela ! »
Ce dernier devient maintenant Persécuteur et l'autre devient Victime, alors qu’il pensait bien faire.
L'autre lui répond : « Ah ! Ça ne m'étonne pas, d'ailleurs tu n'es jamais content ! » Il devient à son tour Persécuteur.
Cet exemple montre qu’en général, un sauvetage qui ne marche pas conduit à la persécution. Le sauvetage ne marche pas, soit parce qu'il n'est pas réellement voulu ou sollicité (comme lorsqu’on s'autorise à donner des conseils ou à apporter de l'aide sans que l'autre nous le demande), soit parce que le sauvetage n'est pas entrepris de la bonne manière (c'est le cas dans cet exemple où le travail est mal fait et ensuite critiqué).
En effet, si le Sauveteur n'a pas le temps, les moyens ou la compétence pour aider l'autre, cela se retournera contre lui. Ayant créé une attente (« Je vais t'aider. »), le Sauveteur se fera persécuter parce qu'il n'aura pas pu apporter l'aide attendue.
Bien que chacun puisse jouer les trois rôles, les personnes ont parfois tendance à en préférer un, ainsi que le sentiment qui l'accompagne.
- La Victime : je me sens impuissant, j’ai besoin d’aide, j’ai mal, je suis triste, je souffre…
- Le Sauveteur : j’ai compassion ou pitié, je veux être utile, je veux soulager…
- Le Persécuteur : je suis contrarié car je me sens infantilisé ou contrôlé ; ou je suis déçu, alors je critique…
Tout cela nous permet de comprendre combien la question de Jésus aux personnes malades est révélatrice de sa manière d'aider les gens. « Veux-tu être guéri ? » « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Être demandeur c’est exercer la foi, et Jésus ne va pas imposer une aide qui n’est pas demandée.
Jouer le rôle de sauveteur peut devenir épuisant. Lorsque nous aidons l’autre, il s’agit de le faire pour les bonnes motivations et de la bonne manière, dans le but de favoriser, et non pas diminuer, l’autonomie et la liberté de chacun dans la relation.
Il nous incombe de devenir conscient de notre fonctionnement dans ce domaine, et de bien discerner la légitimité de nos interventions. En intervision, entre collègues, l’on peut s’aider mutuellement à comprendre dans quelle dynamique on est pris.
d. Le transfert
Être pasteur ou responsable n’est pas facile. Nous sommes la cible de beaucoup d’attentes, et parfois de critiques. Cela s’explique, au moins en partie, par un phénomène mal connu mais bien présent dans les relations humaines, qui se produit lorsqu’une personne projette inconsciemment sur les autres des perceptions, émotions, qualités ou attentes qui ont leur origine dans un passé non réglé. Cela s'appelle un transfert.
Parfois, dans certaines situations d'autorité, une personne va investir des fantasmes de puissance sur celle ou celui qui détient l'autorité. Elle le fait à cause des automatismes de son inconscient et, du fait que toute autorité a une certaine symbolique paternelle ou maternelle, cela fait ressurgir sur une figure d'autorité les admirations et les attentes que la personne avait à l'égard de ses parents.
Dans un contexte d'Église, où le pasteur joue un rôle d’autorité bienveillante qui peut ressembler à un rôle parental, sa personne paraît alors dotée de qualités ou de défauts bien différents de la réalité. Cela amènera inévitablement à une désillusion. C'est cette désillusion qu'il faut savoir reconnaître et gérer.
Comprendre ce phénomène permet au pasteur de se rendre compte qu’une forte réaction à son égard est irrationnelle par sa disproportion, qu’elle soit positive, telle une adulation ou un attachement excessif, ou négative, telle de fortes critiques.
Un paroissien qui devient excessivement jaloux, exigeant, critique ou agressif envers son pasteur, soit, au contraire, excessivement généreux, flatteur ou affectueux, est probablement révélateur d’un transfert lié à un passé non réglé. Identifier une situation de transfert permet ainsi de comprendre que la cible est moins la personne du pasteur que la fonction qu’il occupe.
Le pasteur peut devenir, pour certaines personnes dans l’Église, le père qu’ils n’ont jamais eu, ou le grand frère qui deviendra leur pote. Chaque image ou rôle est révélateur de ce que les gens projettent sur leur pasteur, que ce soit celui de l’homme qui fait tout, du gentil animateur, du grand chef sage, de l'assistant social, du psy, du grand visionnaire, du papa…
De telles images sont d’autant plus puissantes qu’elles sont inconscientes. Plus on est conscient de ces images, plus on arrivera à les relativiser, les désamorcer, et ne pas se laisser définir par elles.
Elles peuvent d’ailleurs être présentes des deux côtés, des paroissiens vis-à-vis de leur pasteur et du pasteur vis-à-vis de ses paroissiens, ce que l’on va alors appeler le contre-transfert.
e. Le contre-transfert
Le contre-transfert est le même phénomène, mais dans le sens inverse, où le pasteur est piégé par ses attentes inconscientes vis-à-vis de sa communauté. Cela peut se manifester de plusieurs manières, certaines relativement anodines, d’autres beaucoup moins.
Les déceptions de nos paroissiens face à la vie, la société, l'Église ou Dieu, peuvent trouver un écho chez nous et rejoindre nos propres désillusions. Quand l’autre partage son histoire, nous allons compatir. En général, cette compassion devient plus forte lorsque la douleur de l’autre résonne avec la nôtre. En compatissant, nous risquons de prendre parti, et en prenant parti, nous risquons de perdre l'objectivité nécessaire pour aider la personne de manière efficace. Nous sommes alors pris dans un contre-transfert provocant des émotions disproportionnées.
Bien entendu, la solution ne consiste pas à s’abstenir d’avoir de la compassion ! Notre garde-fou sera notre capacité à être conscient de cette dynamique et d’exercer une compassion prudente et objective, tout en étant bienveillante et généreuse.
Plus problématique, un phénomène de contre-transfert peut nous piéger lorsque nous développons des sentiments négatifs envers un paroissien parce qu’il nous rappelle quelqu’un qui nous a fait souffrir. Le paroissien n’y est peut-être pas pour grand-chose, mais sa manière d’être ou de faire nous renvoie à quelque chose de notre passé qui n’est pas guéri ou réglé.
Un autre exemple : L’enfant que nous étions s’est construit dans le regard de l’autre. Si certains éléments de cette construction ont manqué, nous risquons d’utiliser le pastorat (ou tout autre contexte, métier ou relation) comme source de reconnaissance et d’approbation. Mais nous serons forcément déçus, car ce n’est pas dans notre statut, nos relations ou nos performances que nous pourrons trouver une source fiable qui sera capable de répondre à nos besoins fondamentaux.
Plus dangereux encore, si nous ne sommes pas conscients de nos besoins non satisfaits, nous courons le risque d’utiliser les occasions de suivi pastoral et de relation d’aide auprès de nos paroissiens pour nourrir notre besoin d’être aimé, apprécié ou consolé. Cela peut nous conduire à développer des sentiments pour un paroissien du sexe opposé qui pourront mener à une relation affective ou sexuelle.
Notre espoir pour la suite
Bien d’autres enjeux encore peuvent se cacher derrière des situations complexes vécues par les pasteurs. C’est pourquoi la supervision nous paraît être une nécessité bénéfique pour l’exercice du pastorat.
Deviendra-t-elle une exigence, comme c’est le cas pour les métiers de soins psychologiques ? Le temps le dira. Notre constat est que la jeune génération est de plus en plus demandeuse des diverses formes d’accompagnement et d’aide, vu les exigences, les défis et la complexité du ministère pastoral.
En sachant que les pasteurs ne sont pas épargnés par le burn-out, ni par la tentation d’abandonner le ministère, les quelques éclairages ci-dessus, ainsi que la méthodologie du codéveloppement professionnel au service de l’intervision, sont à notre avis des outils à développer pour prévenir des situations de blocage qui sont, malheureusement, encore trop souvent présentes dans les Églises.
Nous n’en sommes qu’au début, mais notre espoir pour la suite est de voir naître des groupes d’intervision pastorale sur le plan local et régional, avec l’aide et l’appui des unions d’Églises. Nous croyons que cela sera source d’encouragement et d’apprentissage pour chacun, et renforcera l’efficacité des pasteurs en les aidant dans la gestion de leur ministère.