Le titre de notre consultation comportait, subtilement, une question. Une question d'«R» entre «vive» la diversité et «vivre» la diversité. Le passage d’une formulation à l’autre peut se lire dans les deux sens. Le passage de «Vive!» à «vivre» dit le chemin qu’il faut parcourir à partir des grands principes, spirituels ou républicains, qui chantent la diversité, pour se confronter, aussi, aux exigences concrètes de cette diversité - et cela ne se fait pas d’un coup de St Esprit! Dans l’autre sens, le passage du «vivre» au «Vive!», dit la nécessité de ne pas s’enliser dans le «vivre» d’aujourd’hui, et le besoin d’avancer, de bâtir, portés par les perspectives du dessein de Dieu, pour aller vers la découverte-reconnaissance du «Vive la diversité culturelle!»
Entre les deux formulations, une question d’«R». Si vous permettez le jeu de mots, je crois que «l’air» de notre rencontre aura été de ceux qui favorisent ce double passage du «Vive» au «vivre», et du «vivre» au «Vive!». Nous nous sommes parlé, écoutés, nous avons appris les uns des autres, dans une vraie liberté d’expression, dans le respect mutuel, chacun apportant à l’autre, chacun recevant de l’autre. Nous avons assumé notre diversité d’une belle manière - et je ne parle pas seulement des repas! D’emblée, la richesse et le bienfait de ce vécu commun nous posent deux questions: comment prolonger et approfondir de tels échanges, entre personnes qui réfléchissent au sujet?, comment en favoriser de semblables, au niveau de la vie de nos Églises?, car c’est là que tout doit aboutir!
Que retenir de notre parcours?
1-Le besoin de précision, pour cerner au mieux de quoi on parle. La question posée est complexe, elle requiert de clarifier les termes, les modèles, les références au passé. C’est ce qui est ressorti avec force de nos échanges de lundi matin: le travail très précis de J.C. Girondin pour expliciter les concepts-clé d’assimilation, d’intégration, leurs résonances, l’abandon de l’un pour l’autre, la redéfinition dynamique de l’assimilation processus bilatéral: tout cela est essentiel.
(a) - Le sérieux des analyses sociologiques et des réflexions des pouvoirs publics nous renvoie une exigence de sérieux, pour nous aussi, dans l’Église: je crains que nous ne voyons souvent celle-ci que comme «témoignage», ou «lumière du monde», à trop bon marché, comme si c’était «par définition».
(b) - La précision du langage et des objectifs permet aussi la liberté de l’expression: il y a une part très forte d’affect dans ces questions. Il faut que tout le «ressenti» puisse s’exprimer, mais sans tout détruire: un cadre clair est à la fois ce qui limite et ce sur quoi peut se jeter le bouillonnement intérieur lié à ces questions.
(c) - Importante aussi, essentielle, la précision dans le rappel de l’Histoire, l’exposé de Jacques Blocher nous l’a magistralement montré: il nous a rappelé les faits terribles liés à l’esclavage, sa volonté de le rationaliser, sa qualification nécessaire de «crime contre l’humanité»; mais il nous a montré, aussi, les nuances à faire lorsqu’on aborde la 2ecolonisation, voulue par certains comme un rattrapage de la première, et la distinction qu’elle impose entre esclavage et colonisation. Tout cela est important, pour fonder notre pensée, nos réactions, sur autre chose que des clichés ou des amalgames. Nous avons à être, jusque dans ces questions, des disciples de notre Seigneur qui ne «juge pas selon les apparences», ni sur «ouï-dire», mais «selon la vérité»... (Jn 7; És 11). Nous avons à être porteurs de cela en travaillant avec le peuple de Dieu sur la question de la diversité.
(d) - Utilité, encore, d’une réflexion sur la culture, alors que l’on aborde les diversités culturelles. Les repères travaillés, et égrenés avec sagesse au fil des échanges par Jean-Claude Girondin sont des cadrages essentiels: «Il n’y a pas de culture non blessée et non blessante»; «chaque culture a ses richesses, mais aussi son côté défaillant». De tels repères sont nécessaires pour bien poser le débat, et l’aborder avec humilité et réalisme. Ce serait un service à rendre à nos Églises que de rassembler quelques textes autour de cette question, en particulier parmi ceux que Jean-Claude a déjà rédigés ou publiés.
2 - Besoin de précision, mais aussi d’une vision, forte, solidement fondée dans l’Écriture. Jacques Buchhold nous l’a dit en déployant le thème de la richesse des nations voulue, pour le peuple de Dieu de la nouvelle alliance, par le Seigneur Jésus, et mise en œuvre par le Saint-Esprit, selon les Écritures.
Belle perspective qui rappelle que chaque peuple a quelque chose à apporter au peuple de Dieu, et pas seulement en termes quantitatifs, pour faire nombre: c’est avec ce qu’il est qu’il enrichit ce peuple.
Perspective réaliste, aussi, qui refuse l’idolâtrie de la culture: elle doit être jugée, car marquée par le péché... mais elle peut être transformée, intégrée par le Seigneur dans la rédemption. De telles bases sont essentielles. Elles fonctionnent: le témoignage vivant de la multi culturalité à Sevran, comme ailleurs, ont dit à leur manière l’apport des nations au peuple de Dieu. Et il me semble que J.C. Girondin illustre même quelque chose de la rédemption de la culture, lorsqu’il analyse la vision consensuelle de l’intégration que développe le Haut-conseil de l’intégration: l’outil est sage, semble apte à fonctionner pour l’Église, en l’adaptant à la vision biblique du peuple de Dieu, et avec l’aide du Saint-Esprit.
Perspective biblique dont on a rappelé combien elle était essentielle et devait précéder la plongée dans les questions immédiatement concrètes. Jacques Buchhold nous a dit, avec force, que nous n’allons pas réussir à vivre la diversité culturelle par de simples «recettes de cuisine», sans une orientation claire et forte d’une pensée bibliquement nourrie. «Ce qui change la vie, ce ne sont pas des recettes de cuisine, mais l’intégration de la vérité chrétienne.» Nous avons ainsi à comprendre que nous sommes chrétiens avant tout autre appartenance culturelle ou historique: il faut une identité forte, solide, pour tenir, nos frères d’origine musulmane en prise avec l’opposition des leurs nous le rappellent.
Cette vision théologique n’est pas appelée à rester purement théorique: l’exemple des diverses étapes et péripéties de l’intégration des chrétiens d’origine non juive dans l’Église nous en donne le témoignage éloquent (2eintervention de Jacques Buchhold). Le Nouveau Testament devient, ici, notre guide et notre incitateur, pour des solutions concrètes, novatrices, face à aux problématiques de l’intégration de la diversité dans l’Église.
3 - Je retiens aussi de notre parcours le besoin et le bienfait de la parole authentique et partagée. Nous en avons vécu beaucoup, de diverses sortes. Il y a eu les paroles qui bousculent, qui font un peu mal: Qui sont, dans mon Église, les personnes «transparentes», présentes depuis longtemps, mais dans les «statistiques de l’Église» plutôt que dans le corps vivant de la communauté? Nous avons aussi partagé les expériences de diverses Églises: pourquoi ne pas les prolonger par des invitations mutuelles, sur ce thème, entre deux ou plusieurs Églises désireuses de progresser? Nous avons été rendus attentifs à la différence qu’il peut y avoir entre le regard du pasteur et celui des membres de sa communauté... une belle et nécessaire interpellation! Donner la parole... cela a été souligné par Bernard Huck. Écouter, réfléchir ensemble à ce bouillonnement de vie, à ces questions, ces expériences. Comprendre que certaines identités sont blessées, à cause de l’histoire, accéder au désir de mémoire partagée.L’émergence de la parole est indispensable, même si cela peut bousculer (2). Deux réflexions entendues ce matin peuvent aider à entrer sereinement dans ce dialogue: «Une Église peut être unieet parler des diversités culturelles» (J.C. Girondin); dans le même sens, une sœur d’une Église du 10e Arrondissement (Stalingrad) a pu parler des approfondissements auxquels conduit un tel dialogue: «Ce qu’on a partagé en profondeur nous a tellement unis!» C’est encourageant!
En même temps, il ne faut pas cacher que la parole et l’écoute impliquent aussi un travail. La bonne volonté ne suffira pas toujours: il faut aussi pouvoir construire, pondérer, donner sens. Il serait utile de mettre en commun les études et les ressources qui permettent d’avancer dans la compréhension.
Bienfait de la parole partagée... mais aussi utilité d’une parole largement partagée. Il était bon d’entendre dans leur spécificité les problématiques de certains de nos frères et sœurs asiatiques. Il serait utile d’élargir le dialogue et l’analyse avec nos frères et sœurs d’origine maghrébine.
Il est bon de parler... nécessaire aussi, parfois de nous bousculer! Merci à Gordon Margery pour son mot: «Il est inacceptable de ne pas faire l’effort de la connaissance mutuelle, sous prétexte de la difficulté à discerner les traits de différenciation physique chez des personnes d’autres races». Nous avons à intégrer, profondément, qu’il y a de tels «inacceptables»!
Quelles pistes pour prolonger?
Je me situe ici, surtout, au niveau pastoral.
1 -Nous avons envisagé les diversités culturelles en termes de relations entre chrétiens au sein du peuple de Dieu. Il me semble important d’intégrer aussi dans la réflexion ce qui est vécu dans la vie de tous les jours, dans le monde, par nos frères et nos sœurs de couleur ou d’origine différentes. On ne peut pas en faire l’économie: c’est 6 jours sur 7, au moins! On touche alors aux réalités de la discrimination, du racisme, de certaines exclusions sociales, qui s’ajoutent, douloureusement, aux réalités de l’histoire et des racines. Bernard Huck nous a parlé de ces «dangers du dehors»; on a souligné aussi le poids des difficultés administratives, qui amènent à «prier et jeûner avant d’aller au Consulat!». Comment l’Église peut-elle devenir un lieu de paix, au sens le plus profond du terme, où l’on construit son identité profonde? Comment affermir intérieurement chaque fidèle? Offrir des relations constructives?, une alternative structurante? Comment penser d’éventuels engagements concrets face à ces réalités vécues?
2 -On ne peut pas faire non plus l’économie des questions de communication interculturelle. Nous avons eu un atelier, passionnant, avec Scott Smith et Steve Barnes, qui montrait combien nous avons besoin de travailler ce domaine: décrypter les codes, les attentes implicites, les significations différentes d’un même geste, les modes d’expression directe ou indirecte; débusquer les préjugés, les généralisations hâtives... Cela mériterait d’être mis au centre, car là il s’agit des relations très concrètes... et ces questions sont bien étudiées et travaillées! Bernard Huck nous l’a rappelé, au niveau pastoral: il faut tout décrypter, ce que l’on entend, par exemple, par «avoir le sens de la communauté», ou les modèles véhiculés par l’idée de «direction» dans l’Église.
3 -Il me semblerait utile, aussi, de travailler sur quelques tensions:
(a) l’accueil de la diversité et l’affirmation de son identité d’Église: J.C.Girondin a souligné que l’intégration était un processus en mouvement réciproque, mais comment vivre concrètement ce mouvement réciproque, dans sa dynamique et ses limites? quels sont, en particulier, les «droits et les devoirs» qu’implique la participation commune au Corps du Christ?, qu’est-ce que l’identité d’une Église?, jusqu’où est-elle malléable?, jusqu’où doit-elle l’être? Il nous a été rappelé que certaines personnes, d’origine culturelle non française, on fait le choix délibéré de s’intégrer à une Église française, «organisée» (G. Margery). Certaines Églises auront certainement à découvrir leur vocation propre, et à l’assumer: je pense à la conclusion de notre frère Éliézer, découvrant au fil des années que la vocation de son Église, à majorité antillaise, était probablement d’être une Église passerelle pour aider certains Antillais arrivant en métropole.
(b) le culturel et la responsabilité personnelle: le langage de la diversité culturelle peut, aussi, devenir l’alibi qui évite certaines remises en question personnelles; l’Église peut devenir le champ de bataille où l’on règle des comptes qui n’ont rien à voir avec elle (c’est si facile, car la bienveillance et l’écoute «doivent» y être de mise...) Un travail de discernement est à faire, à cet endroit, comme nous le rappelait Stuart Moreton, en soulignant qu’il existe aussi des problèmes «spirituels» à traiter simplement comme tels dans les relations interculturelles.
(c) tension entre la légitime soumission aux autorités et certains impératifs d’accueil du prochainque nous trouvons dans l’Écriture: la diversité culturelle porte avec elle, aussi, des situations sociales difficiles et complexes. Y a-t-il place pour certaines désobéissances civiles? Que faire face à des lois xénophobes? Quels espaces d’action? Quelles limites?
4 -Il y a aussi un chantier théologiqueà développer:
(a) Quels modèles d’intégration et de diversité culturelledévelopper à partir des données bibliques: les discussions sur les «forts» et les «faibles», le travail d’intégration des non juifs dans l’Église primitive, etc. Comment appliquer ces modèles à nos situations?
(b) Si l'Écriture est appelée à être juge de nos cultures, quels seraient les points principaux où notre propre culture doit être corrigée par l'Écriture?, en quoi le dialogue peut-il être éclairant à cet endroit? Antoine Schluchter nous recommande, pour toute la question du regard biblique sur la culture, l’ouvrage de Charles-Daniel et Evelyne Maire, Parole de Dieu et culture des hommes (Éd. LLB, 350 p.).
(c) On ne peut occulter que, sous couvert de culture, les diversités à affronter ne sont pas que culturelles: il y en a aussi de piété de conceptions théologiques. Il peut y avoir enrichissement; place, aussi, pour des arbitrages théologiques, des corrections de perspectives, des évaluations de pratiques à la lumière des Écritures (cf. le problème de certaines traditions, ou de certaines superstitions religieuses). Poursuivre le dialogue et baliser des repères sur ces questions difficiles pourraient être aussi un beau service à rendre aux différentes Églises confrontées à ces réalités.
5-Une piste de prolongement pourrait concerner la théologie pastorale. Bernard Huck a illustré ce que peut impliquer la prise en compte de la diversité culturelle sur des aspects «classiques» du ministère pastoral. Il serait bon de pouvoir penser certains lieux de théologie pastorale à l’usage des Églises multiculturelles. Il y aurait un travail passionnant à faire, dans ce domaine, en ayant des approches à plusieurs voix, d’origines culturelles diverses, sur toutes sortes de thèmes de théologie pastorale. On pourrait imaginer un colloque: «Pour une théologie pastorale multiculturelle». Cette perspective pourrait aussi intéresser nos diverses unions Églises, lorsqu’elles traitent certains sujets de théologie pastorale, dans le choix des orateurs. Il y aurait là une manière utile de prolonger notre rencontre.
6 -Nous sommes partis, comme Ulysse, pour un grand périple... un «travail d’explorateur» comme l’a souligné plusieurs fois André Pownall, maître d’œuvre de cette consultation. Il est bon de savoir que nous ne sommes pas seuls, que d’autres travaillent aussi ces sujets, dans le domaine religieux ou séculier. Mais même Ulysse a eu besoin de son port d’attache, son île, Ithaque. Il est utile et bienfaisant de ne jamais oublier, dans nos «explorations», quels sont les «fondamentaux» qui demeurent, comme nos ancrages. En me demandant ce qui permet d’amorcer ou d’approfondir ce processus de dialogue multiculturel, il m’est apparu que, finalement, on en revient à des choses connues, fondamentales pour toute vie chrétienne. Le germe n’est-il pas contenu dans cette parole de l’apôtre Paul, toujours à vivre plus profondément? «Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la foi, la douceur, la maîtrise de soi» (Ga 5.22).
L’Esprit nous lance sur la piste (cf. Ac 2.8 et 11). L’Esprit nous équipe sur la route. Faisons œuvre authentiquement spirituelle!