Le grand historien français, spécialiste de l'histoire du protestantisme, directeur d'études à l'École pratique des hautes études, Émile-G. Léonard (1891-1961), est né le 20 juillet 1891.
Sursitaire à la déclaration de guerre (il venait de sortir de l'École des chartes), il avait été affecté au 38e régiment d'artillerie à Nîmes et avait rejoint le 1er février 1915 le peloton d'élèves-officiers où se trouvait Guillaume Apollinaire (1880-1918). Celui-ci écrit à Lou le jour même :
« Ce matin on nous adjoint un nouvel élève, jeune homme de l'École des Chartes nommé Léonard et qui est un admirateur, sérieux parce qu'il a tout lu, même mon livre des peintres cubistes. Il a protesté quand j'ai été arrêté, à cette époque il était à Louis-le-Grand et son pion était Nicolini. Tu vois comme les choses vont ».
Apollinaire et Léonard ne devaient plus se revoir après Nîmes. Mais ils ne s'étaient pas oubliés, comme en témoigne cette lettre d'Apollinaire à Léonard du 10 juillet 1915 :
« Fonctionnaire brigadier
Dont les oreilles sont d'un faune
Si tu nous reviens bien entier
Je t'écrirai, témoin Bellone
L'Après-Midi d'un téléphone
Guillaume Bien armé
Ami, nous sommes pas bien loin l'un de l'autre, nos secteurs se touchent et sans doute vos conducteurs vont-ils au même abreuvoir que nous. Moi je suis brigadier-fourrier de ma batterie, je suis bien par conséquent et ne souhaite que la victoire. Écrivez-moi. Ma main très amie. Merci d'avoir fait envoyer ma valise qui est arrivée à destination. Votre Guill. Apollinaire »
En juillet 1918Dédicace à Léonard le poème «À Nîmes» de Calligrammes.
À Nîmes
À Émile Léonard.
Je me suis engagé sous le plus beau des cieux
Dans Nice la Marine au nom victorieux
Perdu parmi 900 conducteurs anonymes
Je suis un charretier du neuf charroi de Nîmes
L'Amour dit Reste ici Mais là-bas les obus
Épousent ardemment et sans cesse les buts
J'attends que le printemps commande que s'en aille
Vers le nord glorieux l'intrépide bleusaille
Les 3 servants assis dodelinent leurs fronts
Où brillent leurs yeux clairs comme mes éperons
Un bel après-midi de garde à l'écurie
J'entends sonner les trompettes d'artillerie
J'admire la gaieté de ce détachement
Qui va rejoindre au front notre beau régiment
Le territorial se mange une salade
À l'anchois en parlant de sa femme malade
4 pointeurs fixaient les bulles des niveaux
Qui remuaient ainsi que les yeux des chevaux
Le bon chanteur Girault nous chante après 9 heures
Un grand air d'opéra toi l'écoutant tu pleures
Je flatte de la main le petit canon gris
Gris comme l'eau de Seine et je songe à Paris
Mais ce pâle blessé m'a dit à la cantine
Des obus dans la nuit la splendeur argentine
Je mâche lentement ma portion de bœuf
Je me promène seul le soir de 5 à 9
Je selle mon cheval nous battons la campagne
Je te salue au loin belle rose ô tour Magne
De son côté, Léonard écrira des « Souvenirs sur Guillaume Apollinaire » :
« J'ai dit ailleurs comment je rencontrai Guillaume Apollinaire au dépôt du 38e d'artillerie, à Nîmes. Depuis ces pages, écrites en un moment où les rumeurs de l'armistice augmentaient les regrets de ceux qui l'avaient connu, son souvenir m'a accompagné, s'entourant peu à peu de cette amitié qui naît souvent après une mort.
Je ne penserai bientôt plus à notre séjour au dépôt qu'à travers ces distiques «A Nîmes» où Apollinaire en a marqué la trace. J'en arriverai à oublier tout ce qui, de ce temps, n'est pas enclos en ces vingt vers impérieux et chefs de file. Ils seront un jour tout ce qui restera de plusieurs mois de ma vie. Du moins sauverai-je la mémoire d'une garde que nous prîmes ensemble, Apollinaire et moi.
Monter la garde est une occupation sans gloire pour des cavaliers, et surtout pour des élèves-officiers, ne seraient-ils en réalité, comme c'était notre cas, que des assimilés-par-la-grâce-du-capitaine-commandant-aux-élèves-officiers. Nous prétendions, au peloton, en être exempts, de par les heures passées devant le tableau noir à tracer des trajectoires et à calculer des angles. Mais la volonté de quelques jaloux fut la plus forte, et notre instructeur, déguisant la corvée en exercice d'application du service de place, nous fit assigner, pour nous soustraire aux regards, le plus lointain des postes, le champ de tir. On partit un soir, grommelant; le margis tenta en vain de «relever le moral» par des exhortations où la psychologie militaire d'Ardan du Picq tenait sa place accoutumée, puis se tut au milieu d'un mutisme offensé. Seul, je crois, Apollinaire avait l'âme assez sereine pour admirer, la nuit tombante, la garrigue et le ciel presque aussi bleu qu'un ciel d'Italie à pareille heure.
Au petit matin, après nous être succédé à la porte du camp et devant le poulailler du gardien, nous fûmes placés tous deux en sentinelle double auprès de la «Chambre des Artificiers». Une grande baraque sans fenêtres, entourée d'un chemin de ronde; à l'intérieur, des détonateurs et des fusées d'obus; la consigne de tirer sur qui approcherait trop; la tradition de plusieurs attentats contre les factionnaires. Mais aussi la campagne nîmoise, nous enveloppant de son élégance de ci-devant et de son odorant silence, qu'interrompait seulement la fuite de quelque lapin. Chaque touffe de thym, chaque feuille d'yeuse accrochait un peu de lumière naissante. Et, par la faveur des Dieux, j'avais à côté de moi, emmantelé et mousqueton au bras, un poète. Apollinaire me parla de la grâce du lieu et du moment, défilant de beaux vers, comme on rompt un collier. Toute la littérature française depuis le XIVe siècle était sa chose. J'avais essayé de l'intéresser à la renaissance provençale et lui avais prêté les Isclo d'or. Il s'en déclara enthousiasmé. «C'est quelque chose dans ce genre que je fais», me dit-il presque textuellement. (Je ne trouvai d'ailleurs jamais en lui ce dénigrement jaloux par lequel d'autres voulurent se venger du génie et de la gloire de Mistral.) Je lui dis ensuite qu'Alcools m'avait fait songer, pour le prolongement intérieur de courts tableaux, à certaines pièces du Buch der Lieder à celle en particulier où l'on voit rêver, au bout d'une avenue déserte de ville flamande, le cœur saignant, la Tant Espérée. Apollinaire me répondit que Heine lui était étranger et partit de là pour me répéter avec chaleur que son art était français et que les sources s'en trouvaient dans notre poésie du XV et du XVIIIe siècles. Cela l'amena au cubisme, d'essence purement latine, disait-il, et à l'extraordinaire aventure de sa détention, lors du vol de la Joconde.
Nous parlions ainsi, nous promenant de long en large, nous séparant lorsqu'un pas semblait approcher, car la consigne voulait que nos fussions éloignés l'un de l'autre d'une vingtaine de mètres. Il arriva que nous nous arrêtâmes à regarder la baraque sur laquelle nous veillions. Jusqu'à hauteur d'homme, les graffiti qu'y avaient laissés des années de faction en recouvraient les murs. L'occasion ayant réveillé en Apollinaire le collectionneur de curiosités, nous entreprîmes d'en déchiffrer quelques-uns. L'amour et la mort dominaient dans ces griffonnages. Un soldat avait écrit : «Marie, je t'aime!» Un autre avait gravé deux prénoms et une date; un autre, une injure. Une sorte de poème didactique alignait ses vers boiteux et ses enseignements précis; Apollinaire copia quelques mots où il voyait une ressemblance avec quelque rimeur licencieux. Le même dessin répété, de moins en moins exact, ébauchait un bout de frise, et mon compagnon me fit remarquer que certaines stylisations rapprochent la femme de la fleur. Au milieu de ces indécences, des sentences des Proverbes et des versets évangéliques. Et partout, en caractères récents, le rappel de la guerre. Des dates, d'août à décembre 1914, accompagnant des centres de recrutement éloignés. Un «bleu» avait écrit : «Je monte la garde et puis j'irai me faire tuer.» Un territorial avait crayonné : «Jeunes gens, je pense à vous, qui allez mourir.» Une immense pitié, une ferme résignation, un grand espoir. Apollinaire, ému de ces sentiments qu'il partageait, lisait, notait une phrase, faisait chanter le retentissement intérieur d'un cri. «Après la guerre, me dit-il en souriant, je reviendrai, nous copierons tout cela, nous en ferons un Corpus et nous le présenterons à l'Académie des Inscriptions.»
La dernière fois que je le vis, ce fut lorsque la batterie de 90 dans laquelle, devançant son tour de départ, il avait demandé à être admis, quitta le dépôt. Les caissons remis à neuf, les bons vieux canons démodés et encore utiles, les chariots traversaient la grande cour et tournaient devant les cantines. Au flanc d'un attelage, Guillaume Apollinaire faisait son métier de brigadier, plus grand et plus fort d'être en bleu tendre, grave, absorbé par ses fonctions, avec un éclair doux dans les yeux et un pli des lèvres quand son regard rencontrait une figure connue. Le virage de sa voiture fut parfaitement correct. Notre ami, au passage de la porte, salua l'étendard, et je ne le vis plus ».