Introduction : la place de l’Église dans l’annonce de l’Évangile
Si les chrétiens ont quelque chose à dire comme je le crois et comme le thème du colloque Hokhma 2015 le suggère, je fais ici l’hypothèse que ce quelque chose doit être « dit ensemble », la communication de l’Église étant davantage celle d’un chœur, d’une chorale ou d’un orchestre, que celle d’un, d’une ou de plusieurs solistes. Plus encore, l’Église, et c’est la réflexion que je vais vous proposer maintenant, est appelée à dire l’Évangile non seulement dans son discours oral, mais aussi dans sa façon d’être et de vivre. On dit assez couramment que l’Église fait partie du salut ; mais j’ajouterai, pour le sujet qui nous intéresse aujourd’hui : l’Église fait partie de la communication du message du salut ou du message de l’Évangile. Voilà ce dont je voudrais parler…
Aujourd’hui, dans les cercles qui réfléchissent sur la pratique chrétienne, on admet généralement l’importance du rôle de l’Église dans l’annonce de l’Évangile. Au cours du dernier tiers du 20 e siècle, on a commencé à mettre en avant l’idée d’ évangélisation par l’Église , puis on a mis la communauté chrétienne et ses activités au cœur de la démarche d’évangélisation, jusque dans les cultes et les divers groupes d’activité, qui sont devenus des lieux clés de la communication de l’Évangile. De ces lieux clés, la démarche s’est étendue à toute la communauté chrétienne, devenue aujourd’hui une communauté en mission, porteuse d’un message qu’elle dit en paroles et en actes.
Cette évolution n’a pas été sans questionnements, et nous poserons la question, après avoir donné quelques détails supplémentaires sur ces tendances récentes, des fondements bibliques et théologiques de ces approches. Puis nous donnerons deux exemples de la manière dont l’Église peut mettre en scène l’Évangile par ses paroles et ses actes, à condition, et ce sera le dernier point, qu’elle soit nourrie dans son imaginaire et dans sa différence.
C’est l’image de la mise en scène qui va guider notre réflexion. J’ai bien conscience que cette image est à double tranchant et que le rôle de l’acteur n’est pas très loin du rôle de l’hypocrite dans le vocabulaire biblique. Mais je vous suggère d’aborder cette image de la pièce de théâtre, du rôle et de la mise en scène positivement, avec plusieurs théologiens d’aujourd’hui.
Les tendances d’aujourd’hui
La minimisation du rôle de l’Église
David Peterson, dans son livre En Esprit et en vérité , qui est une théologie biblique de l’adoration, a cette formule que je reprends à mon compte : « L’Église figure au cœur du plan divin pour le salut de l’univers (1) . »
Pourtant, cette place de l’Église dans le plan divin et surtout, pour le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, dans la communication de l’Évangile, n’est pas une évidence. Si elle est à la base des tendances que je viens de mentionner et que je vais détailler dans un instant, elle est aussi contestée, explicitement ou implicitement, de plusieurs côtés.
Les nombreux mouvements para-ecclésiaux et transconfessionnels protestants et en particulier évangéliques qui sont nés après la 2 e guerre mondiale (2) , plus compétents que l’Église locale dans leur domaine de spécialité, assez souvent liée à l’évangélisation, plus dynamiques et réactifs que l’Église locale, ont placé la communauté chrétienne face à son incapacité à dire quelque chose au monde. Il serait injuste de dire que ces mouvements sont en dehors du « dire ensemble » de l’Église, ne serait-ce qu’à cause de leur formidable capacité à unir les croyants au-delà des limites confessionnelles. Mais ils ont interrogé le rôle de l’Église dans la communication de l’Évangile, souvent à juste titre, ont parfois remplacé l’Église dans ce rôle de communication de l’Évangile au monde ; et ils ont ensuite, positivement, eu une influence dans l’évolution vers un « dire ensemble » ecclésial local plus actif.
La place de l’Église dans la communication de l’Évangile a été également contestée, de façon très différente, dans certains courants missiologiques des années 1970 , où la notion de Missio Dei , pourtant fort utile, a conduit à considérer la mission de Dieu comme indépendante de l’Église. Dieu étant à l’œuvre dans le monde, dans les processus historiques du monde, processus « d’“humanisation” et de “révolution” pendant les années 1960, ou de “libération” pendant les années 1970 », comme le note Hannes Wiher, la communication de l’Évangile est noyée dans « une relation générale entre Dieu et l’humanité (3) ». Dieu est à l’œuvre dans le monde ; et non seulement il peut se passer de l’Église, mais il s’en passe effectivement.
On retrouve cette tendance dans les courants chrétiens qui se situent dans un rapport à la culture qu’on appelle parfois « transformationniste », modèle dans lequel les chrétiens agissent dans le monde par la mise en œuvre de leur vocation (c’est-à-dire de leur métier ou de leur activité), dans le domaine qui est le leur, en vue de la transformation de la société (4) . Même si ce n’est probablement pas inhérent au modèle, sa logique aboutit parfois à une sous-évaluation du rôle de l’Église dans le rapport au monde, les chrétiens accomplissant cette mission individuellement.
On pourrait citer de même le déplacement bien intentionné qu’opère parfois la théologie pratique lorsqu’elle place en son centre autre chose que l’Église, par exemple, comme le fait Bernard Kaempf, la foi (5) , ou, comme le propose Fritz Lienhard, la « communication évangélique (6) ». L’Église étant « suscitée par la parole » (p. 61), note Lienhard, elle ne peut venir qu’en second, ce qui n’est pas illogique. Mais l’effet secondaire, qu’on rencontre dans une partie de la théologie pratique d’aujourd’hui, est de donner l’impression que l’Église n’existe que par intermittence, de minimiser le rôle de l’Église et de suggérer qu’elle n’est qu’un des lieux de l’action et de la communication chrétienne.
Finalement, et cela de manière indépendante de la théologie, la recherche spirituelle tous azimuts de nos sociétés modernes se passe souvent de l’Église. On cherche dans diverses directions, mais l’Église n’est repérée ni comme un panneau indicateur fiable ni comme une étape du cheminement.
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