Handicaps : De quoi parle-t-on ? Qui est concerné ?
En France, le ministère de la Santé essaie, depuis plusieurs années, de se faire une idée un peu précise du nombre de personnes concernées par des handicaps divers, cela afin de mieux adapter ses politiques publiques. Et, quand on essaie de se plonger soi-même dans les données qui en émergent, on attrape vite le vertige.
Les frontières de ce que l’on peut appeler handicap ou non sont, en effet, en partie conventionnelles. On s’en rend compte en lisant les questions de l’enquête « Vie quotidienne et santé » qui sert de base aux calculs du ministère de la Santé. À titre personnel, par exemple, je porte des lunettes depuis l’âge de 11 ans et des prothèses auditives depuis l’âge de 61 ans, mais cela ne constitue pas un handicap. L’enquête distingue, à juste titre, une déficience compensée et une déficience non compensable. Voilà les questions qu’elle pose :
- La personne a-t-elle des difficultés pour voir, même avec ses lunettes ou lentilles de contact si elle en porte ?
- A-t-elle des difficultés pour entendre ce qui se dit au cours d’une conversation avec plusieurs personnes, même avec son appareil auditif, si elle en porte un ?
Cela dit, la question sur la surdité montre qu’il y a des degrés : une personne totalement sourde de naissance et absolument non appareillable (comme ma fille aînée) est assurément handicapée. Mais une personne âgée dont la surdité progressive est incomplètement corrigée par des prothèses auditives l’est aussi.
Donc le vieillissement et la dépendance progressive qu’il provoque peuvent faire rentrer dans la catégorie des « personnes en situation de handicap ». Handicap congénital, handicap acquis pendant l’enfance, handicap résultant d’un accident ou d’une maladie professionnelle, handicap lié à une maladie chronique, handicap produit par le vieillissement, handicap psychique lié aux difficultés de la vie, handicap cognitif provoqué par une démence sénile, etc., sont des choses différentes, mais renvoient pourtant à une réalité commune.
La loi du 11 février 2005 stipule que : « constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. » En lisant cette définition juridique, on découvre encore une nouvelle distinction : la limitation d’activité, d’un côté, et la restriction de participation à la vie en société, de l’autre. C’est très large : nous connaissons tous des personnes qui ont des vies sociales appauvries du fait de leurs difficultés personnelles. D’après cette définition, on devrait les ranger parmi les personnes en situation de handicap. Et pourquoi pas ?
Et le fait même que l’on parle aujourd’hui de « situation de handicap » montre que c’est parfois la situation qui crée le handicap plutôt que les capacités de la personne.
Quelques comptages
Quand on essaie de chiffrer, on se doute que les résultats vont dépendre des périmètres que l’on retient. Dans sa publication de synthèse : Le handicap en chiffres, Édition 2023, le ministère de la Santé retient deux critères globaux en fonction des déclarations des personnes elles-mêmes, ou de leurs accompagnants.
Critère 1 : Une limitation fonctionnelle sévère. C’est-à-dire : au moins une impossibilité ou beaucoup de difficultés pour une fonction physique précise (marcher 500 mètres sur un terrain plat, monter ou descendre un étage d’escalier, utiliser ses mains, lever un bras au-dessus de la tête par exemple pour attraper un objet en hauteur) ; pour une fonction sensorielle (entendre, voir) ou pour une fonction cognitive (se concentrer, prendre des décisions adaptées dans la vie de tous les jours, comprendre les autres ou se faire comprendre des autres).
Critère 2 : Une forte restriction dans les activités que les gens font habituellement. C’est-à-dire : répondre « Oui, fortement limité » à la question suivante : « Êtes-vous limité, depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ? »
Voilà les résultats que cela donne en fonction de l’âge :
On constate que suivant la définition plus ou moins restrictive de la situation de handicap, on arrive à des estimations assez différentes. Pour les personnes entre 15 et 59 ans, la cumulation des deux critères concerne 2,6 millions de personnes, mais si l’on ne prend en compte que l’un des deux critères on arrive à 7,6 millions de personnes(1). Et puis, la colonne des plus de 60 ans montre qu’il faut quand même distinguer ce qui relève de la dépendance du grand âge, qui doit faire l’objet de politiques publiques particulières, et ce qui relève du handicap avant 60 ans, où la question de l’accès au travail, par exemple, est centrale.
Que faire pour que les situations soient moins handicapantes ?
Une fois ce balayage effectué, le défi lancé aux politiques publiques est de rendre les situations vécues moins handicapantes. On a fait, par exemple, et on continue à faire beaucoup d’efforts pour faciliter l’accès aux espaces publics et aux bâtiments pour les personnes en fauteuil roulant. Mais le métro de Paris est un casse-tête. Sur les nouvelles lignes, on règle la question par des ascenseurs. Encore faut-il qu’ils fonctionnent car il est difficile de maintenir un appareil utilisé en continu par le grand public. Pour les lignes qui existent depuis plus d’un siècle, il faudrait pratiquement casser les murs et refaire une grande partie des couloirs souterrains. Dans la pratique, la RATP a privilégié l’accès aux bus en surface.
Il en va de même pour beaucoup de situations. On essaie d’intégrer tous les élèves dans le cursus scolaire, moyennant des accompagnants dédiés. Mais une partie d’entre eux doivent être pris en charge par des établissements spécialisés. De même, bon nombre d’adultes travaillent dans des Établissements ou services d’aide par le travail (Ésat) parce qu’on ne trouve pas de place pour eux dans le milieu ordinaire. Et certaines personnes en grande souffrance psychique naviguent entre des établissements, le milieu ouvert, voire la rue. Quant aux personnes âgées, on connaît la difficulté (notamment financière, mais aussi organisationnelle) de leur prise en charge.
Le document du ministère de la Santé confirme ce que l’on pressent : les personnes déclarant « être fortement limitées, depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement », sont moins diplômées que la moyenne, vivent plus souvent seules, sont plus pauvres, etc. Une difficulté de départ en engendre d’autres, les situations de handicap se cumulent.
La vie diminuée et le culte problématique de la performance : un retournement possible du regard
Il est clair que toute personne éprouve, à un moment ou à un autre, la sensation de vivre une vie diminuée. Et, pour y revenir, la leçon que m’a donnée ma fille sourde est qu’une vie diminuée est, malgré tout, la vie, avec ses joies, ses peines et ses richesses.
Cela m’a beaucoup fait réfléchir sur le culte de la performance qui empoisonne notre société et qui provoque, indirectement, beaucoup de situations de handicap, car très peu de gens se sentent à la hauteur des champions les plus performants, que ce soit au niveau sportif, économique, scientifique, artistique, etc.
Il est beaucoup plus facile d’intégrer une personne en difficulté et lui permettre de mener une vie sociale plus nourrie, si on ne se sent pas menacé nous-mêmes par telle ou telle difficulté qui pourrait réduire notre vie.
Au-delà des statistiques, les personnes en situation de handicap nous interrogent sur notre capacité à vivre ensemble en acceptant autant nos limites que celles des autres, à un moment donné et dans un environnement donné. C’est le beau défi qu’elles nous lancent.