Tirée de l’album Rouge, « On n’a pas changé » est facilement confondue avec la chanson-titre qui vient plus tard dans le CD. Elles ne sont pas sans rapport. D’une part, à l’audition, « On n’a pas changé » et « Rouge » sont toutes les deux grandioses, même la première, un rock musclé qui ne s’adjoint pourtant pas la voix superbe de Carole Fredericks et les chœurs de l’Armée rouge comme la deuxième ose le faire ! Ensuite, par leur thématique, elles se rejoignent : en 1993, on se situe juste après l’effondrement de l’empire soviétique et, avec l’URSS, c’est non seulement une tyrannie à prétention messianique qui s’écroule, mais aussi toute une façon de penser, d’organiser et d’imaginer le monde. Nous n’en sommes pas encore remis bientôt quinze ans plus tard. Nous en sommes même si peu remis que cette chanson, ces chansons, n’ont rien perdu de leur actualité. Elles ont gagné en pertinence avec le temps.
Toc en stock
Le premier couplet pourrait être bien illustré par la pochette du 33 tours des Beatles Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Les quatre ex-rebelles « jetsettisés » de Liverpool s’y sont même fait représenter en double au milieu de quelques dizaines de portraits d’idoles (Marlon Brando, Marilyn Monroe…), de gourous (George Harrison en a convoqué pas moins de quatre, auxquels il faut ajouter, entre autres, l’occultiste anglais Aleister Crowley),(1) de leaders ou de maîtres à penser (Marx, Jung, Einstein…). Gandhi, Jésus et Hitler, que Lennon, avec son sens de la provocation, voulait voir se côtoyer, ont échappé à la photo de famille, dans laquelle on trouve quand même un peu de sainteté en la personne de l’explorateur-missionnaire David Livingstone. Mais bref, en 1967, les Beatles lançaient déjà les soldes et, quarante ans plus tard, nous en sommes à la deuxième démarque. Dans les années 60, apparaissent les premières fissures de l’ancien monde. Dans les années 90, alors que peu de gens s’y attendaient, ce vieux monde à oublier s’écroule. Préfigurant les tours du World Trade Center qui allaient, en s’effondrant, plonger New York dans un nuage de poussière opaque, le séisme politique de 1991 nous a laissés dans une pénombre suffocante et dans une déroute complète :
Et puis rallumer la lumière
Briser l’obscurité
Balayer la poussière
Respirer, respirer
La pente de l’Histoire, que l’on disait irréversible (âge théologique, âge métaphysique, âge positif d’Auguste Comte) est brisée. Les prophéties des théoriciens marxistes et les contre-prophéties des faux-prophètes d’inspiration biblique sont devenues risibles et dérisoires. Le symptôme le plus net en est ce retour universel des religions (que peu de futurologues avaient entrevu), rarement sous leur meilleur aspect. Au milieu de ce chaos et de ce supermarché des croyances, il en reste certains qui n’ont pas changé et qui persistent à rêver d’une autre vie. Mais laquelle ?
Les nouveaux requins
Et c’est là qu’après le chapitre des idoles déboulonnées arrive celui des arnaqueurs cathodiques, des spécialistes du prêt-à-croire (penser serait trop ambitieux, même en kit) qui s’emparent du désarroi des populations. J’ai des marchands, des tapis,(2) qui peuvent tout acheter. Il est intéressant de noter que ce qui est « vu à la télé » prend automatiquement le statut de vérité, même si c’est un mensonge —voir les préparatifs médiatiques de la deuxième guerre en Irak. Slogans et sondages fonctionnent comme un bricolage savamment préparé par quelques rusés spécialistes de la foire à l’« audimatraquage ». La manipulation médiatique émerge des décombres de la manipulation politique. Mais l’inquiétant, c’est que le médiatique est plus soporifique, plus insidieux : on ne prend pas les armes contre TF1 ou contre le Loft et, sans réfléchir aux conséquences, on triche sur le paiement de la redevance en laissant s’étioler le service public et sa relative liberté de ton.
Dans ce contexte, la chanson « Rouge » qu’on trouve un peu plus loin dans le CD se révèle à la fois nostalgique d’un rêve devenu mythe, et ironique sur un rêve apparu irréalisable :
On aura du temps pour rire et s’aimer
Plus aucun enfant n’ira travailler
Y aura des écoles pour tout l’monde
Que des premières classes, plus d’secondes
C’est la fin de l’histoire, le rouge après le noir
Déjà et pas encore
On aurait presque les larmes aux yeux devant cette vision du paradis sur terre (dont certains, dans les classes sociales aisées, ne sont pas loin). Maintenant, on sait que cette béatitude-là n’adviendra pas ; que ni l’islam, ni l’Amérique, ni Internet ne nous apporteront le bonheur et la paix ici-bas.
Restent nos rêves et nos espoirs
Pour tout recommencer
Ne jamais renoncer, ne jamais se soumettre. « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés […]. Oui, réjouissez-vous et soyez heureux, car une magnifique récompense vous attend dans les cieux »(3). Les Béatitudes prononcées par le Christ nous incitent à préparer un monde meilleur ici et maintenant, comme lui-même l’a fait. Mais jamais il ne nous donne l’illusion que tout sera accompli dans cette vie. Entre Marx qui annonçait la félicité sur terre, et les exploiteurs qui fourguaient au peuple de l’opium religieux, il existe un terrain d’honnêteté et de réalisme où Quelqu'un nous dit : Ne vous satisfaites pas de l’injustice présente, mais ne croyez pas que vous parviendrez à vos fins ici et sans Dieu. Depuis deux mille ans, ce discours n’a pas changé. Autant dire que ce n’est pas la fin de l’histoire et que tout reste à accomplir.