La crainte des sectes tient aujourd’hui une place importante et reconnaissons-le légitime dans l’opinion publique. Non seulement les associations de lutte contre les sectes travaillent activement, mais les élus, certainement en partie par souci de leur électorat, ce qui est normal, mais aussi en fonction des responsabilités qui sont les leurs, proposent des solutions. C’est dans ce contexte que certains ont envisagé de placer la notion de manipulation mentale dans le cadre de la loi. Les quelques réflexions qui suivent ne se veulent bien sûr aucunement juridiques. Elles veulent simplement envisager certains aspects de la question d’un point de vue théologique et pastoral afin de tenter une évaluation du bien fondé de cette approche du problème.
Le délit de manipulation
Il faut d’abord constater que l’impression de beaucoup - à tort ou à raison - est que l’arsenal juridique ne permet pas aujourd’hui de lutter efficacement contre les sectes et certaines de leurs entreprises. Il est facile et fréquent de remarquer que des personnes fragiles, jeunes ou en crise, sont particulièrement visées et accessibles au discours des sectes. Qu’elles soient spécialement vulnérables, cela est naturel, mais on soupçonne certains d’employer des méthodes qui assureraient une main mise du groupement religieux sur ces personnes dont les moyens de défense sont temporairement affaiblis. Ces méthodes dérivent de celles employées pour la vente ou la publicité qui utilisent des moyens psychologiques pour accrocher et garder le client visé.
Les associations décrivent longuement les méthodes employées. Comment, selon elles, repérer la manipulation mentale ? Voici certains signes qui permettent de la suspecter :
• Une relation forte d’autorité
Des règles strictes, une hiérarchie très affirmée, des doctrines déstabilisantes qui ne permettent aucune remise en question, un contrôle permanent et la peur d’être considéré comme désobéissant.
• Un sentiment fort d’adhésion au groupe
Une pression chaleureuse, le « love bombing », un vécu commun riche et régulier accompagné d’une diabolisation de l’extérieur avec la perspective fréquente de dangers imminents, et toujours la culpabilisation qui accompagne toute perspective de sortie du groupe.
• Des atteintes à la vie personnelle
Une obligation de transparence, la demande d’une obéissance infantilisante, des entraves au développement d’une vie intime, souvent une dépendance financière du groupe.
• Une coupure avec l’extérieur
Le monde extérieur est accusé de tous les maux, les relations personnelles extérieures au groupe, familiales ou amicales, sont détruites ; la personne se retrouve de plus en plus isolée.
Reconnaissons que cette description fait peur et que nous avons tous entendu parler de sectes ou de groupes qui mettaient ces méthodes en pratique avec beaucoup de science et de finesse. Vouloir se donner les moyens de lutter contre elles paraît légitime et, dans un premier temps, il semble difficile de s’en indigner.
Ce qui pourrait nous rendre prudents, c’est cependant la difficulté que l’on peut imaginer pour le discernement entre ce qui relève de la pathologie ou de la manipulation et certains aspects de toute spiritualité légitime.
Une perspective chrétienne
Disons avant tout notre accord fondamental avec le souci manifesté de ne pas permettre que la liberté de la personne soit manipulée pour obtenir une adhésion et un maintien dans le groupe.
L’Évangile appelle à la conversion et à la vie de disciple. Or, pour être authentiques, celles-ci ne peuvent exister que sur un fond de liberté totale dans le domaine psychologique (je ne parle pas ici, bien sûr, d’une liberté métaphysique qui ne tiendrait plus compte du caractère aliénant du péché). C’est ce qui explique que certaines Églises évangéliques se sont battues, dès le 17ème siècle, pour la liberté de conscience pour tous, y compris lorsqu’elles se trouvaient en situation d’imposer leur propre point de vue. Je pense par exemple aux quakers avec William Penn ou aux baptistes avec Roger Williams et aux colonies américaines qu’ils ont fondées. Ce n’est en effet que lorsque la possibilité de refuser l’Évangile est ouverte que l’on peut espérer qu’une adhésion soit sincère. Forcer la conversion revient en effet à obtenir une caricature de foi qui relève plus du recrutement que de l’expérience spirituelle authentique. Dans ce sens toute manipulation dans l’annonce de l’Évangile joue contre le but invoqué. Et cela d’autant plus que l’Évangile est libérateur. L’œuvre de l’Esprit est, dans le Nouveau Testament, le contraire de la possession. Si celle-ci est, par définition, aliénante, l’Esprit au contraire libère la personne qui s’ouvre à lui des liens qui peuvent l’emprisonner. En entrant dans une perspective de foi, le croyant devient au contraire plus pleinement lui-même et tout le processus de la sanctification accentuera encore cette libération.
Il est cependant clair qu’un tel discours, pour juste qu’il soit, ne suffit pas. On imagine très bien qu’il pourrait être tenu par des groupes qui, en même temps, pratiqueraient une manipulation mentale efficace. Toute secte en effet doit considérer ou au moins présenter l’adhésion au groupe comme révélatrice de la vraie liberté par opposition à l’aliénation que représente à l’évidence le monde mauvais et pervers dont il s’agit de sortir. C’est pourquoi le discours ne saurait suffire. Le seul signe d’un sérieux dans ce domaine relève du comportement concret. Or, dans ce domaine, les choses sont moins claires et peuvent vite devenir ambiguës.
Le seul signe crédible sera une attention réelle et concrète à la liberté des personnes qui devra se manifester par la mise en place d’une liberté d’échanges et de discussion ainsi que par la reconnaissance d’une vraie liberté d’opinion dans tous les domaines qui ne relèvent pas de la confession de foi.
Les risques de confusion
La grande question demeure le risque de confusion entre ce qui relève d’un cheminement spirituel légitime et le dérapage que représente la manipulation mentale.
Ce que je vais essayer de souligner s’inscrit dans le cadre d’une spiritualité protestante évangélique, mais il serait facile de dire des choses semblables dans un contexte autre, catholique ou relevant d’une religion non-chrétienne, pourvu que celle-ci ait des convictions bien affirmées.
Disons peut-être en tout premier lieu que la tentation de manipulation sera éternelle. Elle concerne bien des groupes non-religieux et sans doute particulièrement les groupes religieux. En effet, autant certains peuvent être tentés de manipuler, autant d’autres se mettent en situation de l’être. Ils souhaitent pouvoir s’abandonner entre les mains de quelqu’un ou d’un groupe, désirent abdiquer leur libre arbitre au profit d’un maître ou d’un gourou. La tentation est alors grande pour celui qui aura conscience de rendre service sans être assez lucide sur les forces mises en jeu de part et d’autres. Donc, quelques soient les précautions que nous pourrons prendre ou que la loi pourra imposer, le risque demeurera aussi longtemps que notre psychologie humaine ne changera pas. Cela n’enlève rien à la nécessité de lutter contre ces perversions, mais relativise quelques peu les solutions que nous pourrons proposer.
La relation d’autorité. Vue de l’extérieur, toute démarche spirituelle fondée sur une révélation peut apparaître comme exerçant une autorité sur la personne. L’autorité que nous reconnaissons à la Bible, dans notre contexte, peut paraître excessive, de même que certaines manière d’exercer le ministère pastoral. La sanctification, elle aussi peut être perçue comme un cheminement, un appel qui impose au chrétien une règle de vie pesante.
L’adhésion au groupe. Chacun sait qu’une des particularités des Églises évangéliques est la chaleur de leur vie communautaire. Les relations fraternelles étroites, l’amitié des membres de l’Église ou des réunions de maison peut sembler suspecte. Bien souvent, c’est le vécu commun qui donne aux membres de l’Église un sentiment d’appartenance fort qui attire en effet des personnes, parfois en recherche de cocon protecteur. Quant à l’aspect financier, le souhait de voir les membres de l’Église donner la dîme n’est pas exceptionnel. Dans quelle mesure cela pourrait-il être interprété comme l’obligation abusive d’une dépendance financière ?
L’atteinte à la vie personnelle. Les échanges fraternels entre membres d’un groupe de prière ou les entretiens avec un pasteur portent souvent sur des questions de vie personnelle. Entre la liberté d’un groupe de partage et la transparence imposée, la frontière peut être mince et relever surtout de la sagesse des responsables qui peuvent pécher par excès d’enthousiasme. Ne devons-nous pas également admettre que beaucoup de personnes qui se convertissent le font après être passées par des moments difficiles et donc s’être trouvées en situation de particulière fragilité ? La vraie question reste de savoir quelle a été l’attitude de la communauté face à cette situation et le résultat du cheminement. A-t-il débouché sur une restauration et une vraie liberté ou une dépendance nouvelle ? Quant à la dépendance au groupe ou au responsable, n’est-ce pas un moment presque inévitable par lequel passe toute personne en voie de reconstruction ? La question sera de savoir ce qu’il faut en faire, l’encourager pour maintenir un pouvoir ou aider à le dépasser.
La coupure avec l’extérieur. La distinction ferme entre l’Église et le monde relève de l’Écriture et a été soulignée largement par les mouvements spirituels dont nous sommes les héritiers.. Les réveils ont souvent développé cette distinction. Certains ont même accentué cette aspect par une eschatologie menaçante pour tout ce qui ne relève pas directement de l’Église. Et Jésus lui-même soulignait qu’il fallait au besoin le préférer aux liens familiaux qui risquent de paralyser toute possibilité d’évolution. Il peut arriver d’ailleurs que la manipulation mentale vienne de la famille qui, avec la meilleure volonté du monde ne peut envisager une prise d’autonomie d’un des siens sans que cela produise une insupportable remise en question qu’elle est incapable de supporter. Il semble bien que Jésus lui-même ait pu passer pour fou auprès de sa famille qui supportait mal et comprenait encore moins un comportement qui sortait des critères reçus dans la société.
Au fond, la question fondamentale, dans l’évaluation d’une possible manipulation mentale sera de savoir d’où parle celui ou celle qui porte le jugement. S’agit-il d’une personne qui, connaissant bien les différents types de spiritualité, est apte à discerner le normal du pathologique ? Ou le jugement viendra-t-il de quelqu’un de rationaliste qui considère toute démarche religieuse comme un début de manipulation mentale puisqu’une personne saine d’esprit ne saurait librement se prêter à ces comportement névrotiques ?
Ce genre de question montre bien les dérapages possible dans l’évaluation d’un groupe et les dangers que pourrait représenter une loi qui porterait sur la manipulation mentale en laissant inévitablement une marge d’interprétation qui pourrait varier en fonction des personnes chargées dans tel endroit de porter un jugement sur le comportement d’un groupe ou d’une Église.
...
...