Quelle pastorale de délivrance ? Cette question du départ de ce livre en cache une autre : qu’est-ce que la pastorale, plus précisément : qu’est-ce que la cure d’âmes ? J’aime beaucoup la définition formulée par le pasteur réformé Wim van Dam, l’un de mes mentors dans le ministère :
« La cure d’âme, c’est aider quelqu’un d’autre à suivre Jésus. Si l’évangéliste a vocation d’aider les autres à trouver Jésus, le pasteur, en tant que berger, aide les personnes qui l’ont trouvé, à le suivre tout au long de leur vie. C’est pourquoi, dans la liste des ministères en Éphésiens 4.11, les bergers suivent directement les évangélistes.
Celui qui exerce un ministère pastoral est un disciple de Jésus, tout comme la personne qu’il cherche à aider. Tous les deux sont membres du corps du Christ, l’Église. (Dans le cas où la personne ne connaît pas encore le Seigneur, le travail pastoral revêt un caractère évangéliste.) Un pasteur a parfois du mal, lui aussi, à suivre le Seigneur. Un jour on donne un accompagnement pastoral, un autre jour on en a besoin soi-même. C’est pourquoi on pourrait modifier la définition de la cure d’âme ainsi : « s’entraider, les uns les autres, à suivre Jésus »(1).
À la lumière de cette définition, nous comprenons mieux que le combat spirituel revêt deux dimensions dont il convient de tenir compte, pasteurs et tous les disciples du Christ ensemble.
Premièrement, les chrétiens doivent apprendre à combattre, chacun dans sa situation personnelle. Ils ont l’autorité pour résister au diable. Pour cela, ils n’ont pas toujours besoin d’un conseiller spécialisé en la matière, ni d’aller tout de suite voir tel pasteur qui prétend avoir un « don » de délivrance.
Deuxièmement, le croyant individuel fait partie du corps du Christ. Nous avons vocation à nous encourager mutuellement, chacun selon ses capacités, ses moyens, et ses charismes. Il est utile d’exposer ses propres idées au conseil d’un frère ou d’une sœur. Au lieu de nous suffire à nous-mêmes, nous pouvons intercéder, porter le fardeau les uns pour les autres.
Comme nous avons besoin d’enseignants instruits pour mieux comprendre la volonté de Dieu, nous avons besoin de bergers formés pour nous accompagner d’une manière personnalisée. C’est pourquoi le Seigneur donne des ministères à son Église (Éphésiens 4.11), dans l’intérêt de tous. Parfois, on ne s’en sort pas tout seul. Le Seigneur a prévu. On peut faire appel à d’autres membres du corps, capables de nous aider là ou ça coince dans notre vie.
Deux facettes du combat spirituel
Agir en tant que chrétien, avec autorité, et chercher de l’aide spécialisée : voilà deux facettes du combat spirituel, qui s’appliquent donc également au domaine de la délivrance des forces du mal.
Kenneth Boa les met en exergue, lui aussi, quand il termine ses réflexions sur le combat spirituel par le conseil suivant :
« Si les esprits du mal ont pris une tête de pont dans votre vie, vous devez les aborder de front. Au nom de Jésus-Christ (Luc 10.17, Actes 16.18) et en comptant sur la force du Saint-Esprit (Matthieu 12.28), ordonnez-leur de fuir. Dans le cas d’oppressions graves, faites appel à des chrétiens qui ont une expérience et les compétences nécessaires pour combattre les puissances des ténèbres »(2).
Alors, quelle pastorale de délivrance ?
Les chapitres précédents ont mis en exergue deux réponses. Ensemble, elles mettent en avant deux facettes du combat spirituel.
La première réponse consiste en une méthode permettant aux chrétiens de cheminer vers plus de liberté dans un ou plusieurs domaines de leur vie. On pourrait parler d’auto-délivrance, dans la mesure où le croyant peut travailler cette méthode tout seul, ou en groupe, sans forcément faire appel à un pasteur ou à un conseiller en relation d’aide. Cela est toutefois conseillé, en cas de troubles ou de problèmes récurrents.
La deuxième réponse est plutôt une approche qu’une méthode. Elle s’applique à des demandes d’aide pastorale : comment faire quand quelqu’un vous présente des problèmes psychiques, liés, peut-être, à une influence démoniaque ? Les deux point clés sont l’accompagnement - le pasteur prend le temps pour cheminer avec la personne qui cherche de l’aide - et le discernement des besoins spécifiques - encouragement, correction, pardon, guérison, délivrance. Cette approche est basée sur une vision holistique de l’homme et ses besoins :
- L’homme pécheur - « laissez-vous réconcilier avec Dieu »
- L’homme lié - « chassez les mauvais esprits »
- L’homme blessé - « renvoyez en liberté ceux qui ont le cœur brisé »
- L’homme malade - « guérissez les malades »
Un troisième élément important est de favoriser le travail pastoral en équipe.
Pasteur, prêt à relever le défi ?
Quand vous, pasteur ou responsable d’Église, enseignez les fidèles à mener le combat spirituel, aussi sur le front où se dressent contre eux les forces du mal, vous pouvez vous attendre à ce que des personnes autour de vous viennent vous demander de l’aide.
Quand vous admettez que les problèmes psychiques peuvent avoir une dimension démoniaque, cela risque de devenir plus qu’une possibilité théorique. Chez certaines personnes troublées qui vont jalonner votre chemin pastoral, vous aurez tout au moins l’impression d’une activité démoniaque en coulisse.
Que faire ? Je suis interpellé quand je vois des pasteurs qui hésitent, qui n’osent pas aller plus loin, de peur qu’ils ne fassent des bêtises, de peur qu’ils n’empiètent sur le terrain du psy. Ou, tout simplement, parce qu’ils ne se sentent pas suffisamment capables en relation d’aide. Mais pourquoi se sous-estimer, en tant que berger à qui le Seigneur a confié les âmes afin de prendre soin d’elles ? Pourquoi douter ?
Bien sûr, il ne faut pas tomber dans l’autre travers, en se prenant pour quelqu’un que l’on n’est pas. Chasser des esprits sans discernement, comme des loups sans en avoir vu la queue, cela ne sert pas à grand-chose pour résoudre le problème de quelqu’un.
Mais tout de même, quelqu’un vient vous voir, et vous êtes le pasteur. Êtes-vous prêt à relever le défi ?
J’ai dû poser la question à moi-même, dans les années 1980, quand je faisais partie d’une équipe qui organisait des retraites spirituelles, des semaines de renouveau, et des formations de laïques dans les Églises. Nous avions des « spécialistes », capables d’intervenir dans la lutte contre les forces du mal, comme Wim van Dam, que j’ai cité au début de ce chapitre. Lui avait une grande expérience pastorale dans le domaine de l’occultisme. Et il avait le don d’enseigner sur ce sujet. En plus, il avait soutenu une thèse sur le ministère de guérison et de délivrance d’une série de pasteurs liés au mouvement de réveil de Möttlingen en Allemagne: Johann Christoph Blumhardt, son fils Christoph, puis Friedrich Stanger et d’autres encore(3).
Le premier est devenu célèbre à cause de la délivrance spectaculaire de Gottliebin Dittus, une jeune fille dans sa paroisse à Möttlingen, qui souffrait de maladies physiques et psychiques. Quand le pasteur Blumhardt a découvert que toute petite, Gottliebin avait baigné dans la magie noire, même dans le satanisme, il a engagé un long et dur combat pour chasser les démons de sa vie. Juste avant Noël 1843 arriva la fin des combats. Quand le dernier démon fut expulsé, il cria : « Jesus ist Sieger » (‘Jésus est Vainqueur’).
Petit à petit, Gottliebin a retrouvé sa pleine santé. Elle est devenue d’un grand soutien dans le ministère du pasteur Blumhardt. Les réactions de ses collègues furent en général critiques, voire négatives. Mais malgré les suspicions du corps pastoral, la communauté locale n’a pas rejeté le ministère de Blumhard. Ce fut le début d’un réveil spirituel. Beaucoup de gens sont venus confesser leurs pratiques d’occultisme et de magie dans le passé. Pour des générations à venir, Möttlingen est devenu un centre d’accompagnement pastoral de délivrance.
Mon ami Wim Van Dam en savait tout. Et il avait développé un ministère de délivrance tout aussi impressionnant.
Dans notre entourage, il y avait d’autres « poids lourds » encore(4). Pour moi et le reste de l’équipe, il était donc très facile de leur renvoyer les gens qui présentaient des phénomènes démoniaques. Trop facile, puisque ces pasteurs expérimentés, aguerris dans le combat spirituel, eux, nous enseignaient, justement, pour que nous puissions agir nous-mêmes.
Donc un jour, quand quelqu’un m’a demandé de l’aide, tout jeune que je me sentais, j’ai assumé. Dès lors que j’ai relevé le défi d’aider des frères et sœurs dans leur combat spirituel contre les forces du mal, vaille que vaille, le processus d’apprentissage s’est nettement intensifié. J’ai toujours gardé en tête le conseil de mon ami Wim Van Dam : « Dans un premier temps, ne pensez pas à quelque chose de démoniaque mais cherchez une interprétation psychique. Si les choses ne s’éclairent pas, cherchez, dans un deuxième temps, une autre interprétation encore. Si le problème perdure encore, pensez alors, dans un troisième temps, à une influence démoniaque ». Souvent, je n’en suis pas arrivé au troisième temps, mais à plusieurs occasions, oui.
À mon tour, j’ai encouragé d’autres personnes d’« y aller », comme on le dit.
Jan
Plus tard, en 1991, je suis devenu pasteur d’une paroisse réformée à Lelystad. Dans le conseil presbytéral, il y avait un certain Jan. Un chrétien sincère, engagé, mais troublé. Il avait l’air très sérieux, mais aussi très accablé par quelque chose. Nous avons souvent parlé. Je l’ai encouragé, impliqué dans un groupe de prière. Il disait que cela lui faisait du bien, mais son visage restait toujours en berne. Sa famille ne supportait plus ses phases de dépression, son médecin l’a fait entrer dans une clinique psychiatrique. Régulièrement, je passais le voir. Un jour, il me dit : « Pasteur (quand il s'adressait à moi comme ça, au lieu de me tutoyer, on pouvait s’attendre à quelque chose de très sérieux), c’est bien ce que les docteurs font pour moi. Je suis beaucoup plus tranquille. Mais j’ai l’impression qu’ils ne touchent pas au vrai problème. Il y a quelque chose en moi qui continue à me troubler. Selon ma femme, la dépression est un trait de caractère de ma famille, et c’est comme ça. Moi, je ne sais pas,… »
Alors, j’ai compris qu’il fallait agir, en tant que pasteur. J’ai demandé à l’un des groupes de prière dans la paroisse, de partager le fardeau. Le dimanche suivant, nous nous sommes retrouvés, avec Jan, chez moi, dans le presbytère, juste après le culte.
À ma demande, la clinique avait autorisé Jan à sortir le dimanche matin et après-midi, pour qu’il puisse aller au culte et rejoindre sa famille pour quelques heures. Ce dimanche-là, nous en avons profité pour avoir un temps de prière.
Pendant ce temps, nous avons écouté Jan décrire le mieux possible ce « quelque chose » en lui. Une pression, disait-il. Quelqu’un d’autre a demandé ce que faisait sa famille. Au fur et à mesure qu’il a parlé de son entourage familial, nous avons appris que c'étaient tous des membres engagés et respectés de l’Église réformée. Nous avons prié pour plus d’éclairage. De fil en aiguille, nous sommes tombés sur des pratiques de guérisseurs, dont Jan ne m’avait jamais parlé. Jeune enfant, il avait été « traité » à plusieurs reprises, mais je ne sais même pas s’il en était conscient, jusqu’à cette réunion dans le presbytère.
Nous avons expliqué comment le diable en profitait pour le harceler, comme il harcelait d’autres membres de la famille - Jan nous disait qu’effectivement, la dépression était une caractéristique familiale. Après avoir expliqué ce qu’il fallait faire, pour être sûr qu’il comprenne bien ce qui allait se passer, nous avons pris le taureau par les cornes. Mais pas à la place de Jan. C’est lui qui devait agir, et nous serions à ses côtés, dans la prière.
J’ai demandé à Jan de prier à haute voix pour se détacher de ces pratiques dans la famille, et d’ordonner au diable de ne plus jamais le troubler à cause de cela, de s’en aller, de le quitter. Dans le nom de Jésus.
Ensuite, d’une petite voix, très modestement, mais sans hésitation, il a tout simplement repris les mêmes paroles. Après un moment de silence, Jan ressentait un soulagement.
Sur quoi, les autres membres ont prié pour lui, pour sa femme et sa fille, pour les psychiatres qui le soignaient.
Tranquillement, il est rentré à la clinique. Là il a continué comme d’habitude. Mêmes médicaments, même rythme d’entretiens. Cinq jours après, je suis allé le voir. Quand il m’a accueilli, il n'avait pas une mine brillante, mais lorsque nous nous sommes assis pour discuter, il m'a dit : « J’ai l’impression que ce n’est plus nécessaire que je sois ici. Je veux bien, je suis le programme, mais dans mon cœur, je me sens soulagé ».
Nous avons laissé le psychiatre traitant juger. Et effectivement, après seulement quelques jours, celui-ci ne voyait plus aucune raison pour continuer le traitement. Jan est rentré chez lui. Depuis, il avait toujours l’air très sérieux. Toujours enclin à voir les choses en noir. Mais la dépression prolongée n’est plus revenue.
Apparences trompeuses
Dans sa réflexion sur des phénomènes démoniaques, ou présumés l’être, le psychiatre Claude Buchhold nous a rendus attentifs à ce que les apparences sont toujours trompeuses. Ces remarques sont judicieuses et pertinentes. Elles m’amènent à ajouter quelques réflexions de ma part.
Quand on est face à des personnes ayant un comportement hystérique, et que l’on connaît les récits de l’Évangile, on est tenté tout de suite de conclure à la présence d’un mauvais esprit. Mais Jésus a toujours distingué entre influence démoniaque et maladie, faisant œuvre de délivrance ou de guérison, selon les cas(5). Un tel discernement est bien nécessaire, étant donné que l’homme est capable de « produire » des effets bizarres, étranges, et de donner ainsi l’impression d’être possédé d’un démon.
Un facteur qui contribue à la confusion, ce sont les images véhiculées par des livres et des films qui mettent en scène des possédés et des exorcismes, avec tous les « effets spéciaux » que l’imaginaire populaire y associe : vomissements, hurlements, cris d’animaux, têtes qui tournent à 180 degrés, lévitation, etc. Quelqu’un qui se croit démonisé, ou qui entend dire par un pasteur qu’il a un mauvais esprit en lui, peut simuler les symptômes d’une influence démoniaque en reproduisant, consciemment ou inconsciemment ce qu’il a vu ou lu. Pour s’en convaincre ou pour convaincre l’accompagnateur. Pour attirer l’attention. Pour satisfaire à un besoin psychologique. Pour faire sortir une souffrance, et que sais-je encore(6).
La meilleure réaction pastorale à cela, me semble-t-il, est de ne pas entrer dans ce jeu de surenchères, mais de dire : « du calme ». Donner un verre d’eau, et ne pas promptement chasser le « démon » que l’on vous présente.
C’est pourquoi l’estrade n’est pas le bon endroit pour mener le combat avec les forces du mal « en » ou « derrière » quelqu’un. Devant un public, les gens agissent autrement, les pasteurs aussi d’ailleurs. Montrer une délivrance en spectacle, cela peut vite devenir théâtral. Le théâtre, n’est-ce pas là où l’on « joue un rôle » par des apparences ?
Il faut donc se méfier : tous ceux qui ont l’air d'être démonisés ne le sont pas. Seuls un discernement et une analyse approfondie permettent de s'engager dans cette direction-là.
Une bonne et saine dose de méfiance est donc très utile dans le ministère pastoral. On peut aussi dire : un doute méthodique. Poser des questions d’analyse afin de ne pas se fier aux apparences. Nous avons besoin de psychologues et de psychiatres qui nous expliquent les travers de l’imagination humaine.
Si le doute méthodique est une aptitude positive, prenez garde toutefois à son faux ami la mécréance. Ce dernier va dire : ce que je vois est certainement trompeur, il doit y avoir une autre interprétation, scientifiquement vérifiable. Mais un tel postulat réduit le champ d’interprétation à ce que je suis prêt, moi, à admettre, en fonction de mes présuppositions. Face à une personne qui se croit harcelée par un démon, un psychiatre peut avoir le réflexe d’écarter cette possibilité d’emblée.
Mart-Jan Paul, dans le chapitre sous sa plume, mentionne plusieurs psychiatres qui ont également l’esprit ouvert à ce que des démons puissent agir en coulisses de la psyché. Leurs recherches sont tout à fait intéressantes - et très instructives pour des pasteurs et accompagnateurs dans les Églises.
Providence souveraine
Quand nous pensons à l’influence des forces du mal, et que nous subissons le coup de leurs attaques, nous ne devons jamais perdre de vue la providence d’un Dieu souverain. C’est ce que les Écritures enseignent avec clarté et insistance. Pour s’en convaincre, il suffit de méditer l’histoire de Job, les tentations de Jésus dans le désert, et cette parole étonnante que « le Dieu de paix écrasera bientôt le Satan sous nos pieds » (Romains 16.20).
Quand nous prions « délivre-nous du mal », nous prions en fait « délivre nous du Malin », mais cet ennemi, aussi redoutable soit-il, ne se situe pas au même rang que notre Seigneur. La foi biblique est foncièrement monothéiste, ne laissant aucune place au dualisme.
Nous sommes engagés dans le combat spirituel sur terre, l’archange Michaël et les armées célestes combattent le diable et ses troupes dans les sphères invisibles, tandis que Dieu demeure le souverain maître de l’histoire.
Plus encore, il se sert de la mêlée pour faire avancer son plan ! C’est ainsi qu’il se montre le tout-puissant.
Nous pouvons compter sur sa providence souveraine, même dans les pires circonstances ou le mal semble l’emporter sur nous. Thomas d’Aquin l’avait bien compris, quand il écrivit :
« Au sujet des attaques des démons, nous devons considérer deux choses : les attaques elles-mêmes et leur rôle dans le plan divin. L’attaque elle-même procède de la malice des démons, qui, par envie, s’efforcent d’empêcher le progrès des hommes, et qui, par orgueil, singent le pouvoir divin : de même que les anges de Dieu sont envoyés comme ministres pour le salut des hommes, ils se députent eux-mêmes comme ministres désignés pour leur perte. Mais ces attaques sont finalement soumises à l’ordre de Dieu, qui, selon ses desseins, sait se servir du mal, en l’ordonnant au bien »(7).
Voilà un discernement spirituel qui remet les choses à leur place.
Fabrice Hadjadj a écrit un livre remarquable sur la manière dont les démons nous jouent des tours, dans la culture occidentale d’aujourd’hui, et comment ne pas tomber dans les pièges qu’ils nous tendent. Lui aussi insiste sur la souveraineté de la providence de Dieu en toutes circonstances. Après avoir cité Thomas d’Aquin, il nous offre sa propre réflexion :
« Ce que le diable perpètre par malignité, Dieu le permet par amour. En sorte que celui-là se trouve malgré lui l’instrument de celui-ci. Par sa querelle, il punit le pécheur, et donc sert la justice ; et il éprouve le saint, et donc sert la miséricorde : celui-ci n’en a que plus de mérite et sa grâce en devient plus éclatante…
La tentation du diable est ainsi doublée par une tentation de Dieu : l’esprit mauvais l’opère pour prendre en faute, l’Esprit Saint pour reprendre en grâce (…) L’athéisme nous tente, l’hérésie cherche à nous séduire, le confort à nous encoconner, la persécution à nous décourager, tout voudrait nous embrigader pour d’autres dieux ; mais c’est aussi le moyen dont l’Éternel se sert pour que sa créature temporelle puisse se dégrossir, comme le visage dans le marbre qui s’affine à coups de burin…
Le diable sans le vouloir sert à chasser le diabolique. Et c’est bien l’attention d’un Dieu de tendresse qui en dispose ainsi, non l’amusement d’un génie dramaturge. Car on pourrait croire que le Seigneur se donne un spectacle et prend plaisir à damer des pions. Ce serait le confondre avec l’Adversaire. Dieu ne manipule personne. Sa providence n’est obscure qu’à force de lumière. En elle, point de ténèbres. Seulement, par un don sans repentance, il a voulu des créatures libres et capables de mérite : que ces créatures s’adonnent volontairement au mal, il n’y peut rien, mais il fait tout pour que ces maux puissent se corriger l’un l’autre (tandis que l’Adversaire fait tout pour que, l’un l’autre, ils s’excitent) : les cailloux ternes et tranchants qu’on secoue dans un sac finissent par se polir et devenir brillants et lisses. Satan nous roule dans la misère, et c’est l’occasion pour Dieu de prodiguer sa miséricorde. Felix culpa, la faute est en soi satanique, mais, le Très-Haut nous y arrachant par pure grâce, elle sert à sa gloire, à notre humilité, et contribue dans nos gorges à nouer et dénouer la louange »(8).
Pour terminer nos réflexions sur la pastorale de délivrance, nous laissons à Martin Luther la parole, et la musique. Très conscient des attaques du diable, tout au long de sa vie, il en fait état dans ses prédications et ses écrits, mais toujours sur un ton de victoire. C’est sur ce ton qu’il a écrit un cantique, devenu célèbre dans le monde entier sous le nom « hymne de la réformation ». La traduction de Rubens Saillens en a retenu toute la force poétique.
Écoutons, méditons, chantons la troisième strophe. Et vivons là :
Quand tous les démons déchaînés
Prétendraient te détruire,
Ne crains point, ils sont condamnés
Et ne sauraient te nuire.
Eux tous, avec leur roi
Tomberont devant toi.
Peuple fidèle,
Pour vaincre le rebelle,
Il suffit d’un mot de la foi.