CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L’ARGENT
La question de l’argent a toujours été un point sensible, dans le monde chrétien, et il est toujours encore délicat pour un pasteur d’une église locale d’en parler naturellement à ses paroissiens, tant ce sujet entraîne souvent des passions et/ou des remises en question qui ne sont pas forcément faciles à accepter. On aurait tendance à dire que c’est une question taboue, alors que justement, c’est en lien avec cette question que l’on peut parfois évaluer une partie de la profondeur ou de la sincérité de notre foi. « L’argent est le nerf de la guerre », dit-on, mais l’argent n’est-il peut-être pas aussi pour certains chrétiens le nerf de l’église, tant il semble dominer les débats, les conseils, les A.G. ?
Au début de cette étude, relevons sept affirmations du pasteur Robert Somerville en rapport avec l’argent(1) :
1) L’argent n’est pas mauvais en soi.
2) L’or et l’argent appartiennent au Seigneur.
3) Notre Père céleste sait de quoi nous avons besoin.
4) La richesse doit être le fruit du travail.
5) La cupidité est une idolâtrie.
6) La confiance dans l’argent est une folie.
7) L’avarice est folie, la générosité sagesse.
Concernant les richesses ou l’argent en général, voici aussi ce qu’écrit André Adoul(2) :
- C’est Dieu qui distribue les richesses et rend capable de les acquérir.
- Les richesses sont passagères.
- Elles sont sans comparaison avec les biens spirituels.
- Elles sont inutiles au jour du jugement.
Un ouvrage récent d’Earl Pitts et Craig Hill sur cette question a été à l’origine de séminaires organisés en région parisienne et ailleurs en France. En prenant pour base biblique référentielle pour la vie chrétienne Jean 4.23-24 « Adorer Dieu en esprit et en vérité », ces deux auteurs veulent sensibiliser le chrétien à l'importance de vivre dans deux « registres », celui de l’Esprit et celui de la Vérité, et ceci aussi dans leur relation à l’argent. Ils concluent leur livre en citant 2 Corinthiens 9.8 : « Et Dieu est capable de faire venir à vous en abondance toute grâce (toute faveur et toute bénédiction terrestre), de sorte que vous ayez toujours, en toute circonstance et quel que soit le besoin, ce qu’il vous faut pour être auto-suffisant, que vous possédiez suffisamment pour n’avoir besoin d’aucune aide ou soutien et pourvoir en abondance à toute bonne œuvre et tout don charitable ». Puis ils ajoutent : « L’argent doit se soumettre à la sagesse de Dieu. La sagesse de Dieu est indispensable pour empêcher l’argent de nous détruire. L’argent ressemble à un ballon de plage que l’on maintiendrait sous ses pieds dans une piscine. Il n’a de cesse de remonter à la surface. Nous devons consacrer toute notre attention pour le maintenir à sa place. L’argent est comme certains poisons ; il n’est une bénédiction que lorsque vous l’utilisez correctement et avec beaucoup de soin. Que Dieu continue à vous donner sa sagesse pour administrer correctement les biens, les richesses et l’argent qu’il vous confie ! »(3).
ÊTRE DES GÉRANTS DES BIENS DE DIEU : LA « PROFESSION-VOCATION »
« Lorsque nous parlons des questions d’argent, nous sommes toujours entraînés à les envisager selon l’optique de la société qui nous entoure, et, par conséquent, dans notre société, selon la perspective des systèmes économiques. Nous ne pouvons plus aujourd’hui parler argent sans penser à la vie économique globale », écrit Jacques Ellul au début de son livre qui a fait date sur le sujet : L’homme et l’argent(4).
Ainsi, l’argent est immanquablement lié à l’économie. Or, le mot grec qui désigne l’économie, oïkonomos, est formé à partir d’oïkos - maisonnée - et de nomos - loi ou ordre. Oïkonomia désignait l’ordonnancement ou la gestion de la vie domestique, et oïkonomios celui qui en était responsable. Aristote observait dans son Politique que « l’activité constituée par la gestion de la vie domestique est davantage concernée par les êtres humains que par les biens inanimés ». L’économie avait pour fonction le bien-être de la maisonnée, et la gestion domestique était considérée en termes non mécanistes mais personnels. Oïkonomos et oïkonomia sont des termes utilisés par le Nouveau Testament comme par l’économie politique ancienne ; leurs équivalents modernes sont « gérant » et « gestion »(5). C’est ainsi que le métier d’un gestionnaire d’un centre, d’une institution, se dit aussi ‘économe’, car il veille au bon fonctionnement des biens.
Nous constatons donc que l’économie a un rapport étroit avec l’activité humaine, ce qu’on pourrait aussi qualifier de « travail », et qu'il a indubitablement une qualification positive. Avant qu’il ne soit altéré par la chute et ne devienne « labeur » (cf. Gn 1.28 et 3.17), il revêt une forme de dignité : le travail de l’homme s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le monde pour l’entretien de ses créatures(6).
Jusqu’à la fin du Moyen Âge, le travail était considéré d’une manière générale comme une besogne temporelle un peu négligeable, n’ayant pas pour celle-ci la dignité spirituelle reconnue aux exercices de piété et à la vie monastique. Le travail relevait donc des contingences matérielles auxquelles certains hommes devaient répondre, tant qu’ils ne pouvaient pas s’en dispenser.
Et c’est alors que les deux principaux réformateurs, Luther et Calvin, ont introduit des changements novateurs par rapport au travail et à l’économie. Luther suggère que la vie chrétienne doit s’expérimenter dans la vie profane, avec pour visée le service mutuel. Il établit ainsi un lien entre la vocation (l’appel de Dieu) et la profession(7), en utilisant la même racine allemande (Berufung/Beruf), faisant sauter ainsi la barrière qui s’appuie sur la notion de sacerdoce universel pour séparer les clercs des fidèles. De la sorte, l’activité quotidienne du travailleur redevient digne d’intérêt et de réflexion. Elle réintègre alors le champ spirituel. La bonne œuvre se pratique dans le travail. Le travail devient le lieu privilégié d’exercice de la vocation. On commence alors à discourir de la profession, de son sens, de sa valeur, du type de comportement qu’il convient d’y adopter. L’esprit de méthode du puritain rejoint l’idéal de calme accumulation de l’épicier. On doit, dans le monde, poursuivre, chacun pour sa part, la vocation que Dieu nous a tracée, en entretenant un commerce paisible avec nos voisins(8). Réaliser sa foi dans la profession, c’est répondre à l’appel de Dieu, donnant du même coup au travail ses lettres de noblesse(9). Pour Luther, « l’activité professionnelle est identifiée à un devoir religieux en dépassant la simple satisfaction des besoins. Toutefois, il demeurera marqué par la notion de nécessité même si le travail n’a plus son caractère méritoire et rédempteur »(10).
Calvin enrichira les thèses de Luther par l’affirmation que la dignité du travail de l’homme découle de son inscription dans le prolongement du travail de Dieu… Au travers de son travail, l’homme est fait « collaborateur de Dieu », il est placé dans la position du gérant ou de l’intendant, appelé à mettre en œuvre et en valeur toutes les richesses de la création. Par son travail, l’homme communie à l’activité créatrice et providentielle de Dieu (cf. Ps 8.4-8)(11).
En prolongement de la pensée de Luther et Calvin, aux 17ème et 18ème siècles les Puritains(12) vont développer la notion de « profession-vocation ». Reprenant les idées essentielles de Calvin sur l’importance du salut personnel, la sanctification du croyant, les refus des hiérarchies religieuses et de l’intermédiation entre Dieu et les fidèles, de même que la rigueur biblique, ils ont été contraints à l’exil par des rois violemment anti-puritains au 17ème siècle. Ils ont constitué les premiers groupes d’émigrants s’embarquant pour l’Amérique du Nord. Là-bas, ils ont fondé, selon leurs vœux, une société nouvelle d’inspiration chrétienne, basée sur l’égalitarisme, la responsabilité, la défense de la liberté, une grande rigueur morale et la valorisation de l’activité profane. Ce dernier point va se déployer sur la base de l’éthique calvinienne du travail, chacun devant prendre sa part active au service de la société, ce qui les incitera à condamner radicalement le mode de vie des religieux, des moines et même des mendiants. La vocation de Dieu devait être en cohérence avec l’utilité sociale et la compétence professionnelle et les vertus puritaines de diligence, sobriété, simplicité et honnêteté ont émergé à point nommé dans une société marchande en plein essor.
C’est cette éthique qui a suscité puis encadré le formidable développement technique et économique de l’Occident, au point que plusieurs ont souligné sa concomitance avec l’expansion du capitalisme en général, cela ayant considérablement fait évoluer les mentalités chrétiennes et fait écrire à Max Weber, entre autres, son fameux livre qui a fait date dans l’histoire : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme(13).
---> Ainsi, les convictions théologiques des puritains (sacerdoce universel, salut personnel, liberté chrétienne) et leurs qualités morales, ainsi que leur intelligence des réalités socio-économiques ont constitué (et constituent toujours) des facteurs favorables à la réussite sociale. Ils contribuent de même qu’au service désintéressé de l’État, à la création d’œuvres sociales, à l’innovation pour des alternatives économiques et à la lutte contre l’injustice(14).
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