Il est tour à tour question, dans ce numéro, de souffrances ou d’échec liés à la relation ou à l’absence de celles-ci. Des pathologies liées à l’isolement ou au trop-plein de relations dans « Le pasteur et ses déserts » ; des souffrances liées au désir de domination – « La toute-puissance humaine : une belle imposture ! » ou encore le constat des impasses auquel amènent, y compris dans l’Église, les relations de compétition qui peuvent s’y engager, comme dans toute société humaine. L’article de Michel Sommer, « Fondements bibliques et théologiques de la coopération dans l’Église et enjeux pratiques », développe les vertus de la collaboration appliquées à la communauté chrétienne afin de passer, en Église, d’une logique de compétition à celle de coopération.
Un autre auteur a travaillé d’une manière lumineuse cette question du rapport entre compétition et coopération, à partir des notions de pouvoir et d’autorité : Hannah Arendt. Pour cette dernière, selon ce que Gilbert Vincent en rapporte : « L’autorité diffère du pouvoir autant qu’une relation coopérative diffère d’une relation compétitive(1). » Lorsque les logiques de pouvoir sont en jeu, plus il y a de pouvoir d’un côté, moins il y en a de l’autre, selon ce que nous rapporte Gilbert Vincent de la pensée de la philosophe. Là où en revanche l’exercice de l’autorité vise l’augmentation de l’autorité de celui qui nous est confié. C’est une autorité pour. L’étymologie du mot auctoritas, « augmenter », plaide d’ailleurs en ce sens : avoir de l’autorité sur quelqu’un, c’est viser à l’augmenter, le faire grandir. C’est viser sa maturité et l’exercice de son autorité propre. Ainsi dans la logique de l’autorité, la relation est bénéfique à chacun. Et là où le pouvoir, selon cette logique compétitive, correspond à un jeu à somme nulle, voire négative en situation conflictuelle, l’autorité, elle, n’a pas vocation à s’exercer contre d’autres, mais pour eux, « pour que croisse leur contribution à la prise de décisions qui importent à la vie d’un groupe(2) ». Dans un contexte français où la « sagesse » des contre-pouvoirs est souvent invoquée, jusque dans l’Église – entre un pasteur et son président, un conseil administratif et un conseil spirituel, avec ce présupposé que le pouvoir devrait être contre, comme en compétition ou en tension négative –, la perspective d’Arendt réordonne l’autorité d’une manière féconde. À la fois, nous semble-t-il, ajusté à la logique ministérielle du Nouveau Testament (par exemple à la dynamique de l’autorité en Éphésiens 4(3) ), mais aussi pertinente dans le contexte de la modernité liquide.
Cette valeur de coresponsabilité(4) se trouve, en effet, proche de la compréhension contemporaine des relations de coopération qui devraient se vivre dans un collectif. Elle pose les conditions de l’exercice d’une autorité bienveillante, servant celle du groupe, en vue d’un discernement et d’une action commune. À l’heure où les différentes unions d’Églises évangéliques s’apprêtent, dans le cadre du CNEF, à engager une réflexion en communauté d’apprentissage sur la manière de penser et vivre les ministères dans l’Église de demain – avec les enjeux vocationnels et missionnels associés –, cet enjeu d’apprendre à vivre « l’autorité pour », et l’autorité en relation de coopération, sera une clé pour la maturité et la croissance de nos communautés. Que la lecture de cette livraison des Cahiers portant sur de saines relations dans la communauté chrétienne puisse y contribuer.
Erwan CLOAREC
Rédacteur en chef
(1) Gilbert VINCENT, « Pouvoir et autorité dans les Églises issues de la Réforme », dans « Qui est à la barre ? L’exercice de l’autorité dans les Églises issues de la Réforme », Hokhma 66, 1997, p.5.
(2) Ibid.
(3) Éphésiens 4.11-16 : « C'est lui qui a donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, les autres comme évangélistes, les autres comme bergers et enseignants. Il l'a fait pour former les saints aux tâches du service en vue de l'édification du corps de Christ, jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à la maturité de l'adulte, à la mesure de la stature parfaite de Christ. Ainsi, nous ne serons plus de petits enfants, ballottés et emportés par tout vent de doctrine, par la ruse des hommes et leur habileté dans les manœuvres d'égarement. Mais en disant la vérité dans l'amour, nous grandirons à tout point de vue vers celui qui est la tête, Christ. C'est de lui que le corps tout entier, bien coordonné et solidement uni grâce aux articulations dont il est muni, tire sa croissance en fonction de l'activité qui convient à chacune de ses parties et s'édifie lui-même dans l'amour. »
(4) Dans le contexte de l’Église catholique et de l’accroissement de la « conscience de la missionalité des laïcs », Agnès Desmazières propose la formule : « Tous appelés, tous coresponsables », dans Agnès DEMAZIÈRES, L’heure des laïcs. Proximité et coresponsabilité, Paris, Salvator, 2021, p. 167.
SOMMAIRE
Édito
De la compétition à la coopération, Erwan Cloarec
Articles
Le pasteur et ses déserts, Jonathan Ward
La toute-puissance humaine : une belle imposture ! Édith Tartar-Goddet
Fondements bibliques et théologiques de la coopération en Église et enjeux pratiques, Michel Sommer
L’Église dans tous ses états
Éloge de la répétition, Michel Sommer
Prédication
Es-tu comblée ? Mélanie Ehrismann
Présentation de livres
Henri Blocher, La doctrine de l’Église et des sacrements, Thomas Poëtte