5 août 1899, Francis Jammes publie, « De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir », marquant son retour au christianisme.Il écrit au début : « Mon Dieu, vous m'avez appelé parmi les hommes. Me voici... J'ai parlé avec la voix que vous m'avez donnée. »
Il publiera ensuite "Les Géorgiques chrétiennes" (1912).
LES GÉORGIQUES CHRÉTIENNES (fragments)
Chant I (les anges)
...Ils venaient visiter sur ce coin de la Terre
La beauté que Dieu donne à la vie ordinaire.
S’ils s’élevaient, leurs yeux vers un enclos banal
S’abaissaient où l’aïeul assis lit son journal.
La ferme était massive avec des ombres larges
Que le soleil des blés encadrait de ses marges.
Les ailes rabattues des contrevents épais
Ménageaient au-dedans l’ombre, sœur de la paix.
Le bonheur entourait cette maison tranquille,
Comme une eau bleue entoure exactement une île.
Là, père, mère, enfants rompaient avec amour
À côté de l’aïeul le pain de chaque jour.
Les mêmes anges dont les moissons s’embellissent
Inspiraient les propos de ces gens sans malice.
Il faut, le blé, disait le père, est abondant,
Faire la part de Dieu plus grande au mendiant...
... Les anges moissonneurs à cette heure du somme
Étendirent leurs belles ailes sur les hommes.
*
... Ils prirent leur repas, les fenêtres ouvertes.
De fruits bien arrangés la table était couverte.
Les nombreux serviteurs mangèrent à leur tour ;
Puis ils cuirent le pain, fils du blé, dans le four.
Les anges, revenus de la moisson, bénirent
Ce pain que pour le tour ces serviteurs pétrirent.
Le pain qu’il faut gagner à la sueur du front.
Le pain que dans le deuil et dans la joie on rompt.
Le pain qui fut offert par Abraham aux hommes
Venus au nom de Dieu pour détruire Sodome.
Le pain tombé du ciel pour le peuple au désert,
Quand sécha la rosée dont le sol fut couvert...
Le pain dont le Seigneur a promis l’abondance
À ceux-là qui vivraient dans son obéissance.
Les êtres immortels assis sur l’escabeau
Trouvaient que notre sort dans l’ombre est toujours beau.
Sur le front du vieillard dont la face est ridée
Reste inscrit le sacré mystère de l’idée.
Deux jeunes cœurs épris de retraite sont pleins
De richesses qu’un roi voudrait capter en vain.
Le pain noir prend le goût du miel, quand on le mange
Dans l’air que Dieu parfume avec des ailes d’anges.
Tous ceux assis à l’âtre ou debout priaient bas ;
Mais comment ils priaient ils ne le savaient pas.
La pâte au feu levait ainsi que le blé lève
Dans les flammes de Mars qui font bouillir la sève.
Les âmes se haussaient comme font tour à tour
Le foyer du soleil et le foyer du four.
Quelle autre manne au ciel tout gerbé d’étincelles
Le Seigneur préparait qu’il offrait en modèle ?
Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien
Puisque sans Vous l’homme n’a rien et ne sait rien.
C’est Vous qui apprenez ce que nous voyons faire
Aux doigts dans le pétrin croisés comme en prière.
C’est Vous qui enseignez les bras à supplier
En brandissant la pâte afin de la lier.
C’est Vous qui des soupirs du travail qui halette
Tirez des mots d’amour que scande le poète.
Notre Père des Cieux, considérez ces gens
Et montrez-Vous pour eux tel qu’un maître indulgent.
Père des moissonneurs, voici Votre faucille ;
Comme des champs de blé Vous tranchez les familles.
Ô Père des meuniers ! voici Votre moulin :
Cet Univers qui tourne, et nous sommes Vos grains.
Père des boulangers, pétrissez notre argile,
Multipliez les pains dont parle l’Évangile.
*
... Bientôt l’aube éleva son épaisse fumée
Comme d’un feu des champs que masque encor la haie.
Avec une dernière étoile de vermeil
L’Aurore qui riait rallumait le soleil.
Et l’angélus alors couronnant le nocturne
Laissa les pleurs de Dieu déborder de son urne.
Cependant au-dessus de la nuit et du jour
Un mystère naissait qui débordait l’amour.
Ce n’était pas assez sous le ciel comme une arche
Que la moisson fût large autour du patriarche.
Près des anges gardiens ce n’était pas assez
Que deux êtres si beaux se fussent fiancés.
Que la nuit eût repris l’hymne de la journée
Ce n’était pas assez pour la Bonté innée.
Honneur sans nom rendu au froment le matin,
Le Fils de Dieu prenait l’apparence du pain.
Chant V
... Le chef de la maison voit ces plaines immenses
Qui sont aussi des traits de feu, mais bien plus denses.
Il est dessous un arbre aussi large que haut
Qui dicte à son esprit les pensers les plus beaux.
Tel Jacob dans un songe aux images réelles
Quand tous les siens montaient à une grande échelle ;
Tel ce père évoquait ceux qui sortaient de lui
Et semblablement ceux dont il était sorti.
... Tandis que rêve ainsi le noble patriarche,
Sa fille bien-aimée vers lui se met en marche.
Elle arrive sous l’arbre où l’ombre fait un rond
Et sous la barbe vénérable met son front.
Ma fille, dit celui dont elle est née, tu pleures ?
Mon père, répond-elle, en effet ; voici l’heure.
Ma fille, lui dit-il, de quoi veux-tu parler ?
Mon père, répond-elle, il me faut m’en aller.
Ma fille, lui dit-il, tu vas là-bas sans doute ?
Mon père, répond-elle, il est une autre route.
Ma fille, lui dit-il, quelle route veux-tu ?
Mon père, répond-elle, où marche la vertu.
Ma fille, lui dit-il, n’est-ce point ma demeure ?
Mon père, répond-elle, il est vrai : mais tu pleures.
Ma fille, lui dit-il, penses-tu trouver mieux ?
Mon père, répond-elle, il faut que j’aille à Dieu.
Ma fille, lui dit-il, mes champs sont-ils stériles ?
Mon père, répond-elle, ils rendent cent pour mille...
Ma fille, lui dit-il, renies-tu mes abeilles ?
Mon père, répond-elle, aux cierges elles veillent.
Ma fille, lui dit-il, renies-tu mes doux fruits ?
Mon père, répond-elle, en croix ils ont mûri.
Leurs sanglots ineffablement se répondirent
Comme les vers sacrés qui montent de deux lyres...