Rien dans sa vie n’avait préparé Guillaume Ricou à la vocation de poète. Il était né le 17 février 1778, à La Trève de Trémel (dépendant alors de la commune voisine de Plestin), fils de Jean Ricou et de Marie Yvonne Le Saux, de pauvres et besogneux travailleurs agricoles. Après quelques études au Petit Séminaire de Saint-Brieuc, il se maria et s‘établit comme cultivateur, aubergiste, expert agricole (1). Plongé dès lors dans le souci de joindre les deux bouts pour élever sa nombreuse famille.
Le grand voyageur Guillaume Le Jean, qui le connut bien, disait de lui qu’il était
« un vrai paysan trégorrois, petit, sec, nerveux, agile et actif, les traits anguleux, vigoureusement dessinés, le regard fier, mais d’une vivacité tempérée par la méditation intérieure »
Il n’aimait pas parler français. Tout son amour allait en effet à la langue bretonne et tout en travaillant sa terre il continuait de lire (1).
Un recueil de fables d’Ésope allait arrêter son attention. Il convenait admirablement à sa tournure d’esprit : naïve, philosophique, frondeuse, sentencieuse… L’idée lui vint d’écrire en vers bretons des fables bretonnes. Une idée folle qu’il allait mettre en œuvre sur une longue période, sur une vingtaine d’années. Et c’est ainsi qu’un simple paysan va devenir, à force de ténacité et de talent, poète à cinquante ans. Le soir, après le souper, il se mettait à écrire, s’isolant comme il peut dans la grande salle commune (2).
Petit à petit, sortaient de sa plume, non plus des traductions mais bien des imitations libres et forts éloignées de l’original d’Ésope. Ésope allait droit au but sans se préoccuper de détails. Ricou mettait de la vie et de la couleur de la bonhomie, de la simplicité dans la sécheresse d’Ésope. Il s’appropriait la pensée et la moralité grecque pour ensuite habiller le tout à la mode paysanne.
Son livre se ressentait partout d’un caractère rude et ferme, mais aussi, des amertumes accumulées au cours d’une existence froissée mais non usée par la souffrance… Ricou, sut gardé sa sensibilité, ressentant d’autant plus vivement les rebuffades d’un propriétaire, les vexations de l’autorité civile, et les admonitions du tout-puissant recteur.
Ainsi dans la fable, « La Grande assemblée des rats » :
"il y a un vénérable rat se lève de dessous son siège et commence avec une éloquence polie et préparée : Messieurs, compagnons que je porte dans mon cœur, j’ai enfin trouvé le secret de nous préserver du chat, notre cruel ennemi… »
Et cette autre rat qui s’oppose à lui :
« Messieurs, j’avoue que, dans les affaires qui concernent l’état, tout avis donné avec sagesse intéresse ceux qui gouvernent ; mais avant de recueillir les voix, voyez d’abord si celui qu’on donne est exécutable ? Je rends toute justice à ce conseil de l’honorable vieillard qui a parlé ; mais qui sera assez hardi, assez grand pour attacher la clochette au cou du chat ? Pour moi, qui cependant ai eu l’habitude des armes dans ma jeunesse, j’avoue pourtant que je ne voudrais point m’exposer dans une telle entreprise »…
Ricou semble avoir écouté à la porte du conseil municipal de sa commune ! Il n’invente pas le pédantisme et l’emphase des orateurs, aboutissant à un moyen impossible d’exécution ! Et d’ailleurs n’est-ce point là l’histoire de toutes nos délibérations, depuis l’Assemblée Nationale jusqu’au conseil d’église (3) ? Rien de tout cela n’est dans Ésope ; tout cela appartient au paysan Ricou.
Ainsi que la Moralité d’une finesse si âpre qu’elle a l’air d’un souvenir :
« On trouve assez souvent des gens prêts à nous conseiller dans une affaire ; avec moins que rien ils viennent à bout de tout. Ils trouvent le nœud des affaires les plus difficiles ! Surtout quand ils ont le ventre tourné vers une bonne table, et les pieds étalés au feu ! »
Dans « Le Loup et le Chien », il ajoute :
« Mieux vaut une pauvre chaumière sans couverture, mieux vaut le pain noir de la campagne, que les mets délicats mangés dans les châteaux, car là il faut apprendre à vivre en peur, en doutance de toute chose ; là, plus de liberté, là il faut dissimuler les injures qu’on reçoit ».
Qui ne voit que le château dont il parle c’est la maison de ville de son maître, où il est reçu debout et sans qu’on lui rende son salut ; grondé comme un enfant pour le retard de son fermage, puis envoyé à la cuisine avec les valets. Là, en effet, plus de liberté, là il faut dissimuler les injures qu’on reçoit.
En 1828 ses 125 fables furent éditées par l’imprimeur Guilmer de Morlaix (4). Malgré leur mérite les fables de Ricou ont eu peu de succès. Également parce que Ricou, qui est républicain dans le cœur… Même si les fables n’avaient pas été imprimées in extenso. L’imprimeur, qui songeait à faire accepter le livre dans les écoles primaires, avait en effet déjà retranché quelques vigoureuses piques contre le despotisme. Mais Guilmer avait signalé Ricou à Emile Souvestre qui lui donna dans son livre Les Derniers Bretons, une place digne de lui. Vinrent ensuite, coup sur coup, une notice avec portrait par Prosper Saint-Germain, au Magasin Pittoresque, suivie d’une autre dans l’Annuaire des Côtes-du-Nord. La Gloire ! (6)
Quand il rencontre John Jenkins, Ricou n’est peut-être pas « ce Montaigne en sabots, qui va à la messe, communie, et qui, à son insu ne croit plus à rien », que décrit Émile Souvestre, mais il est en tout cas déjà suffisamment éloigné du catholicisme pour ne pas craindre de braver les foudres du clergé en acceptant de collaborer avec Jenkins, durant les années 1845-1847, à la nouvelle traduction du NT en breton. A Jenkins, qui traduisait d’après le grec, il apportait une bonne connaissance de la Bible latine qui avait jusque là modelé le breton d’église. Et surtout le breton de tous les jours qu’il connaissait mieux que quiconque. Selon Ricou la traduction ainsi obtenue « était fidèle et la langue convenable ».
Quand paraîtra « Le Nouveau Testament de notre Maître et Sauveur Jésus-Christ, mis en breton selon l’original grec, traduit par John Jenkins aidé de G. Ricou », le retentissement sera immense et les rééditions nombreuses. Au cours de sa traduction Ricou avait évolué spirituellement et était devenu résolument protestant. Un « protestant total » selon Jenkins et qui en outre concevait le baptême de la même façon que les baptistes, ce qui ne gâche rien… (5) Qui malgré ses 70 ans était prêt « à aider les missionnaires à colporter la nouvelle édition ».
Il peut voir naître le 27 août 1845, son petit fils, Guillaume Le Coat, celui qui continuera son œuvre de traducteur. Il peut assister à l’inauguration du temple de Morlaix en janvier 1846. Quand il mourut, le 5 mars 1848, ce fut son ami Jenkins qui officia. Sur sa dalle funéraire figurait le verset biblique cher aux protestants :
« Vous êtes sauvés par grâce, par le moyen de la foi, et cela ne vient pas de vous, c’est un don de Dieu ».
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1. Bernard Le Nail, L’almanach de la Bretagne, Larousse, 2003, p 56.
2. Jean-Yves Carluer, Protestants et Bretons, pp 204-205.
3. Jacques Cambry et Émile Souvestre, voyage dans le Finistère, Come & Benetbeau, 1835, pp117-118 ; Émile Souvestre, Les Derniers Bretons, Lévy, 1838, pp 226-232.
4. Fablu Esop en brezonnec gant G. Ricou (Fables d’Ésope, traduites en breton, par G. Ricou) ; in-18 ; imprimé à Morlaix, chez Guilmer, 1828.
5. Dewi Jones p 192
6. Biographie Bretonne, Prosper Jean Levot, T II, Cauderan, Vannes, 1852, p 705.