Cette remarque de Vladimir Jankélévitch situe d’emblée notre propos : si les mille nuances de l’ironie font d’elle le lieu de la richesse et de l’émerveillement, elles peuvent également être le terreau de l’incompréhension, de l’indifférence ou de l’indignation.2 Il nous faut bien l’admettre : l’ironie ne se laisse pas toujours aisément appréhender. Certains vont jusqu’à désigner « mère des confusions » celle qui est belle, brillante, invitante, parfois comique, parfois cruelle, toujours énigmatique.3 Dont acte.
Comme le relève très justement Émile Nicole au sujet de l’humour, ce dernier est « variable suivant les cultures et les personnes ».4 Une telle remarque vaut à coup sûr pour l’ironie. Alors une question se pose immanquablement à celui qui veut aborder le recours à l’ironie dans un texte prophétique de la Bible hébraïque : comment savoir, avec un degré suffisant de certitude, si l’auteur inspiré a délibérément eu recours au procédé que nous qualifions aujourd’hui d’ironie ? Ou bien s’agit-il simplement de ses propres vues que le lecteur moderne projette abusivement sur le texte antique ? A l’évidence, la chose nous paraît peu aisée à assurer et il nous semble essentiel de faire preuve d’autant de prudence que d’humilité.
Nous tâcherons de nous maintenir dans cette dynamique d’autant plus qu’il n’existe pas, à ce jour, d’étude d’ensemble rigoureuse sur l’ironie dans la littérature prophétique.5 La question est certes abordée de manière générale dans l’ouvrage d’Edwin M. Good, « Irony in the Old Testament »6, mais, à notre connaissance, aucune étude d’ensemble n’a été menée sur le recours à l’ironie dans le livre d’Amos, ni d’ailleurs sur des sections particulières du livre. Il semble que ce soit seulement « en passant » que les commentateurs aient relevé ici ou là la dimension ironique de tel ou tel passage.
S’il nous faut remonter à la Grèce Antique pour accéder au terme technique « ironie »7, certains avancent le fait que l’ironie est virtuellement aussi ancienne que la parole elle-même8, et d’autres estiment qu’elle a été présente dans toutes les cultures, au moins sous forme orale9. Si le terme technique a vu son sens évoluer au fil du temps rendant son appréhension actuelle certainement différente de celle des temps anciens, il semble bien que « les racines des perceptions et systématisations de l’ironie au sens moderne du terme soient plantées dans un sol ancien, particulièrement dans le sol grec et sémitique, profondément dans cette grande montagne d’idées, de suppositions et de styles qui, durant des siècles, était de l’ironie innomée et non-conceptualisée ».10
Bien entendu, l’ironie n’est pas la caractéristique première de la prophétie amosienne, pas plus que l’ironie ne doit servir de prisme exclusif pour lire et accéder au sens du message prophétique. Pour autant, l’ironie s’y laisse découvrir en plusieurs endroits et nous estimons éclairant de nous arrêter dans ces lieux particuliers.
Tout d’abord, nous essayerons d’esquisser les contours de ce que nous entendons par « ironie. » Plus qu’en tout autre domaine, la question paraît complexe, tant les appréciations peuvent varier. Nous faisons volontiers nôtre cette sage réserve émise par la linguiste Katharina Barbe : « par précaution, j’essaye d’éviter le terme définition ».11 Elle préfère avoir recours à la notion de caractérisation de l’ironie. Cette même prudence est assumée par Edwin M. Good en ces termes : « L’ironie, comme l’amour, se reconnaît plus volontiers qu’elle ne se définit. »12 Nous nous inscrirons dans cette démarche en tentant premièrement de caractériser l’ironie, et en particulier les grands types d’ironie qui nous paraissent se loger dans la prophétie amosienne, à l’exclusion de beaucoup d’autres types dont la littérature extrabiblique foisonne par ailleurs.
Ensuite, nous nous livrerons à un examen détaillé des passages du livre d’Amos qui nous semblent être des « lieux ironiques ». A ce titre, nous mettrons d’abord en avant les passages qui peuvent se ranger dans la catégorie de l’ironie de situation, puis ceux qui ont trait à la catégorie de l’ironie verbale.
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