Cet exposé comprend deux parties principales, l’une en forme d’analyse de la parabole de l’ivraie et du bon grain (Mt 13, 24-30 et 36-43), avec les difficultés et les enjeux de l’interprétation qui y sont liés, et l’autre qui livre un commentaire de l’anabaptiste Pilgram Marpeck sur cette même parabole.
Relevons les éléments de la parabole ainsi que son explication livrée par Matthieu et évoquons des éléments de l’histoire de son interprétation des débuts de la Réforme.
I. LA PARABOLE ET DE SON EXPLICATION
Je me souviens dans mon enfance de cette vision de champs de blés piqués de coquelicots et de bleuets, avant que l’agriculture moderne ne fasse usage de la chimie sélective aux effets aujourd’hui controversés… La « mauvaise herbe », c’est ce que les agriculteurs redoutent. De nos jours, nous luttons contre la monoculture et la vision de ces fleurs autrefois indésirables nous réjouit plutôt, ce qui n’était certainement pas le cas du temps de Jésus avec la plante appelée l’ivraie... La mauvaise graine en question, porte le nom révélateur de zizania ; c’est le mot qui a donné le terme français de zizanie , en lien avec la discorde. Le diabolos, nous précise le texte, est l’ennemi qui a semé cette mauvaise graine et le champ dont parle Jésus c’est le monde (Mt 13,38). La situation à laquelle se réfère Jésus est une situation de confusion introduite par le père du mensonge qui est meurtrier. Bien malin durant ce temps qui sait démêler le vrai du faux, le mal du bien. Au-delà de ce constat, cette parabole reste empreinte d’espérance, car c’est un Dieu d’amour qui ne peut supporter le mal sous toutes ses formes, qui reste aux commandes. Cette conviction fondamentale fait partie de la joie d’anticipation de toute vie de disciple du Christ. Cette parabole décrit adéquatement l’attente de l’intervention divine ainsi que la démarche prescrite aux disciples par le Maitre, et donc s’inscrit dans l’eschatologie chrétienne.
L’ordre central, a priori surprenant pour les disciples est : « Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson ! » (13,30). Trois raisons sont avancées pour que les disciples comprennent le bien fondé de cet ordre :
1. le tri se fera à la « moisson » seulement,
2. le risque d’anticiper le tri met en péril le bon grain, et enfin
3. ce sont d’autres serviteurs qui s’en chargeront.
Le commentaire de l’anabaptiste Marpeck en ajoutera une autre : laisser ouverte la possibilité d’un changement d’attitude.
1. La mauvaise herbe doit à terme, « à la fin de l’ère », précise Matthieu (13,39-40), être rassemblée, puis brulée et le bon blé rassemblé lui aussi dans le Royaume. Ce terme ce ne sont pas les disciples qui le fixent, mais le propriétaire du champ. L’ivraie sera donc détruite à terme. Elle n’est pas récupérable dans le projet divin, bien que, comme le blé, elle fasse partie de la famille des graminées. De plus – mais le texte ne le dit pas explicitement – elle ne doit pas ensemencer la récolte future. La différence entre l’ivraie et le blé n’apparait nettement en fait qu’à la moisson. Le blé lui, est semé par le Seigneur (v. 27), appelé aussi « le fils de l’homme » (v. 37) et l’ivraie, par l’ennemi (grec. echtros , v. 25 et 29) appelé aussi le diable (v. 39).
2. On ne peut faire le tri avant ce terme et lutter contre l’ivraie en la déracinant, car, nous précise l’Évangile, on arracherait le bon grain. Les racines sont entremêlées. La particularité de cette graine est qu’il est très difficile, avant que le fruit ne révèle vraiment sa nature, de distinguer sa plante de celle du blé. Elle a été semée dit l’Évangile « pendant que les hommes dormaient », pendant que ces derniers n’étaient pas vigilants. L’ivraie représente les personnes caractérisées par des comportements qui font « scandale » (« causes de chute », selon la NBS ou qui « incitent les autres à pécher », selon Semeur 2000) et commettent « des actes d’iniquités » (13,41). On se rappelle ici que dans la parabole qui précède, dite du semeur, on retrouve parmi les auditeurs de Jésus, celui qui reçoit la Parole dans les épines, et pour lequel « le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit » (13,22). La peur et l’égoïsme dominent dans ce cas et empêchent une maturité du fruit digne du royaume. Ce contexte semble se rapprocher de celui de l’ivraie.
3. Les disciples à Jésus demandent à Jésus, et sans doute est-ce caractéristique de la nature humaine inquiète devant l’évidence du mal : « veux-tu que nous recueillions ou ramassions l’ivraie » ? Et la réponse surprenante est : « laissez-les croitre ensemble… de peur de déraciner le bon blé… jusqu’à la moisson ». C’est le maitre de la moisson qui donnera le signal du tri final avec du personnel particulier. Alors il dira à une autre catégorie de serviteurs de les ramasser pour les bruler. Ces derniers sont appelés les « moissonneurs » (v. 30), également « les anges (du fils de l’homme) » (v. 41). L’effet final précisé est que la confusion disparaitra, les « justes resplendiront comme le soleil… dans le Royaume de leur Père » (v. 43, avec une possible allusion à Juges 5,31, la fin du cantique de Débora et de Baraq).
Le disciple du Christ face au mal
Il existe une diversité d’interprétations… même autour de la précision du texte : le champ en question, nous précise l’Évangile, « c’est le monde » (13,38). Parmi les commentateurs de cette parabole, les réformateurs magistériaux ont d’abord appliqué la parabole à l’Église, nécessairement corpus mixtum. Quant à l’interprétation des « anges » destinés à faire le tri et à bruler l’ivraie, leur référence était certes au jugement dernier introduit par la venue du Seigneur, mais cette patience était entachée par leur éthique sociale. En effet, lorsqu’ils incitaient le magistrat, les princes, par peur de contagion, à sévir par le glaive ou le feu lorsque la loi de Dieu ou l’exercice de la vraie religion étaient en jeu (1) , cette patience prenait un terme avant la « moisson ». À croire que les autorités terrestres avaient, comme les « anges » de la parabole, mandat d’anticiper le tri final ou du moins de contraindre à la bonne morale et au bon culte. Là se trouve au sein des familles de la réformation une différence majeure de l’interprétation de la parabole, du mandat du magistrat.
Deux temps sont pourtant nettement distingués dans la parabole : « laisser croitre ensemble » et « ramasser/récolter l’ivraie ». Les deux temps sont clairement distincts et il s’agit ni de confondre les missions spécifiques des serviteurs et des anges ni de se tromper de mandat s’agissant des disciples.
Les mesures préconisées ailleurs par Jésus contre les faux prophètes relèvent de l’évitement, pas des mesures coercitives, et comme dans la parabole ce sont les « fruits » qui permettent de les discerner (par ex. Mt 7,15-20). « Gardez-vous des faux prophètes ; ils viennent à vous en vêtement de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaitrez à leurs fruits ». C’est donc que les disciples ne sont pas invités à attendre la « fin de l’ère » sans rien faire, mais à discerner dans le comportement moral, la fidélité à Jésus. Les propos des prétendus porte-paroles de Dieu en font partie (on se rappelle les accents des épitres de Jean par exemple), et même si ces « porte-paroles de Dieu » ont l’air inspiré. C’est sur ces critères qu’il s’agira ou non de les éviter ou de les suivre. Il appartient à la communauté chrétienne d’opérer ce discernement dans le temps.
L’ennemi du fils de l’homme a semé l’ivraie, c’est lui qui est l’origine du mal. Cette mise en scène rappelle le récit de la création de Dieu et l’irruption du serpent qui ne peut que tordre la bonne création divine et la pervertir. L’hostilité subie par les disciples, intérieure par les tentations et extérieure par les humains, n’a pas, elle non plus, Dieu pour auteur, mais l’ennemi à l’œuvre. Le bon fruit, c’est celui que Jésus par sa présence, ses paroles et actes et son Esprit, met dans la vie d’hommes et de femmes. C’est son œuvre d’engendrement, de régénération (cf. 1 P 1,23). Ainsi, les bonnes semences sont les « fils du royaume », l’ivraie ce sont les « fils du malin » ou du diable. Un engendrement du diable est aussi évoqué dans une parole de Jésus adressée à des pharisiens qui voulaient faire tuer Jésus : « vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement » (cf. Jean 8,44). Si l’ivraie est décelable dans le fait – comme certains pharisiens à l’époque de Jésus – de chercher à tuer des opposants au nom d’une certaine compréhension de la gloire de Dieu ou de la pureté de doctrine ou de la rivalité ou d’intérêts financiers, on a un éclairage sur ce que l’acte d’arracher pouvait signifier. Les serviteurs du diable aussi peuvent se déguiser en serviteurs de la justice – la leur ! – même divine.
Nous sommes appelés à ne pas chercher à éradiquer les méchants, sous quelque forme qu’ils soient pour les raisons invoquées. Pourtant nous sommes appelés à résister au mal et à le dénoncer, à faire œuvre d’éducation, d’annonce de la loi éternelle de Dieu, de pratiquer une justice restauratrice. Le discours de Jésus a, selon notre lecture, trait à la manière de cette résistance. Le pharisaïsme meurtrier, comme la tentation zélote (avec les armes des sicaires contre « le mal »), comme le retrait du monde (la communauté de Qumran le vivra un temps) sont autant de démarches exclues par cette parabole qui promeut le « croitre ensemble ».
Les temps de la moisson comme les Jour de l’Éternel ?
L’une des difficultés de l’interprétation est en lien avec la compréhension du « temps de la moisson » auquel se réfère la parabole. Ce temps a-t-il un accomplissement unique ? En effet, s’il s’agit d’un « jour de l’Éternel » intra-historique, comme entre autres le fut la prise de Jérusalem par les troupes juives zélotes rivales puis par les troupes romaines en 70 après Jésus-Christ. L’interprétation sera différente si elle ne représente que la parousie finale préludant le jugement dernier. Dans le premier cas, les « anges » envoyés par le « fils de l’homme » sont des entités politiques (2) et non des anges purement angéliques. Mais même dans le cas d’entités politiques, il ne s’agit pas de l’action des disciples du Christ et encore moins d’actions qui seraient à légitimer moralement par ces derniers. Ils relèvent de la seule souveraineté divine qui peut appeler à cette tâche qui il veut (les Assyriens – cf. Es 6,26ss, Cyrus le Perse, – cf. 2 Chr 36,22-23 – Titus, etc.). Cette approche permet de concevoir une parousie de Jésus-Christ en gloire aussi de manière intra-historique, envoyant les « anges… du fils de l’homme » faire le tri et « bruler » l’ivraie.
Une lecture intra-historique n’exclut pas, à notre sens, une parousie ultime et corporelle du Christ. Le Christ appliquera à sa parousie un jugement « sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde » (Jc 2,13). Dans l’épitre de Jacques, le « scandale et les actes d’iniquités » sont présentés ; on peut se demander si les « riches » qui capitalisaient « dans les derniers jours » et dont parle l’épitre ne seraient pas à l’esprit de l’auteur de notre parabole… Une génération de profiteurs, accumulant les biens de ce monde et qui font peu de cas du sort des pauvres qu’ils exploitaient au contraire en accaparant leurs terres (cf. Jc 2,6 et 5,3). L’ivraie de la parabole représente bien des personnes qui sont des « occasions de chutes » pour d’autres et donc qui agissent mal envers Dieu et le prochain. Le remède préconisé par le Christ n’est pas le recours à l’insurrection et à la révolution violente, mais à l’annonce de l’évangile du Royaume de Dieu incluant l’appel à la repentance.
Autres exemples d’impatience
Nous avons évoqué l’attitude des pharisiens, des « riches » de l’épitre de Jacques, mais les évangiles font aussi état de l’impatience des disciples du temps de Jésus. Ces derniers, comme du reste les chrétiens en général, sont prompts à la condamnation. Agir ainsi donne l’illusion de nous croire du bon côté de la barrière, d’être enfin débarrassés du problème, d’être les justiciers du monde. Nous pensons que le mélange est intolérable… au nom de la haine même du mal. L’indignation doit être travaillée. Comme l’a souligné Paul Tournier, « le grand drame du mal, c’est qu’il se glisse jusque dans nos vertus. Et c’est souvent la peur d’être mal jugés et non l’amour qui nous rend vertueux ». Des exemples, s’il en faut, on en trouve dans la Bible et dans les actualités récentes. Dans la Bible on pensera à l’épisode du passage de disciples dans les villages des Samaritains. Nous savons que les Samaritains n’aimaient pas les juifs et vice-versa… Jésus avait interdit à ses propres disciples de vouloir précipiter le jugement divin par le feu, car les Samaritains n’accueillaient pas leur maitre (Luc 9,51-56). Ces derniers n’auraient pourtant eu, pensons-nous souvent, que ce qu’ils méritent ! On comprendra que le mode de conquête du Seigneur, dans tout le temps de Sa patience, est l’annonce de l’Évangile, une vie aimante de tous et l’appel à la foi. Chaque fois que nous devançons le Seigneur, pensant que le mélange est intolérable d’une part et qu’il faut écarter, ou plus subtil, faire écarter d’autres personnes, nous passons à côté de notre mission de disciples du Christ. Nous n’en avons pas l’autorisation du Seigneur. Même dans le cas de l’application dans l’Église, ce n’est qu’après avoir ôté la poutre de nos propres yeux que nous avons une chance de voir la paille dans l’œil du frère pour l’ôter (Mt 7,5). C’est dire la difficulté – mais pas l’impossibilité – de bien agir en matière de discipline ecclésiastique.
Lorsque nous jugeons sous le coup de l’indignation, nous pouvons facilement nous tromper ! Souvenons-nous par exemple des pratiques d’épuration en France après la Deuxième Guerre mondiale. Que de bavures, de réels motifs cachés, que d’injustices et de victimes parfois innocentes salies, de grosses pointures du système du mal qui ont passé entre les mailles du filet, aussi du côté des « vainqueurs »… On nous explique ces temps également, à quel point – par exemple – nous avons été manipulés – par les informations tronquées qui se sont révélées fausses par la suite et qui étaient destinées à provoquer exactement le même réflexe interventionniste que chez les disciples, à trouver l’approbation par rapport à des interventions militaires. Ainsi des tyrans, un temps soutenus et armés par des nations, sont du jour au lendemain mis au pilori des médias à cause de prétendues armes nucléaires ou chimiques ou de viols massifs... Pour s’autoriser des interventions armées, jamais bien entendu retenues comme crimes de guerre par la suite, des nations ont trompé l’opinion de leurs propres citoyens pour « éradiquer le mal » ou « faire la guerre à la terreur ». La confusion dont nous parlions plus haut de celui qui « sème la nuit pendant que les disciples dormaient » continue à agir ! Quelques années après, des reportages dignes de foi, eux, lèvent le voile sur la supercherie, mais le mal est fait. Des vies nombreuses à l’étranger et dans les troupes ont été sacrifiées sur l’autel de l’impatience créée de toutes pièces par les idéologues au service d’intérêts particuliers, qui disent rarement leur nom (« séduction des richesses » disait la parabole du semeur en Mt 13,22).
Le mal se trouve à l’échelle individuelle, comme à l’échelle sociale. Les commandements contre le vol, le mensonge à charge, l’orgueil et la convoitise doivent aussi être appliqués à de grands groupes appelés nations ou multinationales ! Pour le Seigneur, dans le temps de sa patience, justice et amour concordent, ce qui est si rarement le cas dans nos jugements. « Le fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver » (Luc 9,56). L’éthique de la patience des disciples doit aussi prolonger la mission du fils de l’homme.
Le recours à la guerre ne crée que si rarement la paix ou les conditions nécessaires à celle-ci… « Seigneur faut-il arracher l’ivraie ? » Des questions concrètes épineuses se posent : comment avons-nous à lutter contre le mal réel ? Comment intervenir dans des situations de crise ? Pour ne pas rester naïf ou crédule, il s’agit déjà de croiser les informations qui nous parviennent… Et comme beaucoup reste néanmoins caché, il s’agit d’être le plus restauratif possible dans les relations et de se distancier des va-t-en-guerre et de la mentalité de ceux qui veulent vouer rapidement les méchants « au feu ». Le Seigneur n’est pas indifférent au mal pour autant.
Zizanie dans les interprétations protestantes
Les interprétations de la parabole étaient diverses et les leçons à en tirer n’étaient pas unanimes, entre les réformateurs magistériaux (3) et les réformateurs anabaptistes et spiritualistes. Les magistériaux, comme Luther et Calvin, disaient pourtant très clairement qu’il ne fallait pas réprimer des personnes en matière de foi ; ils reprochaient aux partisans de l’ancienne foi une telle attitude. Ils voulaient certes combattre l’ivraie par la seule Parole de Dieu, mais ont incité les puissants, quand ils le pouvaient, à agir par le glaive. Cela équivaut à un double discours, dérogeant à leur tour à leur propre principe. De cette parabole ils ont de ce fait d’abord dégagé une leçon par rapport à l’Église et non par rapport à la société ou au monde. Ce faisant ils prolongeront l’interprétation anti donatiste d’Augustin.
Calvin quant à lui, selon l’analyse du théologien suisse Pierre Bühler, oscillera entre la nécessité d’une « discipline ecclésiastique sévère » et la « mixité constitutive de l’Église » (4) . « Globalement, dira Pierre Bühler, on peut donc parler d’un plaidoyer en faveur d’une certaine indétermination de l’Église, par rapport à des surdéterminations comme celle à laquelle tend Thomas Müntzer, entre autres. » (5) Müntzer fut l’un des idéologues importants du soulèvement paysan de 1524-25 et avait considéré l’époque qu’il vivait comme la « moisson » qui permettait au peuple de séparer le blé de l’ivraie, d’abord par l’appel à la repentance puis par le soulèvement armé. La question centrale de la parabole est celle du rapport des disciples du Christ à la violence ou à la contrainte de corps. Thomas Müntzer avait été lui aussi qualifié d’anabaptiste, alors qu’il pratiquait le baptême des nourrissons.
À sa suite, l’anabaptiste Hans Hut a lui aussi voulu envisager de coopérer avec les anges une fois que le Christ sera revenu en 1533. Pour cet enseignement Hut a été mis en garde par les autres enseignants anabaptistes de son temps. D’autres, dont les Frères suisses, les Marpeckites ont tenu dès les débuts à faire usage de la seule parole de Dieu pour vaincre le mal et faire avancer la cause de l’Évangile. Il est à remarquer qu’à la fois les réformateurs magistériaux et les réformateurs radicaux ont cru pouvoir identifier l’ivraie à l’œuvre de l’antichrist. Ils auraient été d’accord avec la phrase de Calvin tirée de la préface de son Institution de la Religion Chrétienne adressée à François 1 er : « il (le diable) s’efforce par violence et mains des hommes, d’arracher ceste vraye semence : et d’autant qu’il est en luy, il tasche par son yvroye de la supplanter, afin de l’empescher de croistre et rendre son fruit » (1535). À n’en pas douter Calvin pensait vraiment lutter contre l’ivraie par la pure doctrine seule. Mais il avait été précédé quatre années auparavant (1531) par le réformateur Zwingli qui avait lui aussi adressé son « Exposé de la pure doctrine » (6) au « très saint Roi très chrétien » François 1 er . Zwingli le mettait en garde tant contre les exactions des « papistes » que contre l’ivraie des « catabaptistes » (7) , l’incitant d’une part à ne pas écouter tous ceux qui attribuent à Zwingli leur sédition. Zwingli l’avertit ensuite qu’il fallait remédier contre les « catabaptistes », sinon « il en résulterait un tel désordre de toutes choses dans l’ensemble de ton royaume qu’il serait difficile d’y porter remède. » (8) De là à voir dans la confession de Zwingli une incitation à se servir de l’épée et du feu, il n’y a qu’un pas que le « Roi très chrétien » franchira par des buchers dans son royaume, entre 1533 et 1535. Il se justifiera du reste auprès de la Ligue (protestante) de Smalkalde en leur disant qu’il n’avait que remédié contre les « catabaptistes »… La confession de foi de Zwingli se situe six ans après la rupture violente avec les anabaptistes zurichois (9) . C’est dire que le contentieux entre ces deux types de réformation était profond et que l’impact de ces lectures différentes de la parabole sur le royaume de France et la diffusion des idées réformatrices radicales, était tragique dans ces années charnières.
L’ Institution de Calvin (1535) est également en lien avec les évènements qui se déroulent à Paris entre 1533 et 1535. Alors qu’en 1532 François 1 er était encore relativement ouvert à une réformation de l’Église, en janvier 1535 il mène une « procession expiatoire » contre l’offense faite par des « évangéliques » dans l’affaire des Placards. François 1 er cherchera par la suite à justifier ses actions répressives des dissidents français entre 1533 et 1535 face à des Suisses et Allemands de la ligue de Smalkalde qui lui demandent des comptes par rapport à la vague de répression. Il expliquera, via ses ambassadeurs Guillaume et Jean du Bellay, avoir voulu « châtier quelques anabaptistes en révolte contre son autorité, et des coupables dont les crimes méritaient le dernier supplice. » (10)
Calvin emboitera le pas à la démarche de Zwingli, comme le montre sa préface de l’Institution de la religion chrétienne . Les deux grands et premiers représentants du courant appelé plus tard « réformé » ont fortement cherché à se démarquer de ce qui pouvait le plus effrayer un monarque de droit divin, soit la remise en question de l’ordre établi. Cette volonté apologétique éclaire la pensée et les actions tant de Zwingli que de Calvin. Il y a bien eu chez Luther comme chez d’autres réformateurs tel Calvin, une évolution allant dans le sens d’un durcissement des mesures de répression, c’est à dire légitimant le recours de moyens de contrainte des consciences ou des corps (11) .
Pour « la seule gloire de Dieu », il est arrivé à des réformateurs aussi brillants que Calvin, de cautionner, d’encourager les extraditions, de renseigner même l’inquisition et à de rares occasions aussi de pousser le magistrat à mettre à mort pour des raisons religieuses. Je pense ici à l’exécution à Genève de l’hérétique Michel Servet (1511-1553). Ayant trouvé refuge à Genève, l’accusation se portait sur des sujets en rapport avec la première table de la loi : l’antitrinitarisme, sa doctrine de la régénération et du baptême des croyants professants.
Mais, en recourant au pouvoir des Princes, des rois ou des magistrats urbains, les réformateurs magistériaux auront, selon une lecture anabaptiste, rejoint les rangs de ceux qu’ils dénonçaient, c’est-à-dire les forces antichristiques à l’œuvre au cours des siècles. Vieux et profond contentieux entre familles héritières des premières heures de la Réformation. De récentes demandes de pardon ont ici et là grandement contribué aux réconciliations entre familles héritières de la réformation.
Faire punir les personnes perçues comme « hérétiques », sous le couvert du péché de « blasphème », c’est ouvrir la boite de pandore. C’est là une différence majeure entre deux sortes de réformations. L’enjeu est le rapport entre le recours au glaive et la conduite des disciples du Christ qui n’usent que de la force de la Parole par l’Esprit, laissant le jugement au Seigneur et à ses anges. Si de nos jours la non-contrainte en matière religieuse semble partagée en Occident, elle reste fragile, aussi parmi les tenants d’une réformation biblique. Le sujet mérite d’être pensé théologiquement, car il met en évidence des différences herméneutiques dans le rapport entre les deux testaments et la compréhension de la mission de l’Église.
II. PILGRAM MARPECK (1495-1556) ET LA PARABOLE DE L’IVRAIE (12)
Voici un commentaire de la parabole du bon grain et de l’ivraie issu des premières décennies de la réformation. Il est tiré du traité « Dévoilement de la prostituée babylonienne et des antichrists… » (13) L’anabaptiste Pilgram Marpeck (14) en est de toute vraisemblance l’auteur, selon plusieurs recherches relativement récentes de Walter Klaassen et de Neal Blough (15) . La date de rédaction se situe autour des années 1531-1532 en réaction à la mise en place de la Ligue de Smalkalde, donc d’une coalition armée protestante qui cherchera à protester contre l’empereur germanique et à défendre sa compréhension de la vérité.
« Laisser croitre ensemble… jusqu’au temps de la moisson ! » Une voix anabaptiste (16) explique que cette parabole relève tant de l’éthique sociale chrétienne que de la discipline d’Église.
Voici le document :
S’il arrive comme précédemment qu’un nouvel antichrist naisse ou soit fabriqué, j’espère que le Seigneur va nous en délivrer (17) pour sa propre cause et pour que les siens ne deviennent pas victimes des truies qui ravagent le vignoble de Dieu (Psaume 79 et 80) (18) , mais que les brebis et les bergers des brebis soient préservés, qui plantent son vignoble sans le brouter (19) et que le Christ demeure notre souverain berger maintenant et à jamais. Amen.
Enfin, et en conclusion, à tous ceux qui voudraient mélanger le royaume du Christ et le pouvoir temporel et qui distinguent le bien et le mal et veulent le déraciner (20) autrement que par la Parole et l’Esprit de Dieu, je voudrais répondre par le décret (21) de la parabole du Christ qui se trouve en Matthieu 13 (24-30).
Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par dessus, il a semé de l’ivraie en plein milieu du blé et il s’en est allé. Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, lors apparut aussi l’ivraie. Les serviteurs du Maitre de maison virent lui dire : « Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? » Il leur dit ; « C’est un ennemi qui a fait cela ». Les serviteurs lui disent : « Alors veux-tu que nous allions la ramasser ou la déraciner ? » (22) « Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle. Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour les bruler ; quant au blé, recueillez-le (23) dans mon grenier. »
Alors les disciples lui ont demandé la signification de la parabole. Que les contradicteurs écoutent et jugent eux-mêmes si le Christ a donné aux siens le glaive du pouvoir temporel (24) ou l’ordre de ramasser l’ivraie avant la fin du monde. Jésus répondit en disant à ses disciples :
Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l’ivraie, ce sont les sujets du Malin ; l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde, les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on ramasse l’ivraie pour la bruler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde ; le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour le mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !
Nos contradicteurs doivent bien le noter ; dans ce temps le Seigneur Christ est un Sauveur (25) et non pas quelqu’un qui ruine (26) . Tous les hommes peuvent être sauvés (27) jusqu’au temps déterminé du jugement dernier (28) , où il n’y aura plus de possibilité de repentance. Jésus commande à ses serviteurs et aux hommes de juger les affaires extérieures et du moment, et non pas les affaires futures et intérieures (notes, les croyances). Autrement la grâce de Dieu serait raccourcie et le blé déjà arraché. Sinon pourquoi le Christ aurait-il raconté cette parabole ? Aussi longtemps que l’homme est dans cette vie corporelle (29) , et aussi mauvais soit-il, il peut être converti à l’amélioration par la grâce du Christ et par le témoignage de patience et l’amour des siens. Car il y a douze heures dans la journée, comme le Christ lui-même le dit (Jn 11,9). S’il avait était arraché, il est certain que cela ne pouvait se produire. Ainsi, le Christ doux et humble a commandé aux siens d’apprendre de lui (Jn 13 v. 36 [?] et Mt 11,29) et de donner tout son temps à l’homme et d’attendre fidèlement. Par cette parabole il ordonne aux siens d’attendre et ne commande à personne de juger ou de condamner par l’épée. Presque tout le chapitre 5 de l’évangile selon Matthieu nous dit de ne contraindre (30) personne ni de dominer (31) , mais plutôt de se laisser contraindre (32) et se laisser dominer (33) , et présenter ces doctrines en toute patience. Ceux qui font autrement sont du monde et non du Christ, infidèles et non fidèles. Ceux qui prennent l’épée pour se battre doivent être jugés par l’épée, comme le décrit Jean au chapitre 13 de l’Apocalypse (v. 10) et également Mt 16 (34) .
Le temps de la « patience » est pour ce type d’anabaptiste communautaire et pacifique un temps de la patience divine, mais également de la patience des disciples du Christ. Comme leur maitre, ces derniers laissent ouvert un temps où, grâce à la proclamation de l’Évangile, une repentance est encore envisageable, car les protagonistes peuvent, avant le temps de la moisson, se rendre à l’évidence de leurs mauvais comportements et de l’origine de leur égarement et changer de vie…
Les réformateurs magistériaux, de leur côté, s’appuient directement ou indirectement sur le pouvoir pour promouvoir leurs réformes, et restent de ce fait encore prisonniers des concepts de chrétienté. Une ecclésiologie de type anabaptiste n’imagine pas devoir promouvoir dans la société une répression en matière religieuse – précisément à cause de l’eschatologie qui la motive : le jugement appartient au Seigneur. Elle agira par l’annonce de la Parole et maintiendra la nécessité d’une discipline fraternelle et aimante dans l’Église (Mt 18). Elle sera perçue comme séparatiste, mais du coup sera aussi vue comme plus missionnaire ou prophétique par rapport à la société. Sa tentation sera le repli du monde, ce qui n’est qu’un autre moyen de penser – à tort ! – faire le tri avant la moisson. Ces ecclésiologies au fond différentes se manifestent encore de nos jours, parmi les partisans du sola scriptura , bien que les évolutions de la société moderne occidentale vers une société sécularisée et pluraliste rendent les enjeux concrets moins prégnants.
L’anabaptiste Balthasar Hubmaïer avait rédigé, dès 1524, un traité s’élevant contre la répression des hérétiques, et fonda son raisonnement par des raisons bibliques parmi lesquelles l’œuvre de Jésus-Christ et la parabole de l’ivraie (35) . J’ai été frappé, en relisant les échanges plus tardifs de Jean Calvin et de Sébastien Castellion combien la parabole du bon grain et de l’ivraie revenait souvent dans leurs propos, après la mise à mort de Michel Servet à Genève, ce qui met aussi en lumière leurs interprétations divergentes. Sébastien Castellion (1515-1563) était devenu lui aussi pour diverses raisons, persona non grata à Genève (36) . Castellion reprendra et développera vingt années après Marpeck, en 1554, ce que des anabaptistes et d’autres avaient soutenu. En matière de respect des consciences et des convictions, nous sommes en dette envers la réforme radicale, pour des raisons bibliques, et bien avant les Lumières humanistes.
L’anabaptisme n’est pas un épiphénomène sans incidence dans l’histoire de la Réforme surtout si on considère qu’aujourd’hui il a une large progéniture spirituelle parmi le christianisme évangélique mondial. Les professants hésitent pourtant souvent à se réclamer, par méconnaissance, de certaines figures anabaptistes des débuts de la réformation, privilégiant « les grands réformateurs ». La pensée de la « réformation radicale » pour reprendre une formule de l’historien Richard Stauffer, l’anabaptisme, reste pourtant, sous ses aspects importants, encore largement ignoré.
Il s’agit bien dans cette parabole de trouver des moyens fidèles au Christ et aux apôtres pour résister aux hérétiques et aux impies, mais sans les « arracher », c’est-à-dire sans « forcer les consciences », « laissant leur punition par Dieu, au moment qu’il aura choisi, et non par les hommes. » (37) Cela concerne alors aussi le péché de « blasphème » que Calvin a inclus dans son troisième usage de la loi. Castellion lui, dira avec une grande lucidité, en rapport avec la parabole : « Nous apprenons par ce texte comment il nous faut gouverner envers les hérétiques et faux docteurs, c’est de ne les extirper, et ne les mettre pas à mort : car Christ le démontre ici évidemment, quand il dit : ‘Laissez croitre l’un et l’autre’. Il faut procéder à l’encontre d’eux par la seule parole de Dieu. » (38) « On peut voir ici à quel point nous avons mal agi, nous qui avons voulu conduire les Turcs à la foi par la guerre, les hérétiques par le feu, les Juifs en les menaçant de mort, ou par d’autres injustices. Nous qui avons voulu arracher l’ivraie par nos propres forces, comme si nous avions le pouvoir d’agir sur les cœurs et les esprits, comme si nous avions en main la puissance de conduire tous les hommes à la justice et à la piété. Ce que Dieu unique ne fait pas, cela n’est pas à faire… Nous les mettons à mort, leur interdisant de jamais changer. » (39)