Au XVIIe siècle, les Pères fondateurs ont débarqué au Nouveau Monde en se considérant comme le peuple élu. La plupart d’entre eux avaient quitté l’Europe pour fuir ses persécutions. Ils se sont alors spontanément identifiés au peuple hébreu sortant d’Égypte pour recevoir la Terre promise en héritage. À leurs yeux, ils étaient le nouvel Israël qui venait de passer par l‘épreuve de l’Exode.
Les Noirs ont eux aussi utilisé l’Exode pour comprendre leur situation mais différemment. Ils se sont plutôt reconnus dans le peuple d’Israël esclave d’avant l’Exode. L’Exode était donc pour eux un événement porteur d’espérance. Aussi ont-ils pu chanter Go down Moses (« Descends Moïse et dis à Pharaon de laisser aller mon peuple »), en s’appropriant la promesse divine de libération. Dieu était vu par eux comme un Dieu libérateur.
Une telle conviction s’est fait particulièrement entendre pendant tout le Mouvement en faveur des droits civiques. Elle a continué à féconder la réflexion théologique noire de libération qui se développe à la fin des années 1960. C’est dire que King n’innove pas lorsqu’il aborde le thème de l’Exode. Il s’inscrit plutôt dans une tradition vivante qui rappelle que les Noirs n’ont jamais subi l’histoire. Au contraire, ils ont souvent tenté de la déchiffrer à l’aide de concepts religieux empruntés à leur foi.
Retour aux sources
Martin Luther King a passé toute son enfance dans le sud des États-Unis. Il a pourtant bien failli sous-estimer la portée théologique et la force de sa tradition. Après s’être solidement formé intellectuellement dans le nord, il y est revenu en couple pour prendre en octobre 1954 une paroisse à Montgomery, en Alabama tout en se disant que dès qu’il aurait obtenu son doctorat, il enseignerait un jour la théologie. Sa destinée a basculé le jour où le Mouvement en faveur des droits civiques a croisé sa route. Cette rencontre de l’adversité l’a conduit à rendre hommage à ses pairs et à redécouvrir la portée des negro-spirituals qui avaient bercé son enfance. Écoutons-le :
Il y a bien des siècles, Jérémie posait cette question « Est-ce qu’en Galaad il n’y a plus de plantes pour calmer la douleur ? Est-ce qu’il n’y a plus de médecin là-bas ? » [Jérémie 8.22] Il s'interrogeait, parce qu'il voyait si souvent souffrir les hommes justes et bons, et prospérer les méchants. Longtemps après, nos arrière-grands-parents esclaves eurent à leur tour à affronter les injustices de la vie: jour après jour, rien d'autre n'apparaissait à l'horizon, que le fouet en cuir du surveillant, les longues rangées de cotonniers dans la chaleur étouffante; mais ils firent une chose étonnante : se reportant des siècles en arrière, ils se saisirent du point d'interrogation de Jérémie et en firent un point d'exclamation. Alors ils purent chanter: « Il y a un baume en Galaad pour guérir les blessés! Il y a un baume en Galaad pour guérir l'âme malade du péché ! »
King relève là que ses aïeux « se sont saisis du point d'interrogation du prophète Jérémie et en ont fait un point d'exclamation ». Le Noir relisait toute son histoire et son vécu de souffrance à la lumière des récits bibliques. Le Blanc lisait bien la même Bible mais il omettait bien (trop) souvent de laisser le texte interroger son existence. King souligne donc que Noirs et Blancs n’interprétaient pas leur confession en Dieu libérateur de la même manière. Leur interprétation du récit de l’événement fondateur de l’Exode en offre à cet égard un exemple frappant.
Lorsque le rêve est devenu vision
Le 28 août 1963, à l’occasion du centenaire de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, King prononce son plus célèbre discours I Have a Dream (« Je fais un rêve »). La mémoire collective en a retenu principalement le dernier passage presque improvisé dans lequel il partage son rêve, en mêlant avec grande éloquence échos bibliques et allusions fortes au rêve américain. King est alors fermement persuadé que le changement profond est à portée, au vu de ce qui se passe dans le monde.
Mais, au fil des mois et des années, le poids du réel et la dureté des oppositions augmentent. King lit et relit les Écritures et devient plus attentif encore à l’exigence de justice proclamée par les prophètes tels qu’Esaïe, Amos et Michée. Il conjugue cette exigence avec l’esprit des Dix commandements et celui de la liberté prônée par Jésus, une liberté soucieuse de la relation au prochain.
Ainsi, près de trois ans après son fameux « rêve », le ton est différent car King sait que trop de Noirs et de Blancs ont été déçus par la lenteur des progrès accomplis. il conclut son discours à l’issue de la marche de Selma à Montgomery,[voir ci-contre] par le refrain suivant : « Combien de temps ? – Pas longtemps ! ». Il a pris en compte les difficultés grandissantes tout en confessant que son Dieu a autrefois miraculeusement ouvert la mer pour Moïse et les siens. Il reste le Dieu de l’espérance. Aussi demande-t-il à ses auditeurs d’avoir foi non plus en l’Amérique ou en la société blanche dirigeante, mais en Dieu seul. Son espérance se fonde alors sur sa propre vocation et sur l’intime conviction que Dieu tient « le monde entier dans ses mains » (paroles d’un negro-spiritual) et donne seul sens à l’histoire. Et cette espérance ne se nourrit pas de preuves, mais de signes fragiles qu’il faut lire dans la foi. King s’inscrit là à la suite du « prédicateur du temps de l’esclavage [qui] savait, disait-il, d’une façon ou d’une autre qu’il y avait une alliance avec un pouvoir éternel [et qui] levait les yeux en disant : "Vous n’êtes ni des nègres ni des esclaves, mais des enfants de Dieu" ».
En se réappropriant sa tradition, King a progressivement passé du rêve à la vision. Il a découvert qu’un prophète n’est précisément pas un marchand de rêve (dream), mais un visionnaire, c’est-à-dire un homme qui partage une vision si forte qu’elle engage le présent et l’avenir. Il rappelle qu’à ses yeux l’essentiel n’est pas d’imiter le Christ, mais de marcher à sa suite pour attester que ce monde-ci n’est pas définitif, mais appelé à passer, car le Dieu de Jésus-Christ « veut faire toutes choses nouvelles ».
Prophète des temps modernes
Tel le prophète Amos appelant son peuple à se convertir le peuple et à « faire jaillir le droit comme les eaux et la justice comme un torrent intarissable », King annonce que « l’humain récoltera ce qu’il a semé ». Confiant en ce Dieu qui veut la vie de l’humain, il se montre lui aussi solidaire de son peuple, prêt à sacrifier sa vie pour donner du poids à ses paroles. À Memphis, la veille de sa mort, il l’exprime une fois encore en faisant écho à l’Exode et tout particulièrement à Moïse : « Je veux simplement que la volonté de Dieu soit faite. Et il m’a permis d’atteindre le sommet de la montagne. Et j’ai regardé autour de moi. Et j’ai vu la Terre Promise. Il se peut que je n’y pénètre pas avec vous. Mais je veux vous faire savoir, ce soir, que notre peuple atteindra la Terre Promise… Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur. » Or, n’est-ce pas un tel engagement sans restriction qui précisément distingue le prophète authentique du mystificateur ? Autant dire que si King emploie une langue imagée et recourt souvent aux paroles des Spirituals et aux expressions des prophètes de l’Ancien Testament imbriquées les unes dans le autres, c’est que la foi libératrice de ses ancêtres le porte.
Un jour, tout comme eux, il pourra chanter de tout son être le vieux negro-spiritual : « Free at last, free at last, thank God Almighty, we’re free at last » (Enfin libres, enfin libres, grâce te soient rendues Dieu Tout-Puissant, nous voilà enfin libres »).