I - RAPPEL HISTORIQUE
La manière de comprendre et de vivre la Cène(1) divisa au XVIe siècle les Églises issues de la Réformation.
À partir de 1525, un sérieux conflit opposa Luther à Zwingli, le réformateur de Zurich. Le premier maintenait avec vigueur l’affirmation de la présence réelle du Christ dans la Cène. En recevant le pain et le vin, le fidèle recevait véritablement, selon Luther, le corps et le sang du Christ sacrifiés pour lui sur la croix. Les Églises luthériennes conservèrent l’autel dans les églises, la célébration régulière de la Cène tous les dimanches (du moins au XVIe siècle), l'usage de l'hostie, une attitude respectueuse des fidèles envers les éléments, qu'ils recevaient le plus souvent à genoux.
L'orientation de Zwingli était différente. À Zurich on ne célébra plus la Cène que quatre fois l'an. Zwingli lui donnait une autre signification que Luther. Il ne convenait pas, à ses yeux, de parler de présence du corps du Christ. Tout au plus le Christ était-il présent dans le souvenir de ceux qui célébraient la Cène. Par la célébration, les fidèles ne commémoraient pas seulement l'œuvre du Christ accomplie sur la croix, ils manifestaient leur engagement au service du Christ et exprimaient leur appartenance à son Église.
Calvin, le véritable père spirituel des Églises réformés, se tiendra à mi-chemin entre Luther et Zwingli. Comme Luther, il soulignait dans la Cène l'importance du lien établi par le Saint-Esprit entre le fidèle et le corps du Christ. Par ailleurs, il était loin de relativiser les signes du pain et du vin : "Il vous faut avoir cette confiance indubitable, qu'en prenant le signe du corps, nous prenons pareillement le corps"(2). Mais la localisation du corps du Christ en un ciel compris de façon locale l'empêchait d'affirmer avec force la présence réelle du Christ. Un certain spiritualisme ne lui permettait pas de lier aussi fortement que Luther le corps et le sang du Christ aux éléments. Et surtout, il ne pouvait concéder que dans la Cène, les non-croyants recevaient également le corps du Christ. Calvin prônait la célébration mensuelle de la Cène. Mais il ne fut suivi ni à Genève ni en France où la Cène ne fut plus célébrée que quatre fois par an. On peut penser avec Pierre Chaunu, que la pratique désacralisante des humanistes suisses et rhénans l'a emporté. Et le même auteur écrit : "Entre la Cène Zwinglio-calvinienne et la Cène luthérienne, bien plus qu'une différence théologique, se creuse un abîme de sensibilité. Le geste emporte le discours. Le pain ordinaire pris par les communiants en cercle, debout autour de la table de communion, d'une part ; l'hostie, l'autel, l'hostie et le calice reçus à genoux, d'autre part, du côté luthérien"(3).
Ces différences se maintinrent pendant des siècles, d'autant plus que, dès la seconde moitié du XVIe siècle, on était entré dans l'ère des confessions. Les Églises luthériennes, réformées, ainsi que l'Église romaine, se constituèrent en blocs confessionnels rivaux qui prenaient soin de souligner ce qui, dans la théologie et dans la pratique, les séparait.
Or, voici qu'au XXe siècle les choses ont considérablement changé. Un ensemble de textes d'accord ont été élaborés au cours des dernières décennies (4). Il suffit d'en signaler ici les principaux. Ce furent d'abord les thèses dites d'Arnolshain, publiées par un groupe de théologiens allemands en 1957. Le relais fut pris en France par les thèses dites de Lyon (1968), dont une des trois séries était consacrée à la Sainte Cène. Au plan européen paraissait ensuite, en 1973, la Concorde dite de Leuenberg, texte par lequel les Églises européennes issues de la Réformation exprimaient leur accord sur l’Évangile et les sacrements, et déclaraient que les condamnations doctrinales prononcées à ce sujet par les confessions de foi du XVIe siècle ne touchaient plus actuellement le partenaire protestant. En mars 1981, l'assemblée du Conseil permanent des Églises luthériennes et réformées de France, réunie au Liebfrauenberg, adoptait un nouveau texte d'accord sur la Cène ainsi qu'un ensemble de recommandations relatives à la pratique. Enfin, au cours d'entretiens faisant suite à Leuenberg, un texte assez élaboré sur la Cène fut adopté à Vienne en 1994.
Il convient de souligner précisément le rapprochement au plan pratique, au niveau de la liturgie. Bien que la plupart des Églises luthériennes continuent à utiliser plutôt l'hostie que le pain, il n'y a plus là de signe distinctif véritable. Les pratiques tendent à se mélanger. Dans les deux Églises luthérienne et réformée, la célébration de la Cène est devenue aujourd'hui bien plus fréquente : mensuelle, voire dominicale. En France, il n'est pas rare que dans certaines paroisses luthériennes on utilise la liturgie de l'Église Réformée. La liturgie de Taizé est répandue dans les Églises luthériennes et réformées. Quant à l'intercommunion et l'intercélébration, elles sont de règle, ce qui n'était pas toujours le cas, en particulier pour les luthériens de stricte obédience.
On peut s'interroger sur les causes et sur la portée de l'accord sur la Sainte Cène auquel sont parvenues aujourd'hui les Églises luthérienne et réformée. En premier lieu, c'est précisément par des célébrations plus fréquentes que, dans les deux Églises, on a mieux compris que la Cène n'était pas simplement une annexe de la prédication, mais qu'elle avait sa consistance propre. Comme le déclare le texte du Liebfrauenberg de mars 1981 : dans la Cène, le Seigneur "utilise d'autres réalités de la création que la parole, afin de se rendre présent à nous et de nous transmettre son Évangile"(5). Davantage que certains protestants au XVIe siècle, les chrétiens protestants soulignent aujourd'hui la bipolarité du culte, fondé sur la Parole et sur la Cène.
En second lieu, l'exégèse a joué un rôle non négligeable dans le rapprochement des points de vue luthériens et réformés. Le thème de la présence du Christ crucifié et ressuscité parmi les siens, en particulier au moment du repas eucharistique, s'est imposé à tous. En même temps la pluralité du témoignage scripturaire a été prise en compte. S'il est admis par tous que le Christ se lie à l'acte de manger et de boire, il ne semble pas que la manière d'exprimer son lien avec les éléments soit univoque, au point que l'exégète Édouard Schweitzer a pu écrire que, "en poussant un peu. si la question des éléments avait été posée - ce qui ne fut pas le cas - le Palestinien aurait répondu de manière "réformée" et l'Helléniste de manière "luthérienne"(6).
Par ailleurs, le travail des exégètes a conduit la réflexion théologique à mettre en évidence des thèmes trop négligés au XVIe siècle. Ainsi, le don du pardon des péchés dans la Cène n'a plus l'exclusivité. L'importance de la Cène pour la constitution de la communauté ou encore le lien avec l'engagement éthique furent soulignés davantage. Cela apparaît nettement dans les différents textes auxquels nous avons fait allusion.
En troisième lieu, la rencontre entre luthériens et réformés tient aussi aux changements culturels qui ont modifié le mode de penser et de parler des Églises. On peut estimer qu'au XVIe siècle, un dualisme trop accentué poussait les réformés à opposer fortement Dieu et l'homme, l'Esprit et les choses créées. On plaçait donc le Christ dans un certain "au-delà" vers lequel renvoyaient les célébrations d'ici-bas. Il semble que l'attention accordée aujourd’hui à l'histoire et au Dieu présent dans l'histoire des hommes ait permis également une approche de la Cène plus sensible au mystère même de la présence du Christ. Inversement, les luthériens, tentés, en particulier dans la seconde moitié du XVIe siècle, de réduire le corps du Christ présent à une sorte de "matière céleste", soulignent davantage aujourd'hui la dialectique entre l'abaissement du Christ qui se laisse absorber par les pécheurs, et sa souveraineté, dans la mesure où il demeure une personne vivante qui, par la Cène, s'impose en quelque sorte à l'homme et l'entraîne sur le chemin de la vie nouvelle.
Du côté réformé, on insiste moins sur une doctrine de la prédestination qui limitait le don du Christ aux élus et aux croyants. Ainsi, les thèses de Lyon affirment "la réalité et l'efficacité souveraine de sa présence. Dans la Cène, cette présence ne dépend pas de la foi de chacun, car le Christ s'est lié à cet acte"(7). L'insistance luthérienne sur le corps comme un des modes de rencontre entre le fidèle et Jésus-Christ est aujourd'hui mieux reçue. Certes, on soulignera toujours que seule la fol sauve, c'est-à-dire la réponse confiante de l'homme à la Parole de Dieu. Ce n'est pas le simple fait de la communion eucharistique physique qui crée le salut. Mais aujourd'hui les deux confessions peuvent dire ensemble que "le Seigneur se lie à l'acte communautaire de manger et de boire. Pour nous communiquer la grâce de sa présence, il a choisi le pain qu'il nous invite à manger et le vin qu'il nous invite à boire. En les recevant, nous recevons le corps du Christ donné pour nous" (Thèses du Liebfrauenberg)(8).
Du côté luthérien, l'ouverture est plus grande qu'au XVIe siècle pour exprimer la présence réelle de manière plus diverse. Au XVIe siècle, il s'agissait de souligner le lien du corps du Christ avec les éléments. Luther employait les prépositions "dans, sous et avec". Il allait jusqu'à parler d'une certaine forme d'identité. La démarche réformée au contraire, distinguait soigneusement l'acte de manger et les éléments d'un côté et l'acte de rencontrer le Christ de l'autre. Dans une perspective luthérienne actuelle, pourvu que soient affirmés l'objectivité de la présence du Christ et son lien avec les éléments et ce qui se passe concrètement dans la Cène, à savoir l'acte de manger et de boire, plusieurs manières d'exprimer la présence du Christ sont possibles, étant entendu qu'"aucune explication ne pourra jamais rendre compte de manière entièrement satisfaisante de la présence du Christ"(9).
Il pourrait sembler dès lors qu'il n'y ait plus de différences du tout dans les approches réformée et luthérienne de la Cène, ou encore que les différences à l'intérieur des Églises soient plus importantes qu'entre les Églises. Ce n'est pas tout à fait vrai. Au niveau de la sensibilité en particulier, les attitudes sont loin de s'identifier et sans doute qu'à ces attitudes correspondent certaines approches théologiques. Ainsi, selon la tradition luthérienne, proche en cela de la tradition catholique, l'épiclèse est prononcée sur le pain et le vin ainsi que sur la communauté. La tradition réformée est plus réticente à l'égard d'une invocation de l'Esprit sur les éléments, et préfère s'en tenir à une épiclèse concernant la totalité de la célébration. De même sans aller jusqu'à la vénération des espèces, les luthériens insisteraient sur le respect dû aux éléments dont le Seigneur a bien voulu se servir pour se donner à nous. Les réformés restent réticents face à tout ce qui pourrait être ressenti comme une sacralisation des éléments. On pourrait sans doute citer d'autres symptômes de ces différences de sensibilité. Mais, comme le disent les recommandations jointes aux thèses du Liebfrauenberg, ces différences "ne mettent pas en cause la foi commune en la présence réelle. Mais elles comportent des interpellations mutuelles sur nos diverses pratiques"(10).
Telle est en effet la situation œcuménique actuelle: chercher à exprimer l'accord sur l'essentiel qui est bien la présence réelle, dans la Cène, de celui qui est mort et ressuscité pour nous, exprimer dans la louange commune les dons qu'il accorde aux siens dans la célébration. A partir de là on laissera s'épanouir des approches théologiques et des traditions de piété différentes, puisqu’'on a pu vérifier qu'elles étaient bien orientées vers le centre même du mystère de la Cène. C'est pourquoi elles ne sont plus un obstacle à la communion, mais une manifestation de la richesse du corps du Christ.
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