1. De vastes perspectives
Les textes de Lausanne excellent à dresser de vastes perspectives concernant l’engagement chrétien, l’enseignement biblique, l’action de Dieu dans le monde et la portée de l’œuvre du Seigneur Jésus. Ils ouvrent nos yeux sur le contenu du message biblique qui embrasse beaucoup plus de réalités que ce que nous pensons parfois et nous conduisent à voir que l’action en faveur des pauvres trouve sa place de façon naturelle. Je me bornerai à souligner rapidement quelques exemples en lien avec les trois grands textes de Lausanne.
Lausanne I : l’évangélisation du monde
La Déclaration de Lausanne (1974) porte essentiellement sur l’évangélisation du monde. Elle en donne la définition suivante(4) : « … l’évangélisation elle-même est la proclamation du Christ historique et biblique comme Sauveur et Seigneur, dans l’optique de persuader les gens de venir à lui personnellement et ainsi d’être réconciliés avec Dieu ». Il s’agit de ce que j’appellerais une définition « stricte » de l’évangélisation : celle-ci est de nature verbale et consiste à proclamer l’Évangile mais aussi à appeler à la repentance et à croire en Jésus. L’idée d’« évangéliser » par ses actes ou de prêcher l’Évangile sans paroles (selon l’adage attribué à tort ou à raison à Saint François d’Assise : « Prêche toujours l’Évangile et si c’est nécessaire utilise des paroles ») est étrangère à la Déclaration de Lausanne. L’action sociale n’est donc pas, en tant que telle, une forme d’évangélisation. La définition proposée par Lausanne me semble correcte.
Mais si le texte parle essentiellement de l’évangélisation, il le fait en établissant des connexions avec ce qui n’est pas l’évangélisation. L’évangélisation est rattachée à une série de thèmes(5). Chacun d’entre eux est abordé parce qu’il a un lien avec l’évangélisation, mais il est aussi traité quelque peu pour lui-même. Le mouvement du texte tend à désenclaver l’évangélisation dans l’engagement chrétien. Comme le dit le paragraphe six : « Nous devons sortir de nos ghettos ecclésiastiques et imprégner la société non-chrétienne ». Au lieu d’avoir une vision de la mission, de l’engagement chrétien ou du devoir chrétien qui ne s’intéresse qu’à l’évangélisation, cette manière d’établir des liens entre l’évangélisation et toutes sortes d’autres réalités permet à la fois de rester centré sur l’évangélisation (le paragraphe six affirme nettement que « dans sa mission de service sacerdotale, l’Église doit accorder la priorité à l’évangélisation ») et d’ouvrir des perspectives très vastes.
La Déclaration de Lausanne affirme que l’évangélisation et l’engagement sociopolitique font tous deux partie de notre devoir chrétien (§ 5). Cette expression est la bienvenue car elle nous ramène à la notion de « devoir » : je suis convaincu que l’éthique biblique est une éthique pour laquelle les notions de commandement et d’obligation sont fondamentales(6) – ce qui n’empêche pas de caractériser aussi cette éthique comme une éthique de l’amour (nous en reparlerons à propos de l’Engagement du Cap). L’expression « devoir chrétien » est propre à dépassionner les débats (même si elle en ouvrira sans doute d’autres !). Le mot « mission », par contraste, est aujourd’hui un peu trop chargé : on peut discuter sans fin et avec beaucoup d’ardeur (ou d’aigreur) de la question de savoir si le souci des pauvres fait partie ou non de la mission de l’Église et quelle place il occupe au sein de cette mission. On se demandera beaucoup moins si oui ou non c’est un devoir chrétien. Il ne faudrait pas que l’enthousiasme pour la mission nous détourne de l’humble nécessité d’accomplir notre devoir chrétien qui inclut certainement une manière chrétienne de réagir face à la pauvreté qui afflige tant d’êtres humains.
Lausanne II : l’Église tout entière portant l’Évangile tout entier au monde tout entier
Le Manifeste de Manille se structure autour d’une idée qui est déjà exprimée dans la Déclaration de Lausanne : l’Église tout entière portant l’Évangile tout entier au monde tout entier. Là encore, la formulation évoque prioritairement l’évangélisation, mais lorsqu’on y regarde de plus près et que l’on approfondit le sens des trois termes clés – l’Évangile, l’Église, le monde – en prenant en compte la note « holistique » (les « tout entier »), on est rapidement entraîné dans des perspectives très vastes.
En approfondissant le sens de l’Évangile (l’Évangile tout entier), on est amené à parler de ce que l’Évangile présuppose : la création, le péché et la grâce commune, mais aussi de ce que l’Évangile implique : ses conséquences sociales, la dénonciation prophétique de ce qui est incompatible avec l’Évangile, la conjonction de la Parole et des actes.
En parlant de l’Église (l’Église tout entière), on parle de l’« incarnation » de l’Évangile (je n’aime guère cette expression(7), même si elle vise quelque chose de vrai en le disant de façon maladroite), du ministère et du sacerdoce de tous les croyants, de la part de chacun dans le témoignage et d’une vie chrétienne cohérente avec ce témoignage.
En parlant du monde (le monde tout entier), on s’oblige à étudier les réalités du monde dans lequel nous vivons, y compris au niveau culturel, social, économique et politique et on peut parler de la manière dont le chrétien doit vivre au sein des réalités du monde, en famille, au travail, comme citoyen, face à la pauvreté et aux injustices.
Chacun de ces trois mots clés (Évangile, Église, monde) amène naturellement...