Est-ce une lapalissade que d’affirmer que, face à l’adversité, il est facile de mettre de côté notre mission chrétienne, individuellement comme communautairement ?
Quoi qu’il en soit, la récente (et toujours actuelle) crise engendrée dans le monde par l’épidémie de coronavirus est en passe de devenir un cas d’école. Celui-ci est un cas d’école d’une extrême complexité, mais il aura eu le mérite de pousser pasteurs et responsables d’Église à la réflexion. Le confinement nous a contraints à trouver des solutions alternatives à nos cultes et rencontres habituels. Puis, la sortie du confinement et le retour progressif, parfois hésitant, des chrétiens dans les Églises ont été vécus à la fois comme une grande source d’encouragement et de soulagement, mais aussi de déception et de frustration par celles-ci. Car en effet, pour toutes sortes de raisons, nos communautés ne sont pas au complet… ce qui ne peut que questionner. Bien sûr, les locaux des Églises ne peuvent pas, pour beaucoup, accueillir l’ensemble de la communauté comme auparavant, faute de place. Les personnes à risques restent chez elles, ce qui est compréhensible. Et l’on pourrait ainsi continuer la liste des explications valables et légitimes.
Cependant, nos compagnies de pasteurs savent aussi se rendre à l’évidence, et elles reconnaissent que beaucoup de chrétiens sont « dans la nature », sans que nous sachions toujours, ni où, ni pourquoi, ni jusqu’à quand. Le risque, pour les pasteurs que nous sommes, serait bien sûr d’aller trop vite en besogne et de se plaindre du manque éventuel d’engagement et de maturité de ces chrétiens « égarés ». J’avoue m’être (trop) facilement laissé aller à ce sentiment et même de l’avoir nourri. Sans être nécessairement faux, il demeure subjectif et basé sur une hypothèse. L’avenir nous le dira, et c’est alors seulement que nous y verrons plus clair.
Mais ces considérations ne pouvaient qu’être au cœur de mes préoccupations quand, récemment, j’ai prêché sur Philippiens 1.27-30. C’est un texte qui reflète une situation de crise, dans laquelle l’apôtre Paul encourage les chrétiens de Philippes à la persévérance :
« Seulement, conduisez-vous d’une manière digne de la bonne nouvelle du Christ, afin que, soit que je vienne vous voir, soit que je reste absent, j’entende dire que vous tenez ferme dans un même esprit, combattant d’une même âme pour la foi de la bonne nouvelle, sans vous laisser aucunement intimider par les adversaires. Pour eux, c’est un indice de perdition, mais pour vous c’est un indice de salut, de la part de Dieu ; en effet, pour ce qui est du Christ, la grâce vous a été accordée non seulement de mettre votre foi en lui, mais encore de souffrir pour lui, en soutenant ce même combat que vous avez vu chez moi et dont, maintenant, vous entendez encore parler en ce qui me concerne. »
La situation des chrétiens de Philippes était difficile. Dans cette communauté chrétienne, (la première d’Europe !), Paul et l’Église qu’il avait fondée avaient subi des persécutions. C’est probablement à cela que l’apôtre fait référence aux versets 29 et 30. Mais ce n’est pas tout, parce que, dans le reste de l’Épître, nous découvrons que, dans ses difficultés, l’Église de Philippes ne réagissait pas de manière très adaptée. Elle vivait des dissensions, des querelles entre ses membres (comme entre Évodie et Syntyche en 4.2).
C’est donc dans ce contexte de persécutions extérieures, mais aussi de querelles internes, que Paul ne veut surtout pas que les chrétiens de Philippes oublient leur raison d’être et leur mission. Parce qu’évidemment, dans un tel contexte, la tentation est grande d’abandonner, de dire « stop ». Quand l’ennemi est trop puissant, on n’a pas envie de le combattre et de se mettre en danger. Et si, en plus, on ne s’entend pas entre nous, le combat est perdu d’avance. C’est pourquoi Paul rappelle à ses amis que leur raison d’être est de promouvoir l’Évangile, et que c’est même une grâce ! La grâce n’étant pas seulement d’être devenus chrétiens, mais aussi de pouvoir vivre en chrétiens, pour Christ, dans son œuvre… (même si ça « cogne »).
À travers cette phase d’épidémie qui s’est abattue sur nos pays comme sur nos Églises, à travers nos confinements douloureux puis nos déconfinements difficiles, la tentation a été grande de se recroqueviller sur soi et d’oublier que la mission de l’Église ne s’arrêtait pas pour autant. La tentation a été grande aussi de se chamailler sur les meilleures postures à adopter face à l’épidémie. Mais Paul nous rappelle, aujourd’hui encore, que l’Église ne peut mettre sa mission de côté parce qu’il y a de l’opposition, quelle qu’elle soit. Nous devons continuer, quel que soit le contexte, à promouvoir Christ, à rayonner de la Bonne Nouvelle autour de nous. Parce que cette mission, ce combat que nous menons, c’est en fait notre identité.
Paul le dit bien, au verset 27 : « Seulement, conduisez-vous d’une manière digne de la bonne nouvelle du Christ. » Ici, le verbe « se conduire » ou « se comporter » est construit autour de la notion de citoyenneté. Paul est en train de dire qu’il faut que les chrétiens se conduisent en bons citoyens, mais pas n’importe quels citoyens. Les Philippiens étaient très fiers d’être des citoyens romains, mais Paul leur rappelle qu’ils sont avant tout citoyens des cieux et qu’ils doivent se conduire d’une manière digne de cette citoyenneté-là. Dignes de la Bonne Nouvelle du Christ. Les chrétiens sont citoyens d’un royaume dont Christ est le roi, et c’est lui, ultimement, qu’ils servent et qu’ils suivent. Telle est leur identité qui est aussi une mission : celle de promouvoir l’Évangile.
Or, comme pour toute citoyenneté, on ne peut pas vraiment dire qu’un jour on va se comporter en bon citoyen, et un autre non. Être citoyen est un privilège, mais aussi une obligation permanente qui demande de la constance. Les chrétiens ne peuvent donc pas s’arrêter de vivre en chrétiens en se disant qu’ils reprendront leur identité plus tard. Ils peuvent avoir besoin de repos et de ressourcement, bien sûr, mais sans perdre de vue la mission (c’est afin de mieux poursuivre la mission confiée que l’on se ressource ou se repose). Paul se devait de le rappeler aux Philippiens, alors qu’il était loin d’eux et qu’il ne pouvait pas les encourager de vive voix.
Faire preuve de continuité dans son témoignage, quelles que soient les circonstances, bonnes ou mauvaises, favorables ou non, voilà le défi. L’Église ne peut pas, elle n’a pas le droit, de perdre son identité face à l’adversité. Elle ne peut mettre son identité entre parenthèse « le temps que ça se passe ». La constance, dans notre identité et notre mission chrétiennes, ne doivent souffrir d’aucune interruption. Et ce, certainement pas parce qu’une maladie fait rage dans notre monde. C’est, au contraire, parce qu’il y a une épidémie qu’il nous faut garder un témoignage fort, audible et sincère. Christ est celui dont notre monde malade et apeuré a besoin. Si nous ne le disons pas, si nous nous recroquevillons, alors nous avons vraiment tout perdu…
Je ne sais pas (encore) si nos Églises en souffrance souffrent de maux similaires à ceux évoqués par Paul dans son Épître. Je ne sais pas (encore) pourquoi tous les chrétiens ne participent pas aux cultes. Mais je sais que nous avons tous besoin de nous souvenir de cette exhortation paulinienne. C’est une grâce que de pouvoir servir le Christ, même dans l’adversité. Que celle-ci soit pour nous tous, lecteurs des Cahiers de l’École pastorale, une source de joie et d’encouragement dans nos ministères respectifs.