À quoi bon ? À quoi bon faire ce que nous faisons ? À quoi bon servir Dieu et son Église ? Dans des moments de découragement, pasteurs ou responsables d’Église, qui ne s’est jamais posé ces questions ? Malmenés, désabusés, en échec ou tout simplement fatigués, nous pouvons tout remettre en question, jusqu’à la valeur et la raison d’être de notre ministère. Et quand c’est le cas, Dieu envoie parfois de véritables paroles de réconfort et d’encouragement. Mais parfois, il envoie des paroles qui semblent – à première écoute ou lecture – nous enfoncer encore davantage.
« Qui de vous, s'il a un esclave qui laboure ou fait paître les troupeaux, lui dira, quand il rentre des champs : "Viens tout de suite te mettre à table !"
Ne lui dira-t-il pas au contraire : "Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, jusqu'à ce que j'aie mangé et bu ; après cela, toi aussi, tu pourras manger et boire."
Saura-t-il gré à cet esclave d'avoir fait ce qui lui était ordonné ?
De même, vous aussi, quand vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : "Nous sommes des esclaves inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire." » (Luc 17.7-10).
J’imagine que, comme moi, vous vous êtes déjà sentis perplexes à la lecture de ce texte. En effet, ce qu’y dit Jésus peut sembler fort peu attentionné, voire franchement désobligeant. L’esclave, travaillant dur toute la journée, doit, une fois rentré à la maison, encore préparer le repas de son maître et attendre avant de prendre le sien. Et selon Jésus, c’est normal : aucun maître n’inviterait son esclave à se reposer et à partager avec lui son repas après sa journée de labeur. Aucun maître ne serait reconnaissant envers celui qui n’a fait qu’obéir. Et pour combler le tout, celui-ci – l’esclave fidèle – n’est au final qu’un « esclave inutile » !
Ce qui est peut-être le plus déconcertant dans ces paroles, c’est qu’on a du mal à y reconnaître Jésus. Dans plusieurs textes des Écritures, Jésus n’invite-t-il pas, justement, ses disciples à trouver le repos en lui ? Ne valorise-t-il pas ses disciples ? Ne prend-il pas soin d’eux ? Alors, que veut-il dire ici ? Pourquoi demande-t-il à ses disciples de se considérer comme des esclaves inutiles ?
La première chose que l’on doit remarquer, c’est que Jésus instruit ses propres disciples à dire cela. Il ne dit pas que c’est le maître qui les appelle « serviteurs inutiles ». Il est donc question ici d’un regard que les disciples sont appelés à porter sur eux-mêmes, d’une attitude, d’une posture personnelle à avoir. D’ailleurs, plus tôt au chapitre 14 de l’Évangile de Luc, Jésus propose une parabole venant illuminer son propos :
« Il adressa une parabole aux invités parce qu'il remarquait comment ceux-ci choisissaient les premières places ; il leur disait : Lorsque tu es invité par quelqu'un à des noces, ne va pas t'installer à la première place, de peur qu'une personne plus considérée que toi n'ait été invitée, et que celui qui vous a invités l'un et l'autre ne vienne te dire : "Cède-lui la place." Tu aurais alors la honte d'aller t'installer à la dernière place. Mais, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière place, afin qu'au moment où viendra celui qui t'a invité, il te dise : "Mon ami, monte plus haut !" Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi. En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé. » (Luc 14.7-11)
Dans ce texte, Jésus remarque que la nature humaine est ainsi faite que nous recherchons bien souvent les places d’honneur pour nous-mêmes. Or, selon Jésus, cette attitude, en plus d’être orgueilleuse, est dangereuse car potentiellement embarrassante ! Mieux vaut être élevé par le maître de maison que de se voir publiquement abaisser par lui. Jésus, bien sûr, n’encourage pas ici la ruse malhonnête (faire semblant de s’abaisser dans le but d’être élevé). Au contraire, il désire que chacun sache reconnaître où est sa place. Et, comme Paul le dira après lui, que chacun apprenne l’humilité véritable :
« Ne faites rien par ambition personnelle ni par vanité ; avec humilité, au contraire, estimez les autres supérieurs à vous-même. Que chacun, au lieu de regarder à ce qui lui est propre, s'intéresse plutôt aux autres » (Philippiens 2.3-4).
Autrement dit, valoriser l’autre, l’élever lui ou elle avant de chercher son propre honneur. C’est cette posture que Dieu bénit : « En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé » (Lc 14.11). Les disciples ne sont que des serviteurs. C’est le maître – et lui seul – qui peut les élever.
Mais alors, pourquoi « inutiles » ? Certes, les disciples doivent apprendre leur place, se l’approprier et s’en contenter. Mais « inutiles » ? La réponse se trouve (en partie) encore plus tôt dans l’Évangile de Luc où Jean-Baptiste déclarait :
« Produisez donc des fruits dignes du changement radical, et ne commencez pas à vous dire : "Nous avons Abraham pour père !" Car je vous dis que de ces pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham. » (Luc 3.8).
Autrement dit, non seulement Dieu ne doit rien à ses enfants, mais en plus, il n’a pas besoin, spécifiquement, de vous et de moi. Si, par exemple, nous ne répondons pas à ses attentes, si nous refusons d’obéir et d’accomplir ce pour quoi il nous appelle, si nous ne portons pas de fruit, Dieu pourra très bien – et aisément – trouver d’autres moyens pour accomplir ses desseins. C’est en ce sens que nous sommes « inutiles ». Nous ne sommes ni essentiels, ni irremplaçables, ni dignes d’honneurs particuliers…Alors certes, selon nos dispositions de cœur, cela peut être difficile à entendre, surtout dans un temps de découragement. Mais je reste convaincu que ces paroles sont des paroles de grâce et des paroles libératrices.
- Premièrement, parce que si Dieu n’a pas besoin de nous, c’est que tout ne dépend pas de nous (l’Église continuera à tourner si je meurs demain ; Dieu continuera d’en prendre soin). Cela doit être un soulagement, même si mon ego en prend un coup au passage !
- Deuxièmement, parce que si Dieu n’a pas besoin de nous, c’est qu’être à son service est une grâce. Il n’a pas besoin de nous, mais il nous offre néanmoins de le servir, dans les champs pendant la journée, comme à la maison le soir. Ainsi, être « esclave » de Dieu est déjà, en soi, un honneur ; pas simplement une charge ou une œuvre à accomplir.
- Et finalement, ces paroles sont des paroles libératrices car reconnaître notre inutilité, c’est en même temps faire de Dieu l’essentiel. Ces paroles nous apprennent que c’est en élevant notre souverain maître que le regard que nous portons sur nous-mêmes devient juste. Quand nous détournons nos regards de nous-mêmes (nos droits, nos dus, nos salaires, nos mérites, nos statuts…) pour fixer nos regards sur Dieu, c’est en lui que nous trouvons notre identité véritable. Ma valeur et mon identité ne sont pas dans mon service, mais en Dieu. Ce Dieu qui aime son Église et s’est donné pour elle. Ce Dieu qui a tout accompli en Jésus-Christ et qui nous invite, par grâce, à entrer dans ses projets.
Que ce Dieu de grâce bénisse votre lecture de ce numéro des Cahiers de l’École Pastorale. Qu’il vous fortifie, vous encourage et vous forme en tout ce qui est bon pour faire sa volonté.