Il faisait froid et humide. L’homme avançait le front baissé. Ce n’était pas le pâle soleil de cet hiver qui lui ferait lever les yeux. Et rien ne pourrait réconforter son cœur lourd, pas même le petit air de fête qui commençait à souffler en cette fin d’année. Le vent était glacial. Voilà déjà bien longtemps qu’aucun sourire n’avait égayé son visage émacié par la faim. Ses traits portaient l’empreinte de la douleur constante qui le ravageait. Ce qui lui tiraillait encore plus l’estomac que sa faim, c’étaient les pleurs de ses enfants affamés quand il les couchait le ventre vide. Chaque jour sa prière s’élevait vers Dieu, courte et lancinante: «Seigneur, aie pitié de mes enfants!»
Aujourd’hui, il était encore une fois dans la campagne, épiant dans l’herbe le morceau de bois qui réchaufferait un peu sa masure, les orties pour faire une soupe ou les pissenlits qui lui feraient une salade trop vite mangée. «Ah! si la mère était encore là, elle saurait comment réconforter chacun!» soupirait-il. Mais elle était partie dans une dernière quinte de toux, cette toux qui l’avait secouée pendant de si longues semaines.
Ainsi allait notre homme tout à ses sombres pensées. Quelle réponse donner à ses enfants affamés? Comment leur expliquer la providence de Dieu à laquelle il s’accrochait désespérément comme à une bouée de sauvetage? Comment leur parler d’un Dieu plein de bonté, quand tout ce qui les entourait respirait la misère? Leurs ventres étaient creux et leurs vêtements en guenilles tandis que les enfants de leur âge se moquaient d’eux. Même les paroles de commisération que les adultes échangeaient entre eux sur leur passage ne faisaient que remuer le couteau dans la plaie. «Seigneur, aie pitié d’eux!» murmura-t-il encore une fois.
Récolte insolite
Il trouva quelques noix tombées à terre. Quelques-unes étaient éclatées mais elles apporteraient quand même un peu de consistance à leur repas. En les ramassant, il distingua un peu plus loin une forme étrange. Il s’approcha, se pencha pour l’examiner d’un peu plus près. Oui, c’était bien une pie morte qui gisait à terre. Il la prit délicatement comme on saisit un bien précieux. Elle ne pesait pas lourd dans sa main et il ne resterait pas grand-chose quand elle serait plumée, mais un peu de viande serait une fête pour leur souper. «Merci, mon Dieu» laissa-t-il jaillir de son cœur. Il plaça le précieux butin dans sa musette et reprit sa quête dans les fourrés. Quelques bouts de bois, quelques baies, quelques racines comestibles viendraient compléter le dîner.
Il était temps de rentrer, la nuit serait bientôt là. Il se mit à l’ouvrage. Il fallait puiser l’eau au puits, allumer le feu, préparer le repas. Vint le moment de plumer l’oiseau. Ceci fait, il l’ouvrit pour le vider et le mit à cuire dans la soupe. Il lava les abats, ouvrit le gésier pour le débarrasser de ses petits cailloux. Ce faisant, il eut la sensation de quelque chose d’étrange. Parmi les cailloux, il y en avait de plus gros que les autres. Il faisait déjà sombre; il les mit donc dans sa poche et se promit de les examiner à la lumière du jour. Pour l’heure, il fallait que tout soit prêt pour le retour de l’école. Il disposa la table, s’assit dans l’embrasure de la porte pour attendre le retour des enfants.
Un repas bienfaisant
Grâce à la viande, le repas fut un peu plus nourrissant que d’habitude. Ce soir-là les enfants s’endormirent sans pleurer. L’homme s’allongea sans même se dévêtir. À quoi bon! L’unique couverture était étendue sur le corps des enfants déjà assoupis. C’est alors qu’il sentit les pierres dures qu’il avait glissées dans sa poche. «C’est vrai, se dit-il, il faut que je pense à examiner ces cailloux». Il s’endormit d’un sommeil sans rêve.
L’aube pointait à peine qu’il était déjà debout. Il lui fallait raviver le feu, faire bouillir un peu d’eau dans laquelle les enfants tremperaient le petit quignon de pain rassis qu’il avait trouvé hier… Il tenait à ce qu’ils soient à l’heure à l’école. Quant à lui il reprendrait sa quête incessante de nourriture.
Une surprise de taille
Les enfants étaient partis. Il attrapa sa musette et c’est alors qu’il se souvint des cailloux. Il fouilla dans sa poche et les sortit. Non seulement ils étaient plus gros que ceux qui se trouvent de coutume dans le gésier des oiseaux, mais ils avaient une belle forme régulière. Il les frotta contre sa manche. Débarrassées de la poussière qui les avait recouvertes, les pierres lui renvoyèrent alors un éclat chatoyant, d’un beau reflet vert. Son cœur se mit à battre plus fort. Il fut pris d’un sentiment d’urgence. Il fallait qu’il aille jusqu’à la ville. Il saisit son bâton, ferma tant bien que mal la porte branlante et partit d’un pas vif.
Arrivé à la ville, il eut un mouvement de recul. Que faisait-il devant les vitrines illuminées pour la Noël, lui le gueux aux vêtements en loques? Mais il fallait qu’il en ait le cœur net. Il irait jusqu’au bout. Très hésitant, il franchit le seuil de la joaillerie. Il y fut accueilli par le regard fort étonné du joaillier. Que pouvait bien faire chez lui ce miséreux?
Balbutiant, il demanda à l’homme de l’art s’il voulait bien examiner ses «cailloux». Il ouvrit sa main sale. Le bijoutier n’en crut pas ses yeux! Prudent, cependant, il prit les pierres, ajusta sa loupe et resta un moment sans voix. Quand il prit la parole, ce fut au tour de notre homme de rester coi! Les pierres n’étaient pas seulement belles à voir, c’étaient de véritables émeraudes de grand prix. L’homme fut pris entre l’envie de chanter et celle de pleurer, entre la joie de sa découverte et l’émotion devant l’espoir de voir la fin de ses tourments. Il accepta l’offre que lui faisait le bijoutier et sortit de l’échoppe en serrant au fond de sa poche un épais rouleau de billets. C’est une fois dehors, à la lumière des illuminations, qu’il éclata dans une prière de remerciements à Dieu qui venait de lui offrir un si beau cadeau de Noël.