Liberté, égalité, fraternité: «les trois marches du perron suprême» disait Victor Hugo. Peut-on encore accéder à la marche d'en haut sans retomber dans la terreur ou la niaiserie? Et comment, au royaume morcelé du «moi-je», retrouver le sens et la force du «nous»? C'est peut-être le défi le plus crucial de notre temps. C'est celui qu'a essayé de relever Régis Debray dans son dernier livre «Le moment fraternité».
La fraternité fait encore peur
Comme Francis Cabrel chantant «Des hommes pareils» (1)) nous sommes nombreux à souhaiter plus de fraternité. Nous nous inquiétons aussi de tous ces mouvements soi-disant «fraternels» qui ont bien souvent entraîné l'humanité dans l'horreur. Les Khmers rouges ne s'appelaient-ils pas entre eux «frère n°1» et «frère n°2»?! Nous voulons vivre la fraternité mais sans être embrigadés. Pourtant, même si nous avons peur de perdre notre liberté, nous envions quand même l'énergie de ces fraternités qui ont fait bouger le monde pour le rendre meilleur. Alors pourquoi pas nous? Pourquoi pas des fraternités de bien, ouvertes, tolérantes et sans combat?
Armez vos bataillons?
Il semble bien que cela ne soit pas complètement possible. D'abord parce que la fraternité est bien une lutte. Il ne s'agit pas seulement de faire partie de la famille du sport, ni d'avoir des envies communes ou d'être membre d'une association ou d'une chorale. Il ne suffit pas de vibrer. Entrer en fraternité (devenir frères et sœurs) c'est s'engager résolument sur un même chemin, et souvent contre un même adversaire, avec le risque de déraper parfois…
Ajoutons que l'homme ne semble pas capable de lutter pour le bien sans faire de mal... Pourtant, comme le dit Régis Debray : «Les cirrhoses ne nous condamnent pas à boire que de l'eau» et «les abus de fraternité aident à repérer la juste fraternité» (2). Autrement dit, le fait qu'il y ait des maladies de la fraternité ne la discrédite pas pour autant. Il faut accepter l'idée que nous luttons contre un adversaire (l'alcoolisme, le racisme, le fanatisme…) tout en restant vigilants quant à notre propre violence. Tout dépend peut-être d'ailleurs de celui qui nous «dirige».
Des frères, des sœurs … et quel Père?
«Il n’y a pas mille façons de faire de nous avec du on. Il y en a quatre, à valeur de constantes: la fête, le banquet, la chorale et le serment» (3). Et s'il doit y avoir un serment, il faut aussi qu'il y ait un père; quelqu'un au-dessus de nous! En effet, nous ne sommes frères que si nous avons le même Père (!), ou tout du moins, le même Idéal. Régis Debray écrit d'ailleurs qu'il aurait bien aimé se passer du religieux et du sacré (lui qui ne veut pas croire en Dieu), mais que cela lui est impossible: «Il n'y a pas de bien visible sans un Invisible par dessus» (4). En somme, rien ne se passe si rien ne nous surpasse.
Aimez-vous les uns les autres
Car la fraternité est bien une valeur chrétienne. C'est aussi cela qui la rend suspecte aux yeux de certains. On sent bien qu'il y a derrière ce mot des choses qui nous dépassent et qui sont propres au christianisme. Mais quelle est la particularité de la fraternité chrétienne et quel est ce Père dont nous parlent les textes bibliques? Quelle comparaison avec les autres pères? Tout tient dans une lettre. Il suffit de changer une seule lettre dans une phrase célèbre de Jésus pour comprendre le problème de l'homme : Jésus a dit: «Aimez-vous les uns les autres» alors que le cœur de l'homme crie : «Armez-vous les uns les autres»! Les humains prennent en effet les armes pour écraser les autres, même lorsqu'ils veulent lutter pour le bien de l'humanité. Combien de morts au nom de Dieu? Combien au nom du progrès ou de la vérité? Nous nous armons tous les uns contre les autres et c'est tout le problème de l'humanité, depuis Caïn et Abel, ces deux premiers frères. C'est ce que la Bible appelle le péché. Cela ressemble à une grande peur de l'autre et nous entraîne à de nombreux et réguliers fratricides!
Notre Père
Jésus est venu interrompre ce cycle infernal. Il est le premier à prier Dieu en l'appelant «Père». Il est aussi le premier à inventer une fraternité sans limite (intégrant les femmes, les étrangers, les ennemis...). Au lieu de demander à ses «militants» de prendre les armes pour repousser les Romains et d'être le roi juste (mais violent) que les hommes attendaient, Jésus demande autre chose. Par exemple, il leur demande un jour de nourrir des gens qui sont venus écouter Jésus et qui espèrent qu'il acceptera d'être leur roi. Des gens qui sont prêts à se saisir de lui pour le proclamer roi de force. Jésus sait tout cela et il demande simplement à ses disciples de nourrir eux-mêmes ces 5.000 personnes! Voilà la leçon: il s'agit pour les disciples de reconnaître qu'ils ont peu (5 pains et deux poissons). Ensuite il s'agit pour ces frères de distribuer le peu que Jésus a transformé (et qui est devenu autre chose). Enfin il faudra ramasser les restes! Voilà le programme politique de Jésus. Voilà la communauté qu'il appelle de ses vœux. Voilà la fraternité chrétienne. Nous sommes frères et sœurs de Jésus lorsque nous reconnaissons que nous avons trop peu en nous pour changer le monde. Nous avons besoin du Père. Nous sommes frères et sœurs de Jésus lorsque nous comprenons que Dieu veut quand même ce «peu» qui est en nous, pour le transformer et changer le monde à sa façon. «Mes frères et mes sœurs?» dit Jésus, alors que sa famille de sang vient le chercher pour essayer de le ramener à la raison, «ce sont ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux». Nous pouvons devenir, et c'est une formidable nouvelle, les enfants du Dieu d'amour, qui que nous soyons, et quoi que nous ayons fait jusque-là. Alors nous sommes les frères et les sœurs de tous ceux qui ont déjà appelé Dieu «Notre Père» et qui désirent avant toutes choses se nourrir et nourrir les autres, de sa Parole. C'est une famille d'humbles et de doux qui veulent imiter Dieu comme des enfants bien-aimés. Que Dieu vous permette de vivre ce «moment fraternité» qui change la vie et le monde, dès aujourd'hui.
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Pour aller plus loin
Jean 13.34; Genèse 4; Matthieu 6.9; Luc 9.10-17; Jean 6.15; Matthieu 12.48-50; Jean 1.12; Philippiens 4.5; Éphésiens 5.1