Puisque Jésus apportait la bonne nouvelle, pourquoi ne l’a-t-il pas écrite lui-même ?
Un premier élément de réponse est lié au contexte historique. À l’époque de Jésus, le moyen privilégié de communication était oral. La grande majorité de la population était illettrée(1). Il est d’ailleurs anachronique de penser que la communication écrite était considérée comme étant plus sérieuse que la communication orale, y compris pour des transactions formelles telles que l’acquisition d’un champ ou le mariage(2). À la lumière de témoignages anciens, un spécialiste conclut ainsi : « la tradition orale n’est pas toujours exempte de fiabilité ; de fait, elle est quelquefois plus fiable qu’une parole écrite »(3).
Par ailleurs, Jésus passait son temps à enseigner et à guérir. Se livrer à la laborieuse tâche de l’écriture l’aurait privé de son activité première. L’écriture était la fonction des disciples, comme elle l’était aux esclaves dans la culture gréco-romaine. La dictée y constituait le mode de composition privilégié. Le scribe suivait son maître partout et notait ses paroles, y compris lorsqu’il se promenait à cheval ou se rendait aux bains publics. Dans la tradition juive, un disciple était un apprenti, mais aussi un mémorisateur et un récitant. Le rôle de la mémoire était d’ailleurs considérablement plus étendu dans l’Antiquité qu’il ne l’est aujourd’hui. Ainsi, aucun des maîtres cités dans la Mishna ou le Talmud n’a écrit les paroles qui lui sont attribuées. C’est la mémoire fidèle des disciples d’abord et le travail soigneux des compilateurs ensuite qui nous permettent d’apprendre aujourd’hui les enseignements des rabbis antiques. Jésus s’inscrit donc dans une tradition juive de son époque.
Mais, pourrait-on rétorquer, Jésus, puisqu’il prétendait transmettre la Parole de Dieu, pourquoi ne l’a-t-il pas écrite ?
Pourquoi ? Parce qu’il était en train de la faire entendre ! Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vécu, Jésus l’a articulé comme un accomplissement de la Parole de Dieu. Lui, la Parole faite chair, est la véritable clef pour comprendre la Parole faite livre. Toutes les images de l’Ancien Testament, toutes les promesses, il les concentre en sa personne, tel un point focal. L’ensemble de ce qui a été écrit auparavant trouve enfin sa cohérence et son sens ultime en son action. Jésus l’explicite d’ailleurs à ses disciples(4) tandis qu’il reproche à ses ennemis de rater leur cible en lisant la Torah en dehors du lien avec lui-même(5). Il fait même équivaloir les écrits de Moïse à ses propres paroles(6).
Pourtant Jésus a bien écrit un jour…
Jésus n’aurait donc rien écrit… enfin, pas tout à fait ! Dans l’épisode de la femme adultère (Jean 8.1-11), les accusateurs qui veulent prendre Jésus au piège l’invitent à prononcer un jugement sur la fautive. Ce jugement – la lapidation – est requis par la Loi de Moïse, précisent-ils. Or, au moment où ils l’interpellent, Jésus est en train d’écrire sur la terre avec un doigt (Jean 8.6). Le verbe utilisé, katagrapho, n’est utilisé qu’ici dans le Nouveau Testament.
Le seul autre endroit dans la Bible où un doigt écrit quelque chose se trouve dans le livre de l’Exode. Il s’agit des tables de la Loi, et le doigt en question est celui de Dieu (Exode 31.18) ! Dans la version grecque, le verbe utilisé pour décrire ces tables est le même que pour Jésus katagrapho (Exode 32.15-16).
Le rapprochement est saisissant, entre le doigt de Dieu et celui de Jésus, liés par un même verbe. Il y a comme une similitude de statut entre Dieu et Jésus. Et cette similitude va plus loin. En colère contre un peuple pécheur, Moïse avait jeté les tables de pierre ; on invite Jésus à jeter des pierres sur une femme pécheresse. Une fois le jugement passé, Dieu écrira de nouvelles tables pour Moise. Une fois le jugement suspendu, Jésus s’abaisse à nouveau pour écrire. Qu’avait-il écrit au juste ? Beaucoup de spécialistes s’accordent à penser qu’il s’agissait de la sentence qu’il avait prononcée ensuite. Telle était, par exemple, la coutume des juges selon le droit romain : écrire la sentence avant de la lire. Mais au-delà du contenu que l’évangéliste ne précise pas, il y a le geste. Écrire sur la terre fait résonner de façon nouvelle le verset de Jérémie 17.11 : « Ceux qui m’abandonnent seront inscrits sur la terre ». Ainsi, les personnes qui demandaient un jugement pour piéger Jésus s’étaient mises elles-mêmes sous le coup d’un jugement. Mais si Jésus pouvait effacer la sentence prévue pour la femme adultère, il pouvait également le faire pour ceux qui l’accusaient. Ce qui le place dans le rôle d’un Juge qui est au-dessus de la Loi de Moïse ! Et qui est ce Juge suprême, sinon Dieu seul ?
Homme de son temps privilégiant la communication orale, Messie d’Israël qui faisait entendre en l’accomplissant une Parole antérieure, Juge suprême car Fils unique de Dieu, Jésus avait donc au moins trois raisons pour ne rien écrire !