Il y a plusieurs portes d’entrée pour aborder ce thème de la communauté chrétienne comme communauté humaine, plusieurs axes possibles. Nous aurions pu prendre l’axe de la théologie, de la sociologie ou de l’histoire.
C’est le regard du thérapeute et du formateur chrétien que je voudrais porter avec vous sur ce thème, un regard personnel et dirigé vers l’individu. Bien sûr, l’Église étant faite d’individus, nous nous y retrouverons quand même.
LE MYTHE ET LE RÉEL
Tout au long de l’histoire, l’Église a mis en place des systèmes, des modèles relationnels : certains furent meilleurs que d’autres, plus rigides ou plus créatifs.
Il semble que, dans la Bible, il n’y ait pas un modèle à recopier - même si les théologiens viennent nous le dire parfois - mais des principes qui devraient guider le management de l’Église.
Deux éléments principaux constituent notre représentation personnelle de la communauté chrétienne :
- Le premier vient de notre inconscient personnel, mais aussi de notre inconscient collectif, culturel. Particulièrement dans notre inconscient collectif, culturel et personnel, il y a ce qu’on appelle les mythes, dont nous ne sommes pas toujours conscients et dans lesquels il y a toujours une part de vérité. Ces mythes nous influencent dans notre perception de l’Église et de la communauté chrétienne.
Par exemple, le mythe de l’unité, le mythe de l’harmonie, le mythe de l’efficacité, le mythe de la cohésion, le mythe de la communion (au sens fusionnel du terme), celui de la prise en charge de nos problèmes par l’Église, celui de la toute-puissance de l’Église : tous ces mythes influencent notre perception de la communauté.
- Le deuxième point, c’est ce qui est lié à notre perception consciente de la communauté chrétienne. Celui-ci est beaucoup plus réaliste, il est lié aux possibilités, au réel.
Le décalage entre l’inconscient chargé de mythes et le conscient qui colle au réel est souvent générateur de culpabilité, donc de mal-être, parfois de découragement et souvent de conflits dans la communauté. Le résultat est qu’il y a autant de façons de voir les relations humaines dans l’Église qu’il y a de membres.
Je reviens sur le premier point : l’inconscient et sa relation dans l’Église. Je vous raconterai d’abord une histoire qui est certainement vraie. Cela se passe il y a bien longtemps en Mongolie. Un Empereur, arrivé au sommet de ses possibilités et de sa gloire personnelle, a l’idée de savoir ce qu’est l’humanité, comment penser son histoire. Il convoque son Académie de sages et les envoie travailler sur cette question. Ces sages reviennent au bout d’une dizaine d’années avec dix gros volumes sur l’humanité. L’Empereur leur dit qu’il n’a pas le temps de lire ces dix volumes, car il a des guerres à faire, alors il leur demande de résumer le tout en deux ou trois volumes. Les voilà repartis travailler et ils reviennent voir l’Empereur quelques années plus tard. Ce dernier leur dit : Écoutez, j’ai ma capitale à reconstruire, je n’ai pas le temps de lire ces trois volumes. Vous allez me résumer l’histoire de l’humanité en un seul volume. Ils repartent et reviennent avec un seul volume, mais l’Empereur est sur son lit de mort et il leur murmure : je n’ai plus le temps ni la force de lire ce volume. Résumez-moi l’histoire de l’humanité en trois mots.
Après un long temps de silence et de réflexion, un des sages s’approche et lui dit :
« Sire, l’homme souffre ».
LA GRANDE SOUFFRANCE
Je crois que le signe commun de toute l’humanité est peut-être le partage de la souffrance, qu’elle soit psychologique, spirituelle ou somatique, et dans nos Églises nous le voyons bien. À la souffrance, j’ajouterai l’autre face : l’espoir, celui de parvenir quand même un jour à survivre et à la dépasser.
La souffrance hante l’humanité mais aussi, elle la met en marche. Beaucoup plus qu’un sujet de réflexion, elle est d’abord une réalité douloureuse, mystérieuse, révoltante, qu’il convient d’aborder avec beaucoup de compassion et d’humilité. Nous savons tous que c’est la rencontre personnelle de la souffrance qui nous ramène à notre finitude humaine, à notre relativité des choses et peut-être aussi à la réalité de notre vie. C’est autour d’elle, très souvent, que nous nous organisons. Comme nous n’arrivons pas à identifier l’origine de notre souffrance, alors nous culpabilisons, nous dit Lytta Basset. Chaque fois que nous ne mettons pas une origine sur notre souffrance, nous culpabilisons de souffrir.
Je ne vais pas raconter toutes les souffrances : ce serait raconter toute l’histoire de l’humanité. Je voudrais attirer votre attention sur une souffrance que nous rencontrons régulièrement, quotidiennement. Une souffrance inconsciente, partagée par l’humanité, partagée par la communauté chrétienne et humaine, que nous rencontrons sans toujours nous en rendre compte ; elle vient de très loin, du tréfonds de notre existence, des premiers moments de notre vie. Cette souffrance nous a conduits à mettre en place des mécanismes de défense, des comportements, des croyances pour lui survivre, pour la dépasser. Mais c’est une souffrance qui ne peut pas guérir et tout ce que nous mettrons en place ne nous sera pas très utile. Nous traiterons très souvent les symptômes de la souffrance, sans prendre conscience de notre vraie souffrance.
C’est comme un enfant qui, abandonné ou maltraité durant son enfance, refoule cette souffrance, les actes qu’il a subis. Par exemple il a des comportements addictifs, à l’âge adulte et il se bat contre eux, sans se souvenir que derrière ces symptômes, il y a le vrai problème : sa souffrance de l’abandon ou de la maltraitance. Ses symptômes apparents l’occupent tellement, lui prennent tellement d’énergie qu’il n’a que très peu de temps pour prendre de la distance par rapport à ce qu’il vit et réfléchir à la cause première de sa souffrance.
Alors, au risque de vous surprendre - et je m’appuie sur ce que disent les sociologues, les psychologues et mon expérience aujourd’hui - il me semble que la grande souffrance dans le monde occidental et dans nos Églises est le manque d’identité, le manque conscient d’être Sujet, le déficit de connaissance de soi. Il y a une crise d’identité réelle qui se traduit dans les relations humaines au quotidien et dans l’Église, que ce soit de l’identité personnelle ou de l’identité collective.
L’homme occidental est en quête d’être. L’identité est définie comme se situant à la rencontre de multiples carrefours. Elle intéresse toutes les disciplines, elle est un espace complet, conflictuel, évolutif, complexe. L’identité, c’est la façon dont je me vois, dont je me ressens, dont je me décris, dont je m’évalue, dont je me situe et qui est à l’origine de toutes mes relations aux autres.
Si nos concitoyens, chrétiens ou non chrétiens, ont de la peine avec ce problème d’être, de conscience de soi, c’est parce que peut-être nous sommes la première génération à affronter ce problème de cette manière-là.
En fait, l’humain est blessé, blessé en lui-même. Et là je parle d’une blessure qui n’est pas liée au péché. C’est parce que l’on confond cette blessure avec le péché que l’on a des problèmes de construction d’identité. Cette blessure est toujours en rapport avec l’amour, avec la reconnaissance que l’homme a besoin de recevoir pour exister. Le mal-être qui découle de ce besoin de reconnaissance, il le porte en lui.
...
...