L’ouverture du livre du prophète Ésaïe décrit de manière saisissante l’état lamentable du peuple d’Israël au 8e siècle avant Jésus-Christ. Elle insiste en particulier sur le décalage scandaleux entre un culte formellement impeccable et des comportements injustes voire criminels à l’égard du prochain. Or, la relation avec Dieu et celle avec ceux qu’il place sur notre chemin sont indissociables : l’oppression du faible est une partie intégrante de la révolte contre Dieu, de l’attitude consistant à lui tourner le dos malgré sa bonté. Inversement, la sainteté et la justice vont, doivent aller ensemble (cf. Es 5.16).
Mais Ésaïe ne se contente pas de dénoncer : il appelle à la repentance, parle de pardon, montre une autre voie. Il ne demande pas seulement d’arrêter de commettre l’injustice mais aussi de pratiquer positivement la justice. Cela implique, dit-il, de « faire droit à l’orphelin » et de « défendre la veuve » (Es 1.17).
Ce genre d’exhortations peut être considéré comme faisant partie de l’éthique sociale générale de l’Ancien Testament : chacun était concerné. C’est ainsi que le prophète Jérémie adresse à l’ensemble de la population judéenne (roi, serviteurs du roi et peuple) les paroles suivantes :
« Ainsi parle l’Éternel : Pratiquez le droit et la justice ; délivrez des mains de l’oppresseur celui qui est exploité ; ne maltraitez pas l’immigrant, l’orphelin et la veuve ; n’usez pas de violence et ne répandez pas de sang innocent dans ce lieu. » (Jr 22.2-3)
De tels impératifs ne sont d’ailleurs pas présentés comme restreints au contexte des relations à l’intérieur du peuple de Dieu. Job énonce le même zèle pour la protection des opprimés au sein de la société dont il fait partie (cf. Jb 29.11-17). Si le Nouveau Testament se concentre davantage sur l’Église dans ses prescriptions détaillées, il assume l’éthique vétérotestamentaire et en fait une règle pour les interactions sociales quand Jésus énonce la fameuse « règle d’or » : « Tout ce que vous voulez que les hommes [= les êtres humains, pas « seulement » vos frères et sœurs] fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12)
La vulnérabilité face aux injustices est l’un des traits caractéristiques qui ressort d’un examen de la pauvreté à la lumière de la Bible(1). Alors que le sujet des abus, au sens de mauvais traitements, voire de sévices, de l’exercice condamnable, dévoyé, de l’autorité et/ou de la force, retient de plus en plus l’attention aujourd’hui, avec un accent particulier et justifié sur les abus sexuels et les violences faites aux femmes et aux enfants, il est aussi important de faire le lien avec les situations de pauvreté. Les structures chrétiennes engagées dans les domaines du social, de l’humanitaire ou du développement ne peuvent pas faire l’impasse sur une telle problématique. Mais se pourrait-il que nous soyons tous, peu ou prou, concernés ? Je voudrais tenter, dans cet article, de faire quelques propositions qui « accrocheront » le sujet de la protection à celui de la pauvreté tout en permettant des applications plus larges à d’autres situations d’abus. Toutes ces questions restent encore largement à explorer dans les milieux évangéliques en France. À l’occasion de sa journée 2024, le SEL a publié une série de vidéos d’entretiens avec des théologiens et responsables d’Églises et d’œuvres. Elle contient des éléments bibliques et théologiques auxquels j’aurai l’occasion de faire référence et que j’invite le lecteur à aller visionner pour un premier tour d’horizon(2).
1. La nécessité de mettre au premier plan les relations personnelles
Si tout le monde est concerné par l’impératif biblique de « faire droit à l’orphelin » et de « défendre la veuve », c’est d’abord et avant tout, me semble-t-il, parce que l’Écriture met au premier plan, dans les réalités humaines, les relations personnelles. Elle ne pense pas à la vulnérabilité comme étant d’abord un problème de spécialistes, une cause pour des militants conscientisés ou une prérogative des pouvoirs publics.
Les abus et la protection contre les abus se vivent en premier lieu dans les rapports de prochain à prochain, dans le quotidien de nos interactions les plus concrètes. Un exemple biblique servira à l’illustrer.
Le livre de Ruth contient les « ingrédients » caractéristiques des situations de pauvreté. Il commence par nous raconter comment une famille, un homme, sa femme et ses deux fils, a été conduite à émigrer en raison d’une famine. Sur place, le mari meurt. Les deux fils se marient avec des étrangères… et meurent à leur tour. La femme, Noémie, se retrouve veuve, avec ses deux belles-filles, Orpa et Ruth, veuves elles aussi. Noémie décide alors de retourner en Israël parce que la famine y a pris fin. Ruth l’accompagne jusqu’au bout. Arrivées sur place, Noémie résume sa situation ainsi : « Comblée j’étais partie ; vide l’Éternel me ramène. » (Rt 1.21)
Au début du chapitre 2, Ruth se trouve donc avec sa belle-mère dans une situation relativement précaire. Elle est à la fois veuve et immigrante (deux des catégories types du pauvre dans la Bible) et ses ressources sont certainement limitées. Elle décide alors de venir glaner dans le champ de Boaz selon l’une des dispositions de la loi de Moïse qui avait pour but de permettre aux pauvres de pourvoir à leurs propres besoins (cf. Lv 19.9-10). La suite du texte nous offre plusieurs indications précieuses pour le sujet de la protection.
Nous voyons tout d’abord comment Boaz assume ses responsabilités sociales. Non seulement il laisse Ruth glaner comme la loi le prescrit, mais il prend des mesures protectrices en s’adressant à ses ouvriers : « Qu’elle glane aussi entre les gerbes, sans que vous lui fassiez d’affront. Vous ôterez même pour elle des javelles (quelques épis) que vous lui laisserez à glaner, sans lui faire de reproches. » (Rt 2.15-16) Il s’assure que ses subordonnés se comporteront correctement à son égard. On peut imaginer que les choses ne se passaient pas si bien que cela partout. Certaines traductions de la fin du chapitre 2 traduisent d’ailleurs ainsi les recommandations que Noémie donne à Ruth afin qu’elle persévère à glaner dans le champ de Boaz : « Si tu allais dans le champ de quelqu’un d’autre, tu risquerais d’être maltraitée. » (Nouvelle Français Courant) ou « d’être mal reçue » (Parole de vie), « malmenée » ou « rudoyée » (cf. NBS et TOB)(3).
La loi de Moïse présentait un aspect « protecteur » pour les pauvres en leur ...