Le SIDA est présent dans nos médias et dans nos conversations depuis une quinzaine d’années environ. Il s’agit d’un fléau dont l’impact sur l’âme de notre génération dépasse peut-être celui de toutes les autres grandes préoccupations de notre temps. Qu’en avons-nous appris ? Quelles leçons en tirer pour nos Églises protestantes évangéliques ?
Pourquoi s’intéresser au SIDA particulièrement ?
Pourquoi les Églises évangéliques françaises devraient-elles se préoccuper du SIDA ? Il est moins meurtrier que d’autres maladies. Il présente toutefois une particularité : très peu de sujets d’actualité touchent autant nos contemporains, ce sont des questions de vie ou de mort. On s’interroge à son propos : s’agit-il d’une conséquence d’une transgression à une loi morale, peut-on en être reconnu coupable ? Entraîne-t-il une souffrance sans aucun espoir d’en sortir jamais ?
Ce sont des interrogations fondamentalement théologiques, dont les réponses, ou amorces de réponse, se trouvent dans notre connaissance de Dieu. Ce sont des questions que le SIDA pose de manière particulièrement percutante à des pans entiers de la société qui auparavant réussissaient à les éluder. Il me semble que de telles questions, posées de manière quasiment publique, devraient hautement intéresser les chrétiens. De plus la France a longtemps été le pays d’Europe le plus touché par le SIDA.
« Nous sommes éternels ! »
Il existe une association, dont la branche française s’appelle « Le Patchwork des Noms », qui a pour objectif d’accompagner les personnes endeuillées par le SIDA en leur proposant des ateliers de « patchwork ». Dans ces ateliers, un panneau est créé avec du tissu (peint, brodé, orné, etc.) pour rappeler celui ou celle qui est décédé du VIH. Pour décrire leur travail, les membres de cette association ont produit un film vidéo qui porte le titre « Nous sommes éternels ». Cette affirmation résonne comme un cri de défi lancé contre l’oubli. Elle me semble aussi comporter, vu les circonstances de la mort par le SIDA, une dimension de désarroi : à force de proclamer suffisamment fort l’éternité de ceux qui sont décédés par le VIH, peut-être parviendront-ils à taire les rappels lancinants de la fragilité humaine, et de l’impossibilité pour l’homme d’atteindre l’absolu.
Une première leçon à tirer : ordonner nos priorités.
Ces considérations nous amènent à l’une des premières leçons que nous pouvons tirer de l’épidémie du SIDA. Le SIDA, en tuant de nombreuses personnes dans les premières années de leur vie d’adulte, a suscité d’importantes questions sur l’éternité, la mort, la valeur de l’individu et le rôle du jeune « mourant » dans une société terrifiée par la mort. Une de nos priorités devraient être de répondre à ces préoccupations de manière efficace et avec grâce.
Elles doivent prendre le pas sur les autres préoccupations liées au SIDA : principalement l’homosexualité et la toxicomanie qui favorisent la contagion du SIDA. N’oublions pas que le péché est une « maladie » dont la pratique homosexuelle et la dépendance toxicomane ne sont que des symptômes parmi beaucoup d’autres.
Quand le SIDA touche l’Église.
Un bon nombre d’Églises a dû affronter le SIDA lorsqu’un membre s’est trouvé personnellement concerné. C’est une épreuve que beaucoup d’Églises locales ont vécue avec amour, grâce et solidarité, mais probablement pas sans heurt.
Accueillir une personne séropositive dans une communauté évangélique s’accompagne presque toujours d’une réflexion nécessaire et bienfaisante dans plusieurs domaines. Celle-ci commence dans l’esprit et le cœur du pasteur/ancien/conseiller à qui la personne séropositive vient se confier. Par la suite, les effets de cette réflexion se propagent aux autres membres de la communauté comme les cercles concentriques d’une pierre jetée dans l’eau. Bien mener cette réflexion est une tâche primordiale pour les responsables d’une Église locale.
Le terme « grâce » est essentiel dans ce domaine. Le mot « amour », même en faisant référence à celui de Dieu, a été si souvent mal employé qu’il en a perdu un peu son utilité et sa beauté. Par contre, le mot « grâce », dont le texte du Nouveau Testament est généreusement assaisonné, conserve encore une bonne part de sa saveur dans notre langage.
Nous avons besoin de beaucoup de grâce pour aborder, de manière concrète et personnelle, les thèmes soulevés par la présence du SIDA dans notre communauté :- La valeur de l’individu.- La sexualité, les modes de transmission du VIH.- La mort, fin ou passage ?- L’identité sexuelle : homo, hétéro ?- Les relations familiales (beaucoup de séropositifs ont un conjoint et/ou des enfants)- La culpabilité, vraie ou imaginaire, les notions d’innocence et de pardon.- Les questions sociales. C’est beaucoup plus difficile d’être un sidéen pauvre qu’un sidéen riche.- L’espoir de guérison, la doctrine biblique de la souffrance.- La confidentialité, la prière, l’intimité, etc.
Il est impossible d’aborder tous ces points dans un article comme celui-ci, mais trois d’entre eux méritent une attention particulière en raison de leur importance primordiale dans la problématique du SIDA : la valeur de l’individu ; les notions de culpabilité, d’innocence et de pardon ; et finalement, les questions liées à l’identité sexuelle.
La valeur de l'individu
Il s’agit des choix que nous faisons quand nous décidons de passer du temps avec une personne plutôt qu’une autre, de visiter tel malade en priorité, etc.
Lorsqu’en 1994, nous avons commencé à élaborer un ministère de soutien pour les malades du SIDA, nous avons suscité beaucoup d’intérêt. Nos sessions de formation rassemblaient de nombreux participants autour du thème comme la souffrance et le deuil, l’accompagnement des personnes en fin de vie, etc. À l’époque, le SIDA était encore synonyme de mort à plus ou moins brève échéance.
Puis, en 1996, les trithérapies sont arrivées pour combattre le VIH, en France du moins. Et d’une année à l’autre, le nombre d’hospitalisations et de décès dus au SIDA baissa de 60%, et continua à baisser. Notre travail dans la région d’Avignon commençait juste à gagner la confiance des malades, du personnel soignant et des autres associations de lutte contre le SIDA. Le nombre de sidéens qui contactaient notre association grandissait. Mais la plupart n’étaient pas « mourants ». Et l’intérêt des chrétiens de la région s’amenuisa.
Pourquoi ? Parce que leur enthousiasme n’était plus alimenté par la surenchère médiatique, c’est vrai. Mais aussi parce que notre imaginaire évangélique aime entretenir l’image d’un disciple de Christ aux côtés d’un mourant, menant à bien sa nouvelle naissance juste avant qu’il ne passe dans l’éternité. Un peu comme une sage-femme travaille à l’accueil d’un nouveau-né.
Ainsi, certains étaient prêts à passer outre devant l’homosexualité des sidéens. Mais à partir du moment où les malades n’étaient plus mourants, cette bonne volonté a périclité. Sans prononcer de jugement sur cette attitude, je trouve qu’elle pose une question cruciale : si notre accueil d’un malade au nom de l’Évangile est conditionné par l’imminence de sa mort, comment pouvons-nous lui faire comprendre l’amour de Dieu ?
Un travail parmi les sidéens conduit souvent à côtoyer la toxicomanie. Cela entraîne pour nous une difficulté particulière qui me semble souvent sous-estimée dans le domaine de l’évangélisation et de l’accompagnement pastoral. La toxicomanie, tout comme l’alcoolisme et la dépression psychologique d’ailleurs, rend presque impossible la communication orale « raisonnée ». Pour nous qui sommes disciples du « logos » de Dieu devenu chair, peuple de la Parole, c’est un ajustement difficile de ne plus pouvoir communiquer par l’outil habituel de la parole logique et raisonnable. La grâce de Dieu peut trouver d’autres chemins dans ces situations, mais nous devons en tenir compte dans notre approche des sidéens toxicomanes.
Les notions de culpabilité, d’innocence et de pardon.
Lorsque le SIDA touche une Église locale, il peut être nécessaire d’approfondir la réflexion et l’enseignement autour des thèmes de la culpabilité et du pardon. Il se trouve malheureusement encore des chrétiens qui pensent que la pratique homosexuelle est spirituellement plus répréhensible que, par exemple, la colère exprimée lors d’une assemblée générale d’Église. L’homosexualité et la toxicomanie sont certainement des comportements qui nous effraient plus que la colère, et leur conséquences sur l’individu peuvent être plus graves, mais cela ne suffit pas à leur conférer un degré de gravité de faute plus considérable.
Beaucoup de séropositifs se sentent déjà coupables, surtout s’ils savent qu’ils ont transmis le VIH à un proche. Nous devons veiller à ce que notre attitude ne les charge pas d’un sentiment de culpabilité supplémentaire qui serait la conséquence de notre propre gêne plutôt que d’une condamnation biblique fondée.
Les questions liées à l’identité sexuelle.
Depuis une dizaine d’années, j’ai rencontré une trentaine d’hommes homosexuels ou bisexuels. Environ la moitié d’entre eux ont accepté d’évoquer leur identité sexuelle. Certains sont chrétiens, plusieurs vivent « chastement » pour honorer le Seigneur. Quelques-uns ont pu aimer une femme et se marier avec elle après un long travail sur leur identité de chrétien, souvent dans le contexte d’une relation d’aide. Le vécu de chacun d’entre eux est différent, mais certains éléments se retrouvent dans chaque situation :
1) Aucun de mes interlocuteurs n’avait choisi l’homosexualité. Presque tous n’en comprenaient pas l’origine chez eux. Cette constatation est diamétralement opposée à l’opinion fréquente dans nos milieux évangéliques que l’homosexualité serait un style de vie que certains choisissent par esprit de révolte contre Dieu. Même si certains choisissent à un moment donné, de vivre selon leurs désirs homosexuels, ils semblent tous avoir longtemps désiré vivre selon un modèle hétérosexuel.
2) Aucun des hommes concernés n’avait eu une bonne relation avec ses parents, notamment avec son père. Cela n’implique pas que tous les enfants qui ont manqué d’affection paternelle vont devenir homosexuels, mais dans toutes les situations d’homosexualité masculine que j’ai observées, le père avait été absent ou trop occupé, excessivement exigeant et sévère, ou faible et sans personnalité. Aucun n’avait su exprimer de l’affection concrète pour son fils par la parole, par le toucher ou en lui consacrant du temps.
3) L’homosexualité est anormalement fréquente parmi les enfants de chrétiens dont les positions doctrinales ou dénominationnelles insistent particulièrement sur l’autorité du père dans le foyer. Sur dix chrétiens pour qui l’homosexualité était l’objet d’une douloureuse lutte personnelle, sept avaient grandi dans des familles qui utilisaient certains textes bibliques, parfois de manière explicite, pour justifier le manque d’implication du père dans les soins quotidiens de ses enfants.
Quelques pistes de réflexion et d’action.
Les versets 12 et 13 de Jacques 2 décrivent l’attitude qui devrait caractériser l’enfant de Dieu devant le SIDA : « Parlez et agissez en homme qui doivent être jugés selon une loi de liberté, car le jugement est sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde. La miséricorde triomphe du jugement ».
Je n’ai jamais rencontré d’homosexuel qui se soit converti à l’écoute d’une proclamation du jugement divin à l’encontre de la pratique homosexuelle. Par contre, de nombreux homosexuels sont venus à Jésus-Christ, convaincus du péché qui infecte tout être humain et que Dieu peut pardonner grâce au sacrifice du Christ à la croix. À nous de proclamer la grâce de notre Maître.
Il n’y a aucun commandement biblique qui justifie, de la part des chrétiens, une condamnation publique plus virulente contre l’homosexualité qu’à l’égard des rapports sexuels hors mariage en général, ainsi qu’envers beaucoup d’autres domaines éthiques tels que le racisme ou les agissements de nos institutions financières et commerciales conduisant à l’exclusion sociale et à la pauvreté mondiale. Sans laisser au militantisme homosexuel droit de cité, nous devons apprendre à être plus fidèles à l’enseignement biblique dans nos prises de position éthiques et morales.
Dix ans d’engagement chrétien dans la lutte contre le SIDA ont fait naître en moi un rêve, celui d’une Église qui attire les blessés de la vie sans leur demander de rendre compte de leurs blessures. Ce serait une communauté de personnes de tous âges, réputées pour leurs relations empreintes de grâce, où l’individu en lutte avec l’homosexualité ou la dépendance toxicomane serait autant considéré que celui qui lutte contre l’orgueil, la colère ou l’égoïsme. Dans cette Église, l’engagement d’un chrétien serait mesuré tout autant par le temps qu’il (ou elle) passe auprès des personnes âgées et des enfants, des malades et des handicapés, des pauvres et des personnes sans éducation, que par sa fidélité aux réunions. La même rigueur morale serait attendue d’un membre du conseil d’administration menacé par l’orgueil ou l’esprit de manipulation que d’un jeune couple aux prises avec la tentation sexuelle. Les célibataires seraient valorisés pour autre chose que leur disponibilité de temps et personne ne chercherait la raison de leur célibat. Les attentes des paroissiens envers les responsables, les anciens ou le pasteur n’empêcheraient pas ceux-ci de passer beaucoup de temps, détendus et heureux, auprès de leurs enfants et de leur conjoint - ainsi, leur charge serait rendue heureuse et non pénible (Hé 13.17) et ils auraient la possibilité de remplir les conditions bibliques requises d’un responsable quant à sa famille (1 Ti 3.4).
Par dessus tout, une des marques essentielles d’un homme de Dieu serait de savoir exprimer, en paroles, en actes et en temps, son amour et son affection pour son entourage, à commencer par sa famille, notamment ses enfants s’il en a. Il en va de même pour une femme de Dieu.
Une telle communauté ferait envie à tous ceux qui l’observeraient. Elle serait beaucoup plus efficace, quant à la proclamation de la vérité de l’Évangile, que toutes les déclarations publiques, les pétitions et les campagnes d’information. Elle serait une arme redoutable pour combattre le péché dans notre société, notamment celui de l’homosexualité.