Si l’opportunité se présente, ne vous privez pas de regarder le court-métrage (15 mn) de Kartik Singh, intitulé : « Saving Mom and Dad »(1). Ce film peut être le support d’un intéressant échange par les nombreuses questions qu’il soulève. C’est le récit de la conversion d’un jeune garçon, fils d’un couple sikh installé aux États-Unis. Ses parents soucieux de son éducation l’ont inscrit dans la meilleure école de la ville qui se trouve être un établissement baptiste. Là, l’enfant devient désireux « d’aller au paradis » et demande à l’aumônier d'être baptisé. Cette demande comble de joie celui-ci et représente le summum de son service. Sans avertir, il se présente chez les parents pour les informer de ce baptême et leur annoncer que la Bonne Nouvelle est aussi pour eux.
L’incompréhension réciproque est totale. L’enfant, lui, se retrouve déchiré entre sa fidélité et son amour envers ses parents, son désir fort de leur propre salut pour lequel leur baptême est indispensable, et son attachement à cet enseignant et à ce que son discours a suscité. Cet excellent court-métrage témoigne d’une non-rencontre, d’une non-relation entre deux univers religieux, baptiste et sikh. Il interroge les chrétiens sur la compréhension du salut et le « non-sens » de l’idée d’un salut pour d’autres cultures. Cette autobiographie de Kartik Singh, témoigne de l’échec d’une rencontre. Dans ce film, jamais le pasteur ne cherche à comprendre la profondeur de la réalité de l’attachement religieux de ce couple et de l’identité qu’ils en reçoivent. Il est probablement incapable de comprendre cela. Leur religion n’est pour lui qu’une opinion, qu’une tradition superficielle dont on peut facilement changer. Les parents sont sans substance à ses yeux. Il leur parle comme il aurait parlé à n’importe qui d’autre, avec les mêmes mots, sans se poser la question si ce qu’il exprime a le moindre sens pour eux. Il veut leur annoncer l’Évangile sans aucunement s’intéresser à eux.
Voici peu, être confronté aux autres religions était l’apanage de grands voyageurs et, parmi ceux-ci, était la figure centrale du « missionnaire » précisément envoyé vers des peuples et des cultures non christianisés. Le monde a changé. Le développement des transports, la « mise au regard » par les médias d’autres faces riches et abondantes de la réalité du monde, conjuguées à l’effet des guerres et de la pauvreté ont provoqué et encouragé de grandes migrations à l’échelle planétaire. Les religions hier lointaines sont aujourd’hui à notre porte en particulier pour ceux qui résident dans les grands centres urbains. Chacun peut se trouver quotidiennement, par le voisinage, par le biais du monde associatif, par le travail, etc., au contact d’hommes et de femmes pratiquant des religions non chrétiennes. C’est un nouvel état du monde, nos voisins ne sont définitivement plus exclusivement de culture chrétienne.
Dans ces rencontres, il est rare que l’autre soit vierge à nos yeux. La plupart du temps, le regard porté sur lui est fortement imprégné d’a priori. Nous portons déjà en nous des représentations de l’autre souvent associées à son appartenance religieuse. Nous le réduisons à ces représentations au point que nous devenons incapables de le rencontrer en tant que personne spécifique. Mieux vaut avoir conscience que la rencontre d’une personne d’une autre religion est aussi souvent, pour la première génération, la rencontre d’une autre culture.
Un exemple de ces représentations a priori
En 2007, j’ai visité le Salon des Solidarités. Une des buvettes était tenue par une association de jeunes musulmans dont l’objet est d’organiser des repas sociaux tels que ceux que nos Églises évangéliques organisent aussi. Je me suis surpris à me demander de quel « sous-marin » ils étaient les acteurs, moi qui pousse des cris d’orfraie quand les évangéliques sont présentés comme les têtes de pont du fondamentalisme américain ! Quoique l’amour ne soupçonne pas le mal, je leur refusais a priori un sincère souci de générosité, d’altruisme, de sensibilité à la détresse. En fait, je m’interrogeais sur les motifs cachés pour lesquels un « samaritain » se mêlait d’une affaire qui ne le regardait pas, comme si nos actions sociales chrétiennes ne portaient pas elles aussi souvent un besoin de reconnaissance public et un souci d’évangéliser. Cette attitude manifeste que ma représentation spontanée de l’Islam, marquée par ma culture et par des discours médiatiques, m’interdit une relation simple aux personnes.
Dans la société contemporaine, les relations avec les autres religions sont inévitables. On peut choisir d’ignorer ce fait de la religion non chrétienne, mais alors ces relations seront pauvres, conflictuelles, sans amitié, sans humanité, réduites aux contraintes de la vie sociale ; on se côtoiera sans jamais se rencontrer. C’est alors facilement l’esprit du soupçon qui l’emportera. Dans ce refus, nous nions au prochain la capacité à être précisément « prochain » c’est-à-dire « proche » et « différent ». Mais si nous recherchons une attitude authentiquement chrétienne, ne devons-nous pas demeurer sensibles au fait que jamais rien n’a empêché Jésus de rencontrer ses contemporains et qu’il a contesté bien des a priori ?
Dans la quasi totalité des contacts avec les autres religions, il s’agit de rencontres liées à une proximité de vie, souvent à une commune citoyenneté et non à la volonté d’un dialogue interreligieux. Lesslie Newbigin, missiologue, longtemps pasteur aux Indes donc en relation avec l’hindouisme, le sikhisme et l’islam, disait que « le “dialogue” est le mot utilisé quand il n’est pas possible d’avoir une simple conversation de loin bien plus souhaitable »(2). La vie quotidienne offre de nombreuses opportunités d’accueil de l’autre et des conversations gratuites où des amitiés peuvent naître. On peut légitimement s’interroger sur la pertinence et la portée d’un dialogue officiel interreligieux. La « conversation » avec nos voisins, elle, est incontournable.
Pourquoi éprouvons-nous une résistance à l’idée de la rencontre avec un croyant non chrétien ?
Certainement et légitimement d’abord par le souci du premier commandement et du caractère unique du Christ. Notre éducation biblique nous met en éveil à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin, pourrait s’apparenter à un syncrétisme. Nous ne voulons pas cautionner la confusion. Ce souci est noble et authentique. Il y a probablement d’autres raisons plus diffuses qui encouragent cette réserve.
Probablement qu’insidieusement, nous intégrons les valeurs de notre République et que ces valeurs orientent le regard que nous portons sur les autres. Dans la société laïque française, la conversation entre des croyants convaincus de religions différentes est supposée impossible. Toute conviction religieuse est perçue comme une source potentielle de violence, comme si la conviction politique ne l’était pas en tout premier lieu ! Les autorités civiles aiment les majorités bien organisées, monocordes. Les convictions fortes des minorités sont d’abord perçues comme des risques potentiels de désordre dans la cité. Pouvoirs locaux et préfectures sont souvent dans un brouillard épais. Ils ne sont pas préparés à comprendre la diversité religieuse. Leur habitude, c’est le catholicisme social : une petite messe de temps en temps, un mariage, un enterrement, des rites de passage qui accompagnent la vie sociale chez des gens qui sont « français » avant tout. Découvrant des hommes dont la conviction spirituelle l’emporte sur leur appartenance cocardière, les voici perturbés. Qui plus est, il est extrêmement tentant, parce que sociologiquement les deux se recoupent, de mettre des violences dont les causes sont d’abord sociales, économiques, politiques sur le dos de l’appartenance religieuse.
Il y a là probablement une opportunité de citoyenneté à saisir. Parce que nous avons des convictions fortes, mais que notre appartenance à notre pays n’est pas discutable, nous pouvons être des « interprètes » de ce nouveau fait religieux. Non pas des porte-paroles, ni des représentants des autres religions mais des hommes et des femmes capables d’expliquer ce qu’est une conviction religieuse ; ce qu’est être minoritaire. Mais sans relation directe, nous sommes sans légitimité et notre démarche ne serait qu’égoïste !
Il nous faut, d’une part, résister à la pression des pouvoirs publics d’un universalisme des religions. Les pouvoirs publics apprécieraient hautement que nous disions que toutes les religions se valent. Résister à cela, qui est dans l’air du temps, mais ne pas refuser dans le champ social, des collaborations, des relations possibles pour le bien de la cité ou tout simplement pour une amitié.
Par ce positionnement idéologique, la société refuse l’interrogation anthropologique de ce que représente le fait religieux universel. Ce refus facilite la marginalisation des religions. La négation du fait religieux dans l’espace public est une aberration au regard de l’anthropologie que nous intégrons comme ce qui devrait être la règle… au moins pour les autres. Nous nous essayons au lobbying pour que les politiques entendent notre voix, mais nous trouvons scandaleux le lobbying mené par d’autres convictions. De même, nous envisageons facilement que les autres religions, l’islam en particulier, puissent être sources possibles de violences… mais pas nous, quoique le témoignage de l’histoire ne nous fasse pas de cadeau. Il faut accepter que sous l’angle de la sociologie et de la politique nous ne sommes qu’une religion parmi les autres. Cette idée nous déplaît, tant nous avons la conviction d’être différents des autres et, sans comprendre la portée limitée de notre propos, nous prétendons même « ne pas être une religion ». Au regard des médias, le christianisme évangélique est dans le même bateau que l’islam : des minorités de fortes convictions liées à des puissances étrangères, obscurantistes et donc à risque. La stupidité d’une fraction justifie le jugement global. Dans la Bible, comme dans le Coran, qui veut tuer le chien trouvera de quoi l’accuser d’avoir la rage.
Une question se pose : au regard des autorités publiques qui organisent les lois régissant la nation, est-il si judicieux d’essayer de faire « bande à part » ? Nous attendons de l’État de définir non pas ce que nous croyons, mais les conditions d’exercice de notre culte dans une juste citoyenneté et nous souhaitons dans la logique démocratique que ces conditions résultent d’un dialogue et ne pas soient imposées. Les droits que nous revendiquons au regard du culte, nous les revendiquons pour toute religion respectueuse des personnes et du bien de la cité. Ces droits font partie de ce « pain terrestre » auquel tout humain a droit.
C’est dans ce contexte d’une revendication plus large qu’une controverse violente a éclaté récemment, suscitée par l’écho caricatural rendu par les médias anglais des propos tenus par l’Archevêque de Canterbury. Rowan Williams, ledit Archevêque, dans un colloque universitaire a donné une conférence intitulée : « Lois civiles et lois religieuses en Angleterre, une perspective religieuse ». Après beaucoup de précautions, Rowan Williams a dit qu’au regard de la réalité de la population britannique actuelle et des convictions religieuses propres à la partie musulmane de cette population, il lui paraissait légitime que la loi civile prenne en compte des particularités permettant à cette population de vivre selon ses convictions religieuses (en conformité avec la tradition anglaise). La presse s’est déchaînée avec une violence exceptionnelle. Le Baptist Times(3) a rapidement apporté un soutien aux propos de Rowan Williams en montrant combien la réaction avait été stupide de la part de personnes n’ayant absolument pas lu son texte, donc ayant réagi à la présentation mensongère des médias qui jouaient sur l’utilisation du mot « charia » que R. Williams avait utilisé dans son sens savant et « théologique » et non dans le sens « médiatique » où il était repris. L'hebdomadaire baptiste anglais a rappelé que la position de Rowan Williams était la position de tout croyant soucieux que les convictions spirituelles soient reconnues et respectées par le législateur. Cette position, d’une certaine manière, est celle d’une charité bien ordonnée. Rowan Williams a conscience que dans l’évolution du droit anglais, c’est toutes les sensibilités spirituelles qui sont menacées ; que du point de vue du droit, on est dans le même bateau parce que le monde a changé et qu’une manifestation de ce changement, c’est la présence de ces religions à l’intérieur de chaque nation. Revendiquer pour le droit des autres religions à être respectées par le législateur à l’intérieur d’un cadre démocratique et du respect des droits de l’homme, c’est alors s’ouvrir le droit de leur porter témoignage de l’Évangile dans le contexte d’une attitude de respect.
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