Terre de la frontière
Depuis que les armées d’invasion russes ont franchi la frontière ukrainienne, plus de six millions de réfugiés ukrainiens ont franchi les frontières de l’Europe, fuyant la violence de la guerre et la destruction de leur pays.
Dans toute l’Europe, on assiste à une vague spontanée de solidarité et d’aide matérielle en faveur des nombreuses personnes déplacées et de la population des villes assiégées dans ce pays dont le nom, remarquablement, signifie « pays ou terre de la frontière ».
Si l’on compare ces images à celles d’il y a quelques mois encore, lorsque des milliers de réfugiés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient étaient bloqués dans un froid glacial à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, hermétiquement fermée par des militaires et avec le soutien de l’Union européenne, on voit bien les paradoxes des frontières au sein de l’Europe.
Frontières ouvertes ou protégées
Premier paradoxe, des frontières ouvertes contre des frontières protégées. Au sein de l’espace dit de Schengen, du nom du village luxembourgeois où l’accord éponyme a été signé en 1985, une zone sans passeports et sans contrôles aux frontières a été créée, englobant la majeure partie de l’Union européenne (UE) plus la Norvège et la Suisse – mais hormis le Royaume-Uni et les Balkans. C’est l’une des plus belles réussites de l’intégration européenne et un bon reflet de ce que ce projet implique.
Nous aimerions bien pouvoir continuer à communiquer avec tout le monde, franchir les frontières librement et voyager au moindre coût dans tous les pays. De ce point de vue, on apprécie les fruits de la mondialisation dont on déplore souvent les effets. Alors que l’Internet, les télécommunications et les réseaux sociaux sont transfrontaliers par nature, les gouvernements tentent toujours de restreindre l’influence de ces médias dès lors qu’il y a une menace de l’extérieur.
Dans le même temps, le sentiment général est que cette zone de frontières intérieures ouvertes doit être sécurisée par le renforcement du contrôle de ses frontières extérieures, créant ainsi une ligne de séparation, voire une barrière de plus en plus importante entre "L'Europe" et ses pays voisins. La crise des réfugiés de 2015, quand plus d’un million de Syriens ont cherché refuge en Europe occidentale, la vague d’attentats terroristes sur le territoire européen et la pandémie mondiale de la Covid-19 ont mis à mal l’idéal de l’accord de Schengen. De nombreux gouvernements s’accordent sur la nécessité de réformer les règles régissant la zone sans passeports. Ils demandent également une révision de la convention de Dublin, en vertu de laquelle les immigrants qui franchissent la frontière extérieure de l’UE dans un pays et y obtiennent le statut de réfugié peuvent ensuite se rendre librement dans le reste de l’UE. En bref, il y a un sentiment croissant que l’Europe dans son ensemble doit se protéger d’une vague d’immigration incontrôlée venant de l’extérieur.
Ivan Krastev, politologue bulgare et spécialiste des études européennes, notamment des relations Est-Ouest en Europe, parle de la révolution de l'immigration et formule le défi majeur qu'elle pose :
« Dans le monde connecté d'aujourd'hui, la migration est la nouvelle révolution – non pas la révolution des masses du vingtième siècle, mais une révolution du vingt-et-unième siècle dirigée par les individus et les familles. Elle est inspirée non pas par des images idéologiquement peintes d'un avenir radieux et imaginaire, mais par des photos Google Maps de la vie de l'autre côté de la frontière. Comment garantir le droit des individus à traverser les frontières à la recherche de la liberté et du bonheur tout en ne violant pas le droit des États-nations à protéger leurs frontières est un problème insurmontable du libéralisme moderne(2). »
En outre, lorsque le sentiment d’identité et de sécurité nationales est menacé, même les frontières internes de l’espace Schengen sont rapidement renforcées. En mars 2020, alors que la pandémie se propageait, les pays européens ont repris les contrôles aux frontières qui avaient été supprimés depuis longtemps. Ils se sont fermés les uns aux autres de manière non coordonnée, ce qui a profondément perturbé le marché intérieur unique de l’UE, ses chaînes d’approvisionnement et la circulation des personnes. Ils ont immédiatement eu recours aux mesures sanitaires au niveau national, par opposition à une approche européenne unifiée, à laquelle on aurait pu s’attendre après des décennies de coopération dans une zone sans frontières. Par exemple, les décideurs politiques ne cherchaient pas à obtenir suffisamment de vaccins pour l’ensemble de l’Europe ; ils voulaient simplement en avoir assez pour tous les habitants de leur propre pays.
Européens et non-Européens
Cela nous amène au deuxième paradoxe. Dans l’espace économique ouvert d’une Europe intégrée, beaucoup voient ...