150 ans après la première parution de L'origine des espèces, le rapport entre évolution et visions religieuses du monde continue à susciter des débats animés. Dans mes diverses interventions sur le thème de la création, j'ai souvent rencontré des chrétiens en quête de repères dans ce domaine controversé. Alors que certains défendent avec virulence leurs certitudes – soit «pour» soit «contre» l'évolution –, beaucoup de croyants ont du mal à se situer et hésitent. Même ceux dont la foi n'est guère troublée par ces questions doivent y faire face s'ils veulent maintenir le dialogue avec leurs enfants sur l'enseignement reçu à l'école. C'est donc avec joie que j'ai accueilli la demande du comité des Cahiers de l'École Pastorale d'écrire un article sur la théorie de l'évolution – année Darwin oblige! Car au-delà de la question biologique de savoir si la théorie darwinienne rend compte de façon satisfaisante des données observées (question pour laquelle je suis incompétente), l'évolution constitue bel et bien un enjeu pour la pratique pastorale. C'est à cet enjeu que le présent article cherche à réfléchir.
1. L'interprétation de la Genèse
Les différentes lectures possibles
Toute réflexion chrétienne doit partir du texte biblique. Le sujet de l'évolution n'y fait pas exception. Évidemment, ce sont les premiers chapitres de la Genèse qui sont avant tout en ligne de mire. Henri Blocher, dans ce qui reste à mon sens l'ouvrage de référence sur la question, Révélation des origines, distingue quatre interprétations possibles: restitutionniste, concordiste, littérale et littéraire (1).
La première, dite restitutionniste et vulgarisée par les notes de la Bible Scofield, fait la part belle aux silences supputés du texte: après un premier acte créateur dont parlerait le premier verset de la Genèse, la chute du diable serait intervenue et aurait provoqué une catastrophe cosmique de sorte que la terre serait devenue informe et vide. La suite du récit de la Genèse relaterait les étapes du rétablissement de notre monde. Non seulement cette interprétation n'aide guère à réconcilier découvertes scientifiques (surtout fossiles à l'époque où elle a été proposée) et lecture biblique, mais encore et plus gravement elle se heurte à une impossibilité exégétique: le deuxième verset de la Genèse ne dit pas que la terre était devenue informe et vide, mais constate qu'elle l'était (2).
L'interprétation concordiste lit dans les jours de la création des ères géologiques. Elle a pour elle le fait que le mot «jour» peut effectivement s'appliquer à des périodes plus longues que vingt-quatre heures (cf. És 4.2) – sur ce fait, l'hébreu ne se distingue d'ailleurs guère du français qui peut aussi parler du «jour» où César a conquis la Gaule. Identifier les jours de la Genèse aux ères géologiques ne résout pas pour autant tous les problèmes. Cela ne vaut pas seulement pour les données scientifiques (3), qui bien entendu ne peuvent jamais décider de l'exégèse. Mais surtout certains phénomènes du texte biblique encouragent une lecture symbolique, nous y viendrons sous peu. L'interprétation concordiste paraît dès lors trop timide, s'arrêtant à mi-chemin sans qu'elle reconnaisse franchement l'ensemble des traits par lesquels le début de la Genèse se distingue de la narration historique ordinaire.
Restent les interprétations littérale et littéraire pour se disputer l'adhésion du chrétien évangélique. L'interprétation littérale situe la semaine de création – 6 fois 24 heures – à quelques milliers d’années du temps présent. De ce fait, la création constitue une suite d'actes miraculeux, de sorte que cette interprétation n'a pas de mal à donner aussi aux autres éléments du récit leur sens littéral: la création des animaux et d'Adam à partir du sol, la femme à partir de la côte d'Adam, les arbres du paradis avec des fruits aux pouvoirs si extraordinaires… L'interprétation littéraire au contraire discerne au début de la Genèse un genre littéraire particulier que l'on peut appeler l'allégorie historique: des événements historiques sont racontés en ayant recours à un langage symbolique. Ce genre littéraire se rencontre, sans que l'on puisse en douter, ailleurs dans la Bible: l'allégorie des sœurs Ohola et Oholiba raconte les infidélités des royaumes du Nord et de Juda (Éz 23); l'allégorie des méchants vignerons relate le refus répété des messagers de Dieu au cours de l'histoire de son peuple, qui culminera dans la mise à mort du Fils (Mt 21.33-46).
Suivant le choix de l'une ou de l'autre interprétation, on ne portera pas le même regard sur la théorie darwinienne. Si l'adepte de l'interprétation littérale reconnaît la «micro»-évolution (on observe de nos jours la naissance de nouvelles espèces!), il n'acceptera pas la reconstruction de l'origine des espèces couramment admise dans la communauté scientifique. Celui qui opte pour la lecture littéraire gagne une assez grande liberté devant les théories scientifiques des origines. Certes, cette interprétation n'oblige nullement à embrasser la théorie darwinienne, mais on n'est plus obligé de se dresser à contre-courant.
Le choix entre littéral et littéraire
L'harmonisation avec les données scientifiques ne doit pas être l'argument décisif en matière d'interprétation biblique; autrement la science se trouverait placée au-dessus de la Parole. D'ailleurs, la trêve que l'interprétation littéraire permet d'obtenir avec la science n'est pas parfaite: certaines tensions subsistent (4). Qu'en est-il donc des arguments exégétiques? Disons-le sans détour: à mon avis, l'interprétation littéraire l'emporte très clairement – et sur le seul terrain des arguments bibliques.
Deux arguments me paraissent les plus forts. Il y a d'abord les différences notables entre le premier et le deuxième récit de la création. Dans le premier, l'homme est créé après les arbres et les animaux; dans le second, l'ordre est inversé. Au deuxième chapitre, l'absence de pluie et de soins prodigués par l'homme sert à expliquer l'absence de végétation au moment de la création de l'homme (Gn 2.5). L'explication serait un non-sens si seulement trois jours de 24 heures s’étaient écoulés entre l'émergence de la terre ferme (au troisième jour de la création, Gn 1.9ss) et la création de l'homme (au sixième jour, Gn 1.27); au contraire, elle présuppose un régime providentiel dans lequel le fonctionnement des lois de la nature est semblable à ce que nous connaissons aujourd'hui.
Ensuite, on constate – de façon récurrente – l'interprétation symbolique de plusieurs éléments du récit dans la suite de l'Écriture : c'est le cas pour l’arbre de vie (Pr 3.18; Ap 2.7; 22.2) ; pour le fleuve (Éz 47; Ap 22.1); pour le serpent (Ap12.9 ; 20.2) ; pour le sabbat dans lequel Jésus semble discerner l'ensemble de l'histoire (Jn 5.17-19). On peut y ajouter la reprise très libre du récit de Genèse 2 par les prophètes : quand Ézéchiel compare la chute du roi de Tyr à celle d'Adam (5), Éden se trouve maintenant placé sur la montagne de Dieu, et les arbres deviennent des pierres précieuses (Éz 28.14).
Une fois que l'on accepte l'interprétation littéraire, plusieurs aspects mystérieux du récit biblique s'éclairent. Les trois premiers jours – avec soir et matin, mais sans soleil – se comprennent aisément comme une attaque contre le culte des astres chez les peuples voisins: non seulement ils ne sont que des créatures, mais ils ne sont même pas créés en premier! Des traits pittoresques du deuxième récit – les animaux qui défilent devant Adam pour qu'il trouve parmi eux une compagne (Gn 2.19), le sommeil qui tombe sur Adam pour que le divin chirurgien puisse lui enlever une côte (v. 21), le fruit de l'arbre de vie dont Dieu lui-même redoute l'efficacité quasi-magique (Gn 3.22)… – ne choquent pas plus que la simplicité de la peinture «naïve» amène à douter du talent de l'artiste. Une difficulté se trouve aussi résolue qui avait déjà retenu mon attention quand j'étais adolescente: où est passé le paradis, une fois que les premiers humains en ont été chassés? Je m'étais dit jadis que le paradis avait été immergé et perdu pour toujours lors du déluge. Mais cette solution ne tenait pas compte de la promesse de l'Apocalypse selon laquelle le vainqueur pourra toujours manger de l'arbre de vie (2.7; cf. 22.2).
Les objectifs à atteindre
Quels buts le pasteur (ou autre responsable) doit-il poursuivre quand il aborde l'interprétation du début de la Genèse à l'Église? Avant tout, il voudra promouvoir une bonne compréhension du texte. Ce but, important par rapport à tout passage biblique, devient tout à fait crucial dans le cas des premiers chapitres de la Bible, car ils sont si fondamentaux pour la vision biblique du monde. Chemin faisant, il pourra poursuivre d'autres objectifs secondaires, mais pas moins pertinents:
• Le début de la Genèse fournit l'occasion d'apprendre à distinguer entre lecture littérale et lecture respectueuse du texte biblique et de rendre le chrétien sensible à l'existence de genres littéraires diversifiés dans la Bible. Il sera ainsi mieux armé pour interpréter correctement d'autres textes.
• Comme de bons arguments existent pour plusieurs des interprétations avancées (6), le croyant pourra apprécier la difficulté d'interpréter certains textes bibliques. En prendre conscience stimulera une attitude d'humilité, sans que l'on renonce à l'effort de parvenir à une conviction personnelle sur la meilleure façon de lire le texte.
• Les chrétiens évangéliques diffèrent entre eux quant à l'interprétation des récits de la création ; les étudier permet de montrer la diversité des opinions qui peuvent exister même parmi ceux qui veulent être fidèles à l'Écriture. Cela favorisera une attitude de tolérance, sans que l'on verse dans le relativisme, car on ne fera pas de concession quant à la confession de la doctrine de la création elle-même.
Pour obtenir les meilleurs résultats, il me semble important d'exposer clairement les aspects sur lesquels tous les chrétiens évangéliques s'accordent dans la lecture de ces textes: la création est un événement historique, rien à part Dieu n'est éternel, la création a fait surgir un monde ordonné, l'homme est un être moralement responsable… Mais il faudra aussi montrer la diversité des opinions existantes, avec les meilleurs arguments et les plus grandes difficultés de chaque interprétation. Tout en témoignant du respect envers ceux qui adoptent une interprétation rivale, le pasteur ne devrait pas, en règle générale, chercher à dissimuler son avis personnel. S'il explique de façon compréhensible comment il est parvenu à cette conviction et quels sont les points d'interrogation qui persistent éventuellement pour lui, il servira de modèle dans l'écoute attentive du texte biblique. Par expérience personnelle, je sais que l'effort pédagogique n'est pas toujours couronné de succès: d'aucuns sont troublés par le simple fait que plusieurs interprétations existent; beaucoup sont bloqués par le préjugé que toute interprétation non littérale s'éloigne nécessairement du «vrai» sens du texte. À l'opposé, on rencontre aussi ceux qui refusent de prendre au sérieux toute interprétation qui ne pourrait concorder avec les données scientifiques actuelles. Hélas, je n'ai pas d'autre conseil à donner que de recommencer l'effort d'explication à chaque fois que l'occasion se prête au dialogue apaisé. Ne dit-on pas que la répétition est la mère de la pédagogie? L'enseignement biblique ne fait pas exception…
2. Du bon rapport à la science
Si le début de la Genèse offre une bonne occasion pour affiner ses outils d'interprétation des textes bibliques, il fournit également l'occasion – par excellence – de réfléchir à la place que le croyant doit accorder à la science dans l'élaboration de ses convictions. Évidemment, cette question est particulièrement pertinente dans la pastorale des scientifiques (dont il existe un nombre non négligeable dans nos Églises), mais la science a une telle influence sur notre société et jouit d'un tel prestige qu'aucune réflexion chrétienne ne peut en faire l'économie, ne serait-ce que pour ne pas perdre le contact avec nos jeunes qui sont tous exposés (fort heureusement d'ailleurs!) à l'enseignement des sciences à l'école. Ce qui suit propose quelques points de repère qui pourront aider le pasteur – et ses paroissiens avec lui – à développer un rapport sain à la science.
L'exégèse avant la science
Interrogeons-nous d'abord sur la place que le savoir scientifique peut occuper en exégèse biblique. Deux écueils sont à éviter: d'un côté l'harmonisation avec les données scientifiques ne doit pas présider à nos choix exégétiques, car autrement nous imposerions au texte un savoir étranger à son contexte originel de rédaction et placerions en fin de compte la science au-dessus de l'autorité biblique. D’un autre côté, le fait qu'une certaine interprétation se trouve en accord avec les données scientifiques ne doit pas non plus nous incliner en sa défaveur: ce n'est pas parce que nous pourrions être tentés de chercher des lectures concordistes, étant donné le climat scientiste de notre temps, qu'il faut absolument interpréter le texte biblique en opposition aux reconstructions scientifiques. Il convient plutôt de ne pas trop se soucier des connaissances actuelles (au moins au départ), de se mettre dans la peau des premiers lecteurs et de lire le texte avec les yeux de ceux pour qui il a été rédigé à l'origine. C'est pourquoi aucun des arguments exégétiques invoqués ci-dessus ne faisait intervenir la science de notre temps; il importe pour la validité de l'interprétation littéraire qu'un lecteur attentif pouvait glaner les indices de sens non littéral bien avant que la géologie et la biologie aient pu pousser quiconque à reconsidérer l'interprétation littérale.
Contre la séparation du scientifique et du religieux
Une exégèse responsable doit s'efforcer de lire les textes bibliques dans leur contexte historique originel si elle prend au sérieux l'incarnation de la Parole dans l'histoire humaine. Mais dans un deuxième temps, il ne faut pas éviter de poser la question du rapport à la science moderne; autrement notre foi serait schizophrène. C'est justement à cause de la doctrine de la création que nous ne pouvons pas accepter la séparation entre savoir et foi: comme nous confessons que Dieu est le Créateur de ce monde décrit par la science, nous ne pouvons pas nous replier sur une piété intérieure qui cultiverait une spiritualité du cœur, sans se soucier du meilleur savoir scientifique disponible.
Il faut donc dénoncer une pseudo-solution souvent proposée pour «réconcilier» Bible et science: la science décrirait le monde visible, le domaine des faits objectifs et des événements vérifiables, alors que la Bible s'intéresserait au domaine de la morale et de la religion. Son inspiration concernerait les questions touchant à «la vie et la foi», mais exclurait toute affirmation scientifique. Or notre vie ne se déroule-t-elle pas justement dans le monde que la science cherche à comprendre? Notre foi ne trouve-t-elle pas son centre dans un événement éminemment objectif, la résurrection du Christ attestée par le tombeau vide? Si la Bible est Parole de Dieu, elle est fiable dans tout ce qu'elle enseigne, y compris le domaine scientifique qui trouve, lui aussi, son origine dans le Créateur. C'est là la part de vérité du créationnisme à l'américaine. Si nous considérons que nos frères «fondamentalistes» sont parfois des avocats maladroits de la vérité biblique, nous ne pouvons qu'être en sympathie avec leur intention première: confesser l'autorité de la Bible – et donc de Dieu – sur toutes les sphères de l'existence.
La science dans la Bible ?
La Bible est entièrement fiable quand elle se prononce sur des sujets scientifiques: reste encore à décider quand elle le fait effectivement. Si la lecture évangélique ne peut pas exclure de la véracité biblique les affirmations bibliques touchant à la science, elle ne doit pas non plus tirer hâtivement des renseignements scientifiques de l'Écriture. Une lecture vraiment respectueuse du texte prendra toutes les précautions qui s'imposent pour le comprendre selon son véritable sens. D'où la place stratégique des considérations sur la juste interprétation de la Genèse dans la première section. L'interprétation littérale ne doit d'ailleurs pas bénéficier d'un a priori favorable: si la rédaction du texte suggère un genre non littéral, l'interprétation littérale n'est pas plus fidèle qu'une interprétation littéraire, bien au contraire. La décision entre lecture littérale ou non ne peut jamais faire l'économie de l'étude patiente de chaque texte pris pour lui-même et placé dans le contexte plus large du canon biblique.
Quand on se penche sur les textes bibliques pour y trouver des affirmations relevant de la science, on constatera que la moisson est assez maigre. Le langage biblique n'a pas la précision du discours scientifique; la plupart du temps, la Bible emploie un langage qui reste proche des apparences. Quand par exemple, le psalmiste dit que le soleil «s'élance d'une extrémité du ciel et achève sa course à l'autre extrémité» (Ps 19.7), il ne donne pas une leçon d'astronomie géocentrique, mais décrit simplement ce qu'il voit – ce que tout homme voit, indépendamment du modèle astronomique auquel il adhère. Ne continuons-nous pas, plus de 400 ans après Copernic, à parler du lever et du coucher du soleil? Que la Bible emploie le langage ordinaire, sans chercher la précision scientifique, est la condition nécessaire pour qu'elle soit comprise par les hommes de tout temps et de toute culture. Calvin emploie à ce propos l'image hardie du bégaiement de l'Esprit. Par rapport au fait que le récit de la Genèse mentionne la création des «deux grands luminaires», soleil et lune (Gn 1.16), alors que Saturne est plus grand que la lune, il écrit:
« Ce n’a point esté l’intention du sainct Esprit d’enseigner l’astrologie [c'est-à-dire l'astronomie …] Combien doncques que Saturne soit plus grand que la Lune, toutesfois pource qu’à cause de la longue distance iceluy n’apparoist pas devant les yeux, le sainct Esprit a mieux aimé, par manière de dire, béguayer, que de fermer le moyen d’apprendre aux ignorants et idiots » (7).
Dès lors, on ne doit pas regretter le peu de données scientifiques que l'on peut déduire de la Bible. C'est la condition même de l'universalité de son message. Que la Bible ne parle pas des dinosaures: soit! Elle ne parle pas non plus des Esquimaux – mais pour une raison assez mystérieuse, c'est l'absence des dinosaures qui semble troubler les esprits… Plus sérieusement: c'est ici que se trouve la distinction entre la compréhension évangélique et une lecture fondamentaliste. Alors que nous croyons que tout ce qu'enseigne la Bible est vrai, nous ne croyons pas qu'elle enseigne tout.
La pertinence de la Bible pour la science
Pourquoi est-il important de maintenir la véracité biblique quant aux affirmations scientifiques si on en trouve si peu dans l'Écriture? C'est d'abord une question de principe, comme nous l'avons vu, pour ne pas séparer foi et savoir. Mais l'importance ne se limite pas au maintien d'un principe: l'enseignement biblique a effectivement une pertinence non négligeable dans le domaine scientifique. Ce fait concerne avant tout les présupposés de la pratique scientifique, qui restent souvent inconscients: pour faire de la science, il faut être convaincu que la nature est ordonnée, que l'homme peut comprendre cet ordre et qu'il vaut la peine de le comprendre. Toutes ces convictions à la base de la science trouvent leur justification dans la doctrine de la création. Il y a même des indices solides qui montrent que la foi au Créateur a aidé la science moderne à prendre son essor aux XVIeet XVIIesiècles (8).
En plus de sous-tendre plusieurs convictions fondamentales de la science, la Bible contient-elle aussi des renseignements scientifiques précis? La réponse à cette question dépendra assez largement de l'interprétation que l'on adopte des textes bibliques et de la délimitation de ce que l'on considère comme scientifique. Sans développer d'argumentaire, je me bornerai à signaler deux affirmations scientifiques que la Bible, à mon sens, implique: l'origine commune de l'humanité et le fait que l'homme est plus que son corps (en langage traditionnel, on dit qu'il a une âme) (9). Mais je ne chercherai pas à prolonger cette discussion pour revenir au thème central qui nous occupe: l'approche de l'évolution qui convient au chrétien, en particulier celui en poste de responsabilité dans l'Église.
3. Préciser l'idée de création
Alors que l'exégèse biblique est fondamentale pour toute réflexion chrétienne, la théologie systématique lui est centrale: c'est en recueillant les données bibliques pour les articuler dans une pensée cohérente que l'on comprend réellement la vérité dispensée dans les Écritures et que l'on amène «toute pensée captive à l'obéissance au Christ» (2 Co 10.5). De plus, sans réflexion systématique qui organise les résultats de la lecture biblique, aucune application intelligente de l'enseignement scripturaire n'est possible. Après l'étude du dossier biblique, il faut donc se tourner vers la théologie systématique pour en recueillir des lumières, en ce qui concerne la juste évaluation des idées darwiniennes. Sans reconstruire la doctrine de la création à partir des données bibliques, citons une formulation standard de cette doctrine, dont le mérite est justement son manque d'originalité. Le théologien réformé Louis Berkhof fournit la définition suivante:
«La création au sens strict du mot peut être définie comme cet acte libre de Dieu par lequel Il […] a produit au commencement tout l’univers visible et invisible, à partir de rien, et ainsi lui a donné une existence, distincte et pourtant toujours dépendante de Lui (10)»
Une création qui continue
Si la définition proposée est tout à fait standard dans des manuels de dogmatique, je parie pourtant qu'elle recèle quelques surprises pour plus d'un. Certains éléments correspondent parfaitement à ce qu'un chrétien «moyen» attendrait: la création est un acte de Dieu qui produit tout ce qui existe, cette création se situe au commencement, elle part de rien de préexistant. Mais la définition ne se limite pas à l'origine: du fait que le monde doit son existence à Dieu, il reste «toujours dépendant de Lui». La doctrine chrétienne de la création ne s'oppose donc pas seulement à l'athéisme qui nie l'origine divine du monde, mais aussi au déisme qui imagine que le Grand horloger aurait donné le coup d'envoi initial et que le monde continuerait à évoluer pour lui-même selon les lois instaurées à la création. Certes, tout chrétien est convaincu que Dieu peut «intervenir» dans le monde pour opérer des miracles; mais combien savent discerner derrière le fonctionnement ordinaire de la nature l'action du Créateur?
Il est vrai que le simple geste du bénédicité n’a pas de sens sans la foi en la providence divine, car nous remercions Dieu pour le pain quotidien bien qu'il ne soit pas arrivé de façon miraculeuse sur la table. Il faut discerner l'action divine dans les lois biologiques et météorologiques, voire dans le labeur tout naturel des intermédiaires humains (agriculteur, employé de supermarché, cuisinier, etc.). Autrement on ne pourrait pas rendre grâces à Dieu pour la nourriture. Mais cette évidence semble souvent oubliée quand on se tourne vers la théorie de l'évolution. Quand on sait que la création implique le soutien constant apporté par Dieu à ce monde, on ne peut pas opposer évolution et création, comme le font beaucoup d'incroyants et même certains croyants. Le fait que la théorie darwinienne propose une explication naturelle pour l'origine des espèces n'enlève rien au statut de créatures des êtres vivants. Car aucun processus évolutif, s'il a eu lieu, n'a pu se produire sans l'action providentielle continue du Créateur. La théorie de l'évolution nous pousse ainsi – aussi paradoxalement que cela puisse paraître – à prendre davantage conscience de la providence divine comme sous-tendant le monde à chaque instant. Cet effet bénéfique peut être recueilli même par le croyant qui s'oppose aux idées darwiniennes, car il apprendra à baser son refus sur d'autres raisons (scientifiques ou théologiques) que le simple fait qu'une théorie fasse intervenir des processus naturels pour expliquer les formes de vie que nous connaissons aujourd’hui.
Les modalités de la création
Revenons à la définition proposée par Berkhof. Ce qui surprend peut-être le plus, c'est ce qu'elle omet: elle ne parle pas des modalités de la création, ni du comment ni du quand de la création. Précisons que la théologie systématique de Berkhof représente un point de vue conservateur: ce n'est pas par concession au libéralisme, à la pensée moderne qu'il ne mentionne ni les modes ni la date de la création. Non, l'essentiel de la foi au Créateur se trouve ailleurs: il consiste à reconnaître l'origine ultime du monde en Dieu. Confesser le monde comme créé, c'est confesser que le fondement, l'enracinement du monde se trouve en Dieu. La différence ne pourrait être plus radicale (touchant à la racine de l'être!) entre une telle vision et les conceptions athée et déiste où le monde se suffit à lui-même.
De nouveau, la réflexion sur l'évolution nous pousse à approfondir notre compréhension de la doctrine de la création: nous serons amenés à distinguer le fait même que le monde est créé, du temps et des modalités que Dieu a choisis pour opérer la création. Cette distinction s'impose d'ailleurs à la seule lecture biblique: d'un côté, la Bible ne permet pas de calculer la date de la création, car les généalogies peuvent comporter des lacunes (11) et aucun auteur biblique n'additionne les âges donnés dans les généalogies pour remonter à la date de la création. De l'autre, les récits de la création décrivent divers modes de création: Genèse 1 indique la parole, la germination à partir du sol, le grouillement des eaux; Genèse 2 la plantation, le travail du potier. Ajoutons que d'autres textes bibliques emploient, parfois pour les mêmes actes de création, des images différentes: le Seigneur décrit, dans son premier discours à Job, la création de la terre sous les traits de la construction d'un bâtiment (Jb 38.4-6); d'un geste maternel, il a enveloppé l'océan de langes (v. 9). Mais ce qui a peut-être échappé à l'attention de l'un ou l'autre lecteur biblique, le débat autour de l'évolution nous permet d'en prendre pleinement conscience: il faut distinguer entre l'affirmation même de la création, fondamentale pour la foi chrétienne, et des convictions particulières quant à la date et aux modalités de la création. C'est par rapport à ces dernières, mais non à la première que les chrétiens peuvent différer.
4. La création: une vérité qui fait vivre
Quand on aborde la question de la création, une erreur est à éviter absolument: c'est d'en réduire le traitement au débat entre création et évolution. Bien que ce débat soit passionnant, il est loin d'épuiser le sujet. La doctrine de la création définit avant tout une vision du monde et de la place que l'homme occupe dans ce monde. Il incombe à ceux qui ont charge d'enseignement dans l'Église d'aider les chrétiens à en prendre conscience.
Un impératif pour nos Églises
À mon sens, il s'agit là d'une tâche importante, voire urgente à accomplir, pour (au moins) les raisons suivantes:
• La Bible met la doctrine de la création à son début; elle signifie ainsi le rôle fondateur de cette doctrine pour tout ce qui sera dit plus loin dans ses pages, sur Dieu, le monde, l'homme, le chemin du salut.
• La doctrine de la création n'a pas reçu dans nos milieux toute l'attention qu'elle mérite, bien qu'il y ait actuellement des indices d'une meilleure prise en compte (l'année Darwin y contribue-t-elle?). Loin de se placer en concurrence à l'annonce du salut, la création est indispensable pour le comprendre. Car dans la perspective biblique, le salut est avant tout restauration de la création corrompue par le péché.
• Sans l'idée de création, il est impossible d'obéir à l'adjonction apostolique de manger, de boire, bref de faire tout à la gloire de Dieu (1 Co 10.31), car seul ce concept nous fournit le cadre théologique dans lequel placer les actes de la vie quotidienne. C'est la création qui nous évite de scinder notre vie en une sphère «spirituelle» (la prière, le témoignage, l'engagement dans l'Église) et une sphère «profane» (le travail, la famille, les besoins du corps). C'est en tant que Créateur que Dieu est souverain sur tous les domaines de la vie.
• La réflexion sur la création permet d'aborder un grand nombre de sujets pratiques, relevant de la vie courante (le couple, la procréation, l'environnement, la nourriture, le repos etc.). Les traiter à partir de cet angle permet au pasteur de se situer sur son terrain de compétence. Il appréciera l'apport spécifique apporté par des spécialistes professionnels de ces domaines (psychologues, scientifiques, sociologues…) sans pour autant leur abandonner le terrain. Ainsi il évitera de se dresser en spécialiste dans des domaines qui ne relèvent pas de la compétence pastorale, sans donner l'impression que la foi n'a qu'un rapport éloigné avec la vie «normale».
La réflexion sur la création, en particulier quand elle est menée sous la forme de l'étude de la Genèse, permet à des chrétiens d'arrière-plans culturels, professionnels et intellectuels très divers de se rencontrer sur un terrain qui leur est commun. Ils peuvent ainsi entrer en dialogue sur divers aspects de leur vie, alors qu'autrement les barrières sociales risqueraient d'empêcher un échange fructueux. J'ai en particulier fait l'expérience que le «détour» par la création m'a permis de trouver une écoute par rapport à des questions pour lesquelles je manque d'expérience personnelle. Cette situation est, somme toute, le lot commun de toute personne ayant charge d'enseignement; car pour être équilibré et adapté aux besoins des auditeurs, celui-ci ne peut pas se limiter à ce que nous avons expérimenté dans notre propre vie.
Pour une spiritualité saine
Comme j'ai essayé ailleurs de décliner quelques conséquences pratiques de la doctrine de la création (12), je me contenterai d'esquisser un thème qui pourrait spécialement intéresser celui qui accompagne des personnes dans leur cheminement spirituel: une bonne compréhension de la création est indispensable pour développer une piété saine. Nous venons de voir comment la conviction que le monde est créé nous évite la schizophrénie d'une foi sans portée pour notre vie courante, comment elle nous permet d'intégrer vie spirituelle et vie «profane». Par cette perspective globale, elle apporte un remède capital contre les deux écueils symétriques que sont le fanatisme religieux et le laxisme.
Qu'il me soit permis d'illustrer le premier aspect par un souvenir anecdotique: je me rappelle avoir regardé un paysage enneigé après une discussion serrée avec un musulman intégriste et m'être dit que ce paysage invalidait à lui seul la prétention de cet ami de défendre la vraie foi. Je m'explique: dans son discours bien tranchant, il n'y avait pas de place ni pour l'émerveillement devant la beauté de la création, ni pour les joies simples de la vie que célèbre l'Ecclésiaste (9.7-10), ni même pour l'activité professionnelle «profane», le monde étant trop pourri pour permettre une action sans péché. Mais le vrai Dieu est le Créateur du monde. La vraie foi résonnera au chant des oiseaux, s'associera à la joie de la moisson et encouragera le travail honnête qui ne rechigne pas devant l'effort physique pour assurer le pain quotidien (cf. Ec 11.1ss). De cette façon, la doctrine de la création nous protège du fanatisme religieux qui se réfugie dans un ghetto spirituel pour se protéger du Malin, au prix de ne plus voir derrière les contingences de l'existence matérielle l'ordre instauré par le Créateur. Paul avait déjà fait appel à la création, contre les ascètes qui dénigraient la sexualité et interdisaient certains aliments: «Tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n'est à rejeter si on le prend avec action de grâces» (1 Tm 4.4).
Par la protection que la création assure contre le fanatisme, elle neutralise du même coup une motivation qui favorise parfois fortement le laxisme: des croyants qui ont évolué pour un temps dans une ambiance légaliste, voire sectaire peuvent être tentés de répondre par un «élargissement» de leur piété. Pour échapper à des règles trop strictes, ils adoptent la devise qu'il ne faut surtout pas être trop radical dans sa foi, accorder à la «nature» ses droits, et ne pas se soucier de tous les détails de la loi divine. L'accompagnement pastoral de telles personnes demande beaucoup de tact et de patience, car elles portent souvent en elles des blessures. Mais quand on le pourra, il sera important de leur montrer que leur réaction, aussi compréhensible qu'elle soit, se trompe dans le diagnostic posé: le problème du légaliste n'est pas son désir ardent d'obéir à Dieu, mais sa compréhension étriquée de la volonté divine. Redonner à la création tout son droit permettra de renoncer au rigorisme légaliste, d'échapper à l'ascèse mortifiante, sans pour autant se relâcher dans sa ferme décision de suivre Dieu. Ainsi l'«élargissement» de la spiritualité pourra se faire de façon saine, sans que l'on prenne de distance intérieure par rapport à la loi divine. Car si le laxiste et le chrétien ayant compris la création accueillent l'un et l'autre les «joies de la vie», leurs motivations sous-jacentes sont diamétralement opposées, et les conséquences se feront sentir tôt ou tard.
5. L'évolution: une chance pour l'accueil fraternel
Au sein du monde évangélique, diverses opinions existent quant à la possibilité de réconcilier théorie de l'évolution et doctrine biblique de la création. À un extrême se trouvent les «créationnistes (13)» – ou plus précisément les créationnistes «de la jeune terre» – qui situent la création à quelques milliers d'années, au cours d'une semaine de six fois vingt-quatre heures; de l'autre, on rencontre les évolutionnistes «théistes» qui acceptent sans hésitation l'ensemble de la reconstruction (néo-)darwinienne en y ajoutant la conviction selon laquelle les processus évolutifs sont dirigés par Dieu. Entre ces deux options extrêmes, on trouve diverses variantes de ce que l'on peut appeler le «créationnisme progressif», ou encore «créationnisme de la vieille terre»: pour lui, la création s'est opérée par une combinaison entre miracles et processus naturels. Une version minimale du créationnisme progressif limite les actes surnaturels aux grands seuils: l'origine de la vie et l'origine de l'homme (l'origine de l'univers étant nécessairement de l'ordre du miracle, pour toutes les conceptions de la création). Le «Intelligent design» qui a réussi une médiatisation bien au-delà de son poids au sein de la communauté scientifique considère que toute structure complexe, irréductible à des éléments simples, nécessite l'intervention d'une intelligence (dont la nature n'est pas précisée) (14).
À cause de cette diversité d'opinions, la création constitue une occasion parfaite d’apprendre à hiérarchiser ses convictions: il est tout aussi inacceptable de renier le noyau de cette doctrine – le monde trouve son origine en Dieu dont il reste dépendant – que de faire de sa conviction particulière sur l'évolution le critère de la fidélité à l'Écriture. Le cours sur la création que j'ai le privilège d'assurer à l'Institut Biblique de Nogent ne veut donc pas uniquement aider l'étudiant à adopter une position personnelle bien argumentée. Un des objectifs majeurs poursuivis concerne justement la distinction entre les vérités primordiales qui définissent la confession de foi chrétienne et d'autres convictions moins centrales au regard desquelles la tolérance fraternelle s'impose. Transposée à l'Église (locale ou dans le sens de la dénomination), cette distinction recommande, à mon sens, de n'inscrire que le noyau de la doctrine de la création dans la confession de foi et de limiter l'exercice de la discipline à cette conviction fondamentale, sans imposer un point de vue uniforme sur la date et les modalités de la création. Évidemment, il faut éviter de faire de l'évolution un sujet de dispute continuel, mais est-ce trop rêvé que de croire que nos Églises évangéliques peuvent être des lieux où des désaccords s'expriment dans un esprit fraternel?