INTRODUCTION
Jean Calvin, citant Saint-Augustin, écrit qu’il y a « beaucoup de brebis en dehors de l’Église(1) ». Mais les brebis qui sont « en dehors » de l’Église, ne sont-elles pas l’Église elles aussi ? Quelle réalité Calvin met-il donc derrière le mot Église ? « Deux ou trois qui se rassemblent » ne sont-ils pas aussi l’Église ? Ces questions nous sont posées aujourd’hui, notamment par les nombreux chrétiens qui ont choisi de vivre leur foi tout seuls ou dans le cadre d’une Église de maison.
Dans le Gard, et plus particulièrement en bordure des Cévennes où j’habite actuellement, je me demande s’il n’y a pas autant de chrétiens convaincus en dehors des Églises établies qu’au sein de celles-ci (mais je pense qu’il en est de même dans bien d’autres régions). Faut-il se réjouir du dynamisme que cela démontre, ou regretter cet éparpillement parfois un peu anarchique ? Par Église établie, j’entends une assemblée structurée, avec des responsables dûment reconnus, y compris au-delà de l’échelon local ; j’entends aussi des Églises qui s’inscrivent dans le « temps long », on pourrait dire de génération en génération.
Ce temps long et ce temps court s’illustrent de diverses manières, par exemple par le délai qui peut s’écouler entre la conversion d’une personne et son baptême. Dans le « temps court », ce délai va de quelques minutes à quelques heures, quelques jours tout au plus. On cite le cas de l’eunuque éthiopien. Dans le « temps long », une catéchèse est généralement prévue avant le baptême, et cela peut prendre plusieurs mois. Ce n’est qu’un exemple qui laisse imaginer sans peine que les écueils ne sont pas d’un côté seulement. Ces différences de pratiques sont loin de favoriser le dialogue et la coopération. Elles favorisent par contre le dénigrement mutuel, ce qui n’est pas la meilleure manière d’avancer.
Comme aumônier hospitalier et prédicateur itinérant, je côtoie d’assez près beaucoup de chrétiens qui vivent dans tel ou tel type d’assemblée (ou tout seuls avec leur Bible et leur poste de télévision). Je vois bien l’amour pour le Seigneur ici et là, je vois les manières différentes de s’exprimer, je vois les parcours des uns et des autres et les événements survenus qui expliquent les choix. Je vois les enthousiasmes, je vois les déceptions, les élans et les blessures. Je vois aussi les occasions – assez fréquentes, somme toute – de rencontres entre les uns et les autres (concerts, formations, conférences, événements divers). On s’ignore tout en se connaissant. On se reconnaît tout en s’ignorant. Cela laisse une étrange impression de vêtement déchiré...
Pour le dire simplement, je crois voir que les points forts des uns manquent aux autres, et inversement. C’est ce qui me motive pour encourager le dialogue, les rencontres et plus que cela. Ce n’est pas simple, car les modèles sont très différents, un peu comme diffèrent la perspective des parents et celles des adolescents. Qui a raison ? Un peu les deux, bien souvent, mais la manière de le dire ne convient pas. Je ne dis pas qu’il s’agit seulement d’un problème de communication. Il y a aussi une question de discipline et de rapport à l’autorité, par exemple. Mais la question de la communication demeure importante, et il ne sera pas dit qu’elle est sans remède !
J’ai rédigé un premier texte intitulé : Églises établies, 5 points faibles. Une autocritique, en quelque sorte. Ce texte est passé sous les yeux de Daniel Le Blanc qui a rédigé un texte sur le même modèle : Églises de maison, 4 points faibles. On se retrouve sur beaucoup de constats et des chemins praticables apparaissent. L’enjeu vaut qu’on s’y aventure, qu’on use de précautions et qu’on y apprenne les uns et les autres.
A. LES ÉGLISES HISTORIQUES : CINQ POINTS FAIBLES (Charles NICOLAS)
Il est important d’avoir des ennemis (Jésus en a eu) car ils connaissent assez bien nos points faibles et nos défauts, et ils peuvent nous aider à les découvrir. Il ne faut pas croire tout ce que peuvent dire nos ennemis car le mensonge peut fort bien se trouver mêlé à la vérité ; cependant, nous pouvons leur dire merci quand ils nous renseignent sur ce qui ne va pas chez nous.
Les chrétiens qui se réunissent dans des « Églises de maison » ne sont pas tous des ennemis, loin de là. Beaucoup sont des frères et sœurs précieux dans la foi, et dès lors que la communication est possible (ce n’est pas toujours le cas), il y a beaucoup à apprendre à leur contact. Si la communication est possible, il est probable qu’eux aussi apprendront en écoutant les chrétiens qui sont membres d’Églises qui existent depuis plus de 100 ou 200 ans. Ils seront peut-être amenés à réfléchir sur les écueils qui les guettent, je pense notamment aux dérives séparatrices, mystiques ou perfectionnistes qui causent des dégâts assez graves.
Mais, pour l’heure, ce sont nos propres écueils qu’il s’agit d’entendre, en les écoutant. Il y en a beaucoup et nous n’allons pas les recenser tous ici. Retenons-en quelques-uns en essayant d’éviter l’auto-flagellation et les excuses faciles. L’analyse proposée sera juste ébauchée.
1. La personne et le ministère du pasteur
Parmi les critiques les plus courantes se trouvent celles qui concernent la personne et le ministère des pasteurs. Ce seul point, pour des raisons très diverses, suffit à justifier le regard désapprobateur de nombreux chrétiens partisans des Églises de maison. Ils y voient la reproduction de la figure centrale du prêtre qui confisque à son profit ce qui revient normalement à l’ensemble des fidèles. Cela, disent-ils, fait des chrétiens de simples auditeurs à qui l’on confie éventuellement des tâches subalternes. Cela explique, selon eux, que la maturité des chrétiens soit relativement faible et n’évolue pas.
Ce qui est juste. Il est vrai que la personne du pasteur, dans bien des cas, occupe une place centrale qui peut poser problème. Le reproche de reproduire le modèle clérical peut être entendu. La survivance du modèle concordataire(2) est malheureusement perceptible en maints endroits. Ailleurs, le modèle associatif fait du pasteur le permanent salarié de l’Église entouré d’une équipe d’administrateurs, ce qui n’est guère mieux. Le pasteur, doué ou pas, fidèle ou pas, plus ou moins omniprésent, plus ou moins épuisé, peut finir par boucher l’horizon de l’Église, reléguant le Seigneur quelque part au-delà.
Ce qui ne l’est pas. Le pasteur peut devenir un obstacle, mais ce n’est pas nécessairement le cas. On pourrait mentionner un très grand nombre de cas, dans le passé et actuellement, où le ministère du pasteur est fécond et favorise la croissance de l’Église, en nombre et en maturité. Il y a donc une mauvaise, une médiocre et une bonne manière de vivre le ministère pastoral au sein d’une Église locale.
Ce que l’on doit (se) rappeler. Le ministère pastoral (et les ministères institués d’une manière plus générale) sont bibliques. Ces ministères sont donnés à l’Église par le Seigneur lui-même (Ep 4.8,11), et qui les méprise, méprise celui qui les a donnés. La manière peut donc être critiquée, mais pas le principe.
L’appellation « ministère pastoral » désigne souvent les ministères de la Parole (Ep 4.11) qui sont des ministères de direction spirituelle. Tant qu’ils sont fidèles, ces ministères détiennent une autorité légitime :
Obéissez à vos conducteurs et ayez pour eux de la déférence, car ils veillent sur vos âmes comme devant en rendre compte ; qu’il en soit ainsi, afin qu’ils le fassent avec joie, et non en gémissant, ce qui ne vous serait d’aucun avantage. (Hé 13.17)
Ces ministères œuvrent de manière collégiale. Le terme « ancien » est toujours au pluriel. Si l’un a prééminence sur les autres (1 Tm 5.20 ; Ti 1.5-6,13), c’est de manière temporaire (situation pionnière) et pas de manière absolue. Ces ministères ont pour objectifs principaux l’édification de l’Église (sa croissance dans l’unité) et l’équipement de chaque chrétien en vue de son propre ministère (Ep 4.11-16). Dans cette optique, ils désignent constamment la personne du Seigneur Jésus comme Celui de qui, par qui et pour qui sont toutes choses. Aux Églises historiques de réformer ce qui doit l’être.
2. La théologie
Avec la critique du pasteur se trouve celle de la théologie. Le pasteur a fait des études de théologie : soit il a perdu la foi, soit sa foi est engoncée dans des concepts de nature académique, universitaire. Il a un diplôme, mais depuis quand un diplôme « fait-il » un serviteur de Dieu ?
Ce qui est juste. Il est vrai qu’on peut se demander si le modèle universitaire est le meilleur pour former des serviteurs de Dieu. Il est vrai que la théologie peut se nourrir des sciences humaines au point d’utiliser la Parole écrite de Dieu sans la servir. Il est vrai que cela peut nourrir un langage théorique, abscons, des ministères éloignés des besoins des fidèles.
Ce qui ne l’est pas. Ces dérives sont possibles, mais pas inévitables. Les Réformateurs du 16e siècle ont démontré que l’on peut étudier l’Écriture avec soin et de manière systématique tout en lui demeurant soumis. L’absence de théologie, tout comme la mauvaise théologie, exposent à toutes les dérives.
Ce que l’on doit (se) rappeler. L’Écriture, y compris après la Pentecôte, demeure le fondement solide de la Foi (Lc 24.27,45-47 ; Ac 18.28 ; Ep 2.20 ; 2 Tm 3.16 ; 2 Pi 1.20-21). Elle n’est pas seulement le support d’une exhortation mais aussi celui d’un enseignement (Mt 22.33 ; Ac 2.42 ; 5.28 ; 20.27 ; Rm 12.7 ; 16.17). Cela suppose son unité et sa cohérence autour de thèmes principaux qui doivent être reconnus comme tels et qui vont éclairer l’ensemble. Ce travail est difficile mais nécessaire (1 Tm 4.13,16 ; 5.17 ; Ti 2.7).
Une phrase de Jean Calvin montre cette nécessité : « Toutes les doctrines de l’Écriture sont importantes, mais toutes ne sont pas aussi importantes. » En d’autres termes, un enseignement, sur un point donné, peut être juste et cependant ouvrir la voie à une hérésie s’il ne respecte pas l’équilibre de l’Écriture tout entière.
3. La notion même d’Église
Une autre critique concerne la notion même d’Église. L’Église est devenue ...