24 mars 1882. Longfellow : le cordonnier de Haguenau

publié le 24 March 2013 à 01h01 par José LONCKE

24 mars 1882. Longfellow : le cordonnier de Haguenau

Longfellow : le cordonnier de Haguenau
Henry Wadsworth Longfellow (1807-1882) est un poète américain mort le 24 mars 1882. Son œuvre est encore de nos jours célèbre aux Etats-Unis. Au 19ème siècle, il était considéré comme Le poète de référence avec Bryant. Il a écrit de nombreux poèmes dans un style clair et compréhensible à tous. Il a été professeur de langues modernes à l'Université après 3 années passées en Europe (1826-1829)... Il a été le premier à avoir traduit la Divine Comédie de Dante en anglais !
Lors de son voyage européen, il y a séjourné... et a été inspiré par la ville de Haguenau pour écrire un très long poème, intitulé : « Conte d'un étudiant : le cordonnier de Haguenau ».

Résumons l'histoire qu'on peut situer aisément début du 16ème siècle : il s'agit d'un cordonnier de Haguenau,  travailleur et économe, assez sceptique sur l’utilité des sermons de l’Eglise ;  sa  philosophie de vie est emprunte à ses lectures tels le Roman de Renard, Till Eulenspiegel, la Nef des fous de Sébastien Brant… qui sont citées dans le poème.
Quant à sa femme, elle est pieuse et dévote. Cette dernière (comme une foule de croyants de Haguenau)  finit par acheter à prix d'or  une lettre  d'indulgence - qui équivaut au rachat des fautes et par conséquent à une entrée au paradis - au fameux moine Tetzel.
Le prêtre de l'église haguenovienne est mécontent de ses "fidèles" ; ainsi par exemple à la mort de la femme du cordonnier aucune messe n’a été dite.
Le cordonnier est convoqué chez un magistrat… et lui montre, comme pièce à conviction, la lettre d’indulgence… On essaye alors de lui faire comprendre l’escroquerie de Tetzel, aussi rusé que Goupil…

Le poème a été écrit d’après des faits avérés (dans les années 1516 à 1517, les indulgences ont effectivement été vendues par Tetzel - très controversé par Luther !)
Ce très long texte versifié (253 vers), écrit probablement en 1829 ou 1830, ressemble à une fable et se laisse lire avec plaisir...


Conte de l'étudiant : Le cordonnier de Haguenau

Je suis persuadé que d’une façon ou d’une autre
Vous avez tous entendu parler de Haguenau,
Une ville tranquille, pittoresque et ancienne,
Au milieu des vertes collines alsaciennes,
Un lieu de vallées, de cours d'eau, et de moulins,
Où le sombre château de Barberousse
assoupi depuis des siècles, semble de sa hauteur regarder
La vaste plaine somnolente,
Les forêts ombragées, remplies de façon plaisante,
Et la rivière bleue s’écoulant avec lenteur
le long des haies abondantes des prairies marécageuses,
Qui ont donné son nom à cette petite ville.


Il est arrivé dans le bon vieux temps,
Alors que les maîtres-chanteurs remplissaient
L'atelier bruyant et la guilde
Avec leurs différentes mélodies et rimes,
Qu’habitait ici à Haguenau
Un cordonnier, aimant les débats,
parlant avec assurance, à partir d'un postulat,
disant tout haut ce que les autres pressentaient ;
Un homme économe au demeurant,
Et d'un esprit perspicace et prudent
Dans les affaires de ce monde, mais enclin
à délaisser celles de l’autre monde.

Il avait lu Hans Sachs avec délectation,
Et ses chants d'amour de Regenbogen,
car leur renommée poétique s'était propagée
Même jusqu’à la ville de Haguenau ;
Et la « Rapide mélodie de la charrue » ,
Ou la « Double Harmonie de la colombe »,
trottaient toujours dans sa tête.
Il gardait, précieusement, à ses côtés,
Parmi ses cuirs et ses outils, grands ouverts,
Le Roman de Renart , la Nef des fous,
La Légende de Till Eulenspiegel ;
De ces livres là, il tirait édification :
Les trouvant plus sages que les livres d’école.

Sa chère épouse, animée par la crainte de Dieu ,
N’aimait guère entendre ces thèmes mondains;
Le Psautier était son livre de chants ;
La seule musique qu’elle écoutait
était celle de l'Eglise,
Alors que le chœur bruyant le dimanche scandait,
Et que les deux anges en bois sculptés,
Qui se tenaient près de l’orgue,
Souffletaient dans leurs trompettes haut et fort ,
et que leurs résonances, se mêlaient à l’écho qu’elles produisaient ,
baragouinant comme si l'église était hanté .

Devant sa porte, un après-midi,
Cet humble taquineur de muse
Étant assis dans l’ombre étroite
Que prodiguait une corniche en saillie,
Réparait les chaussures du bourgmestre ,
Et chantait une mélodie familière :

«Notre entrée dans le monde
  s’est faite dans le dénuement;
Nos progrès dans le monde
  furent troublants;
Notre sortie du monde
  se fera on ne sait ni où ni quand ;
Mais si nous faisons maintenant le bien
  Nous serons alors bien;
Et je ne pourrais vous en dire davantage ,
  Dussé-je prêcher une année entière! "

Ainsi chantait le cordonnier en travaillant ;
Avec ses gestes la mesure marquant
Fermant ensemble d’un même coup
De son fil poissé la rime et le trou.
Pendant ce temps sa gentille petite épouse
Était appuyée sur le rebord de la fenêtre,
Cherchant  avec impatience à comprendre
Ce que pouvait bien être ce bruit de grande foule
Qui venait en procession,
Par  la rue si peu fréquentée,
avec des trompes qui soufflaient et des tambours pétaradants,
Des bannières au vent, et la flamme des cierges
Et la douce voix des religieuses qui chantaient encore lorsque
Soudain, toutes les cloches de l’église se mirent en branle.


Dans une jolie calèche, parmi la foule,
Était assis un moine dans son ample bure,
Il brandissait de sa main droite
Une lourde croix rouge en bois
Devant laquelle, à certains moments, il s'inclinait humblement.
Devant lui trois cavaliers à cheval,
Et un héraut criait avec la voix haute et bruyante
de l’homme  important :
" La grâce de Dieu est à votre porte ! "

Suite à leur passage les gens partaient vers l'église.
De son côté le cordonnier
Lentement avait écouté ce dernier
Et une fois qu’ils furent passés
Il hocha la tête avec sagacité,
Et dit à son épouse agenouillée :
«C'est le moine Tetzel . J'ai  bien ouï
Les croassements du Révérend cui-cui.
Ne le laissez pas vous chiper votre argent ;
Indulgence ne s’achète ni se vend » .

L'église de Haguenau, cette nuit-là,
Était pleine de gens, pleine de lumière ;
Une odeur d'encens remplissait l'air ,
Le prêtre entonna, l'orgue gémit
Son désespoir inarticulé ;
Les bougies flambaient sur l'autel ,
Et face à elles, dument élevée
La croix rouge brillait d’une lumière éblouissante.
En-dessous, sur un autel amovible
Des indulgences furent mises en vente,
Comme le sont des ballades à une foire de pays.
Une grosse et lourde boîte en fer renforcé
Et sculptée de nombreux motifs pittoresques,
Reçut, au son d’un bruit mélodieux,
La pièce qui achetait le Paradis.

Puis du haut de la chaire,
Le moine Tetzel, dans un halo de feu,
Tonna après la foule à ses pieds :
« Bonnes gens approchez tous » dit-il !
«Achetez donc ces lettres, dument signées et cachetées,
Par lesquelles, tous les péchés, même non révélés
Et sans repentir, sont pardonnés!
Comptez plutôt le gain, ne comptez pas la perte
Votre or et votre argent sont de l’écume odieux,
Et pourtant, ils vous ouvrent le chemin des cieux.
J'entends vos mères et vos pères
Pleurer dans le feu du purgatoire,
Ne voulez-vous pas leur payer leur rançon ?
Ô gens insensés ! Lorsque la porte
Du ciel est ouverte, voulez-vous attendre ?
Ne voulez-vous pas entrer tant qu’il fait jour ?
Demain il sera trop tard ;
Je ne serai plus sur les routes.
Hâtez-vous ! Apporter l'argent tant qu’il est temps ! "


Les femmes frissonnèrent et pâlirent ;
Séduites par l'espoir ou motivées par la peur ,
Avec plus d'un sanglot et bien des larmes,
Tous se pressaient à l'autel amovible.
Les pièces d'argent et d'or
Tombèrent en tintant dans le coffre
Comme lorsque des cailloux tombent dans un puits ;

Et toutes les ballades bientôt furent vendues.
La femme du cordonnier ne fut  pas en reste
Elle fit sortir d’un geste
De sa forte poitrine un florin d'or ;
Puis cacha le papier dans son sein ;
Et retourna d’où elle était venue à travers l'obscurité
Elle ne marchait pas, elle planait jusqu’à atteindre son nid douillet,
Réconfortée, apaisée, satisfaite
Comme l’animal échappant à l’effarante chouette.

Les jours s’écoulèrent, le moine disparut,
L'été passa, l'hiver fut venu ;
Les saisons changent, mais c’est toujours la même chose
Le quotidien de la vie, le quotidien des soins du ménage,
La vie étroite de travail et de prière .
Mais dans son cœur l’épouse du cordonnier
Avait maintenant un trésor sans prix,
Une joie secrète et indicible,
La certitude du Paradis.

Mais Hélas, Hélas! La poussière retourne à la poussière !
Avant que l'hiver ne s'écoula,
Son corps gisait sous la terre du cimetière,
Son âme persévérante était avec le Juste !
Après sa mort, parmi les choses
Que même les pauvres préservent avec soin
On trouva des babioles et des anneaux bon marché,
Un médaillon avec les cheveux de sa mère, sa robe de mariée,
Des fleurs fanées qu’elle portait au jour de son mariage.

Parmi les souvenirs des heures passées,
Et ces choses qui  révèlent tellement le fond du cœur,
Se trouvait à part, bien rangée,
L'indulgence pliée, avec signature et cachet.

Pendant ce temps le prêtre, s'estime lésé et mécontent :
Aucune des messes et  requiem pourtant exigées par la Sainte Eglise
N’ont été demandées ni dites.
Alors il se plaint aux autorités :
depuis plus d’une semaine que cette femme est morte,
Et toujours pas de messe. C'était hérésie, ou mépris de l'Église ;
Et aussitôt le cordonnier est interpellé.

Il est venu, confiant dans sa cause,
Mais plutôt incrédule quant aux lois.
De son fauteuil, le juge lui lança un regard qui semblait dire :
«Tu te tiens devant un magistrat ,
Par conséquent, ne tergiverse pas ! "
Puis il lui demanda d'une voix affairée,
Doucereuse et  froide : " Est- ce que ta femme est morte ? "
Le cordonnier docilement baissa la tête ;
Les mots : " Elle l’est " à peine audibles
Sortirent de sa gorge avec difficulté.
Le juge a écrivit les mots dans un livre,
Et ajouta dès qu’il eut soulevé sa plume :
«Pourtant aucune messe n’a été dite
Pour le salut de son âme ?
Dite la vérité ! Avouez ! "
Le cordonnier sans attendre lui  répondit :
" De messe ou de prière, il n'en est pas besoin ;
Au moment même où elle est morte
Son âme était avec les saints dans la gloire ! "
Et de sa poche il tira à toute vitesse
L’acte sacerdotal,
Et pria le juge de bien vouloir en faire lecture.

Le juge lut, amusé, étonné ;
Et comme il lisait sa gaieté s’accroissait ;
Parfois ses sourcils bien fournis se soulevaient ,
Regardant tantôt le cordonnier,
Puis  malicieusement le prêtre en colère .
" Je t’absous de tout  excès, péchés et crimes
Commis dans le passé
Et en plus de toutes souillures terrestres,
Tu es restauré dans la communion des Saints
Et dans les sacrements !
J’efface toutes les tâches de faiblesse, et toute trace
De honte et de censure ;
Je te remets les peines que tu aurais dû supporter,
Et je te rends innocent et pur,
De sorte que lorsque tu mourras,
Les portes du Ciel devront être ouverte pour toi!
Peu importe le temps que tu vivras, cette grâce sera effective
Au moment de ta mort
Immuable et indéfectible! "

Puis il dit au prêtre : «J’ai trouvé
que ce document qui est dûment signé
De la propre main du Frère Jean Tetzel.
Pouvait être utilisé par tous les tribunaux du pays
Et désormais ce document pourra être considéré comme pièce justificative;
Par conséquent, l'accusé est acquitté. "

Ensuite, se tournant vers le cordonnier : " Mon ami,
Dites-moi, n’avez-vous jamais lu
Le roman de Renart le goupil "-" Oh oui, en effet " ?
"Je m'en doutais. N'oubliez pas la fin."

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