20 mars 1955. Le Pavillon des cancéreux, d’Alexandre Soljenitsyne
Il y a une grande disproportion entre la longueur du "Pavillon des cancéreux" (environ sept cents pages), et le temps écoulé : le récit commence le 3 février 1955 et s'arrête le 20 mars 1955. Cette exiguïté de l'espace temporel souligne l'extrême lenteur du déroulement des faits. On pourrait dire que nous sommes invités à « contempler » l'action et à vivre une contemplation.
L'essentiel — presque invisible — réside dans le mûrissement intérieur — ou, hélas ! le pourrissement intérieur — de chacun. Cette dimension contemplative du récit se voudrait, pour ainsi dire, contagieuse : c'est pourquoi il est nécessaire de noter et de respecter les fréquents retours à la ligne, les blancs et les silences, qui donnent au lecteur le sentiment des secondes qui passent et de leur prodigieuse fécondité. Le temps révèle alors toute sa profondeur : il n'est pas seulement un fleuve qui s'écoule, mais d'abord et avant tout le lieu sacré où s'enracine et germe l'éternité, dont il est le lieu.
« Si une tumeur suffit à vous emporter un homme, comment pourrait vivre un pays couvert de camps et de lieux de relégation ? » (685).
Cadre spirituel
Voilà qui confirme encore cette dernière assertion. Le roman s'étale entre le mystère de Noël (Kostoglotov est entré à l'hôpital un dimanche soir, le 23 janvier, un peu plus de quinze jours après le Noël orthodoxe, qui tombe le 6 janvier) et le mystère de Pâques (Kostoglotov quitte l'hôpital au printemps, célébrant la création du monde, et c'est de nouveau un dimanche).
Tout le roman repose donc sur la structure du mystère de l'incarnation rédemptrice. A Noël, le Christ, Parole de Dieu, s’est fait chair, il se «dépouille » de lui-même (Lettre de Paul aux Philippiens, 2) pour descendre au plus ténébreux de l'angoisse, de la solitude, de la détresse humaines et y déposer le germe de sa vie divine, vie de joie et de communion.
Mais c’est grâce à la mort et à la résurrection de Jésus, que l'homme devient une « créature nouvelle ». Arraché aux ténèbres, il est conduit par Jésus dans l'admirable lumière de Dieu.
Ainsi, à la fin du roman, Kostoglotov, nous dit-on, n'est pas mort de voyages endurés dans des conditions inhumaines ; il n'est pas mort « du cancer non plus » ; il ne mourra pas, semble-t-il, de la relégation qui déjà se craquelle « comme une coquille d'oeuf ».
Néanmoins, de façon tout allusive, Soljenitsyne nous laisse entendre qu'il est entré — par une certaine mort — dans la gloire du Ressuscité.
« C'est seulement lorsque le train, après une secousse, s'ébranla que, là où se trouve le coeur ou bien l'âme (II y a sans doute allusion à l'un des aspects essentiels de la spiritualité orthodoxe : la prière du coeur ou la prière de Jésus), quelque part à l'endroit essentiel de la poitrine, quelque chose se serra. Et il se retourna, s'affaissa à plat ventre sur sa capote et enfouit son visage aux yeux mi-clos dans son havresac cabossé de miches de pain. Le train roulait et les bottes de Kostoglotov, comme privées de vie, dodelinaient au-dessus du couloir, les bouts tournés vers le bas. » (701).
Parlant du Pavillon des cancéreux, Soljénitsyne dira :
« ... c'est le dépassement de la mort par la vie, du passé par l'avenir », Le chêne et le veau, 463.