Voilà une attaque en règle de la part de Michel Onfray ! La formule frappe avec la force de la caricature. Excessive mais efficace, elle ravive en nous les vieux démons de la religion poison du vivre-ensemble, le préjugé d’une foi conquérante et contraignante par nature. Le rêve de John Lennon s’éveille alors dans nos esprits : imagine un monde sans religion, imagine tout le monde vivant en paix. La puissance d’évocation fonctionne à plein tube : imaginez un monde sans guerre religieuse, un monde de fraternité par-delà les religions, un monde où il ferait bon vivre-ensemble, enfin. Le souvenir des croisades, de l’inquisition, des tours jumelles, déjà lointain…
L’extraordinaire succès de librairie rencontré par le Traité d’athéologie de Michel Onfray(1) témoigne de l’enracinement de ces idées dans l’imaginaire collectif. Et pour les croyants, ça fait mal ! Mal parce qu’il y a une part de vérité dans ce procès. Soyons honnêtes, l’histoire chrétienne s’encombre de pages qui ne sont pas toujours d’évangile. Mal parce que cette tentation du pouvoir traverse l’histoire de l’Église comme une flèche en plein cœur. Mal parce qu’elle constitue un malentendu, une subversion du christianisme, un contre-sens radical du message de liberté porté par le Christ. J’aimerais par ce court chapitre essayer de nous en convaincre…
La première Église chrétienne, dont la vie s’éveille dans le Nouveau Testament, apparaît comme une communauté de libre association, belle et rayonnante. Une communauté composée d’hommes et de femmes ayant fait une rencontre spirituelle vitale avec le Christ. Une communauté désireuse de partager simplement un message de vie, dans le respect du libre cheminement de chacun.
Cette Église nouvelle va s’épanouir dans le monde antique à la faveur du contexte de la pax romana(2) tout en demeurant dans un premier temps en situation minoritaire(3). Elle se tient à distance prudente du pouvoir politique. Les relations avec l’empereur deviennent parfois orageuses quand il vient l’envie à celui-ci de brimer la foi chrétienne en limitant son expression ou en persécutant les disciples du Christ qu’on appelle désormais chrétiens.
Un virage spectaculaire est amorcé avec Constantin et Théodose au 4ème siècle. Ces deux empereurs romains embrassent la foi chrétienne et résistent mal à la tentation du mélange des genres. Le christianisme devient religion officielle et l’on va passer progressivement d’une Église rayonnante – véritable contre-culture – à une institution englobant et modelant la société toute entière. On passe d’une fraternité d’élection dans laquelle chacun entrait par conviction à une institution dans laquelle on entre désormais par la naissance ou la contrainte. Triste retournement de situation, les anciens persécutés deviennent persécuteurs et les autres cultes se voient interdits de cité. Une page se tourne et s’ouvre sur la période médiévale, période au cours de laquelle l’Église et l’État vont s’imbriquer de manière inextricable dans un intérêt partagé. Cette synthèse politico-religieuse sera la marque du Moyen-Âge, un Moyen-Âge scandé par un duel d’influence entre le pape et l’empereur. Chacun luttant pour établir sa prééminence sur l’empire chrétien. Il est à noter que les réformateurs ne feront pas vraiment mieux par la suite : Calvin comme Luther ne saura pas rompre avec cet imbroglio.
Mais qu’il est loin le message du Christ ! Qu’il est loin l’Évangile de liberté !... mais comment comprendre ce dérapage de l’histoire ?
La solution est vraisemblablement à chercher du côté des profondeurs du cœur humain. Ce cœur qui est comme traversé par un instinct de domination, par la tentation de vouloir imposer ses vues, ses convictions aux autres… parce que c’est pour leur bien au fond… Soyons lucides un instant et voyons combien il nous est difficile d’admettre que l’autre puisse penser, cheminer autrement et avoir une vision du monde qui diffère de la nôtre. Qu’il est dur d’accepter que l’autre puisse faire des choix qui nous semblent destructeurs. Combien nous aimerions de gré ou de force le ramener à la raison – le convertir, si seulement nous le pouvions… Et c’est là finalement le ressort de tous les fondamentalismes : cette volonté d’imposer le bien parce que c’est bien ; d’imposer Dieu, d’établir son règne spirituel et moral parce que c’est là à coup sûr l’horizon du bonheur sur terre. Et si les autres ne le savent pas encore, ils y goûteront bientôt !
Ce que je veux dire par là, c’est que cette tentation de la contrainte n’est pas propre au christianisme. Elle est inhérente à la nature de l’homme et traverse par conséquent toutes les spiritualités. Elle parcourt toutes les idéologies politiques. Déjà au temps de Jésus, l’espérance des juifs se cristallisait autour de l’attente d’un messie puissant. Les juifs attendaient avec impatience que Dieu envoie un libérateur politique. Un héros qui viendrait conquérir le pouvoir par la force des armes et chasser l’occupant romain hors de Palestine. Un roi puissant qui viendrait enfin établir avec éclat le royaume de Dieu sur terre, pour le bien des peuples. L’Islam a connu aussi, dès ses origines(4), ce mouvement naturel à l’homme. Les événements récents du 11 septembre 2001 et le spectre des fondamentalismes contemporains témoignent de l’actualité douloureuse d’une telle tentation.
Gommer l’hérésie, policer les mœurs, imposer la foi, inscrire l’Évangile dans les textes de loi. La chrétienté a offert ce visage pendant plus de 1.000 ans. Un visage défiguré par cette tentation humaine, trop humaine mais si loin du projet de Dieu pour les hommes… L’historien Jean Delumeau, spécialiste français de la question, écrit ainsi au sujet de cette période de l’histoire de l’Église :
Cette chrétienté a été plus une construction autoritaire et un système d’encadrement des populations qu’une adhésion consciente des masses à une foi révélée. […] En tant que corps constitué, la chrétienté s’est constamment démentie elle-même, quelles qu’aient été la foi, la piété et la charité de nombreuses personnes prises en particulier. Elle s’est déchirée comme si elle n’avait pas été formée de peuples chrétiens (ou déclarés tels). Vis-à-vis des non-chrétiens, elle a souvent pratiqué la loi du plus fort, oubliant qu’ils étaient des hommes. La chrétienté a donc été proclamée, théorisée, institutionnalisée. Elle n’a jamais été vécue – et elle ne pouvait pas l’être – dans une unanimité de convictions et surtout de comportements(5).
Quelle méprise ! Ce qui fait la beauté radicale de l’Évangile et sa force, n’est-ce pas précisément d’appeler l’homme à la liberté dans un vis-à-vis de grâce avec son créateur ? Le Christ est venu non pour imposer sa volonté de l’extérieur à la façon d’un législateur terrifiant mais pour inscrire et épanouir sa vie en nous. Une vie jaillissant d’un cœur renouvelé. Alors non ! Le Christ n’est pas venu pour nous opprimer. Il n’est pas venu pour nous enfermer dans un système aliénant mais précisément pour nous libérer de nos servitudes. Il n’est pas venu pour contraindre mais pour nous tendre les mains. Il est venu pour nous offrir l’amour de Dieu et nous ouvrir un chemin de réconciliation vers notre créateur.
L’esprit de la venue du Christ se lit avec clarté dans les circonstances de sa naissance et dans les raisons de sa mort. Il est né pour servir dans l’humilité d’une étable, homme parmi les hommes, le plus petit des hommes. Il est mort pour que nous puissions vivre pleinement notre dimension d’homme à sa suite. Il a été lui, et lui seul ce roi paradoxal, venu non pour conquérir une terre mais pour conquérir les cœurs. Définitivement, la foi chrétienne est la foi en un Dieu qui ne s’impose pas aux hommes. Elle est offerte par pure grâce et s’accepte avec reconnaissance dans le secret du cœur. Aussi, vous l’aurez compris, toute démarche d’imposition de la foi et de la vie chrétienne par la force de la loi serait hors de sens. Une mascarade. Une subversion radicale de son message.