Toute avancée humaine réclame deux vertus essentielles : le courage pour réformer et l’audace pour entreprendre. Cela implique, bien sûr, la capacité de se remettre en question dans sa manière de penser et de vivre. C’est cette volonté qui anime le témoignage qui suit.
Antillais, né en 1950, je suis venu en France métropolitaine, dès l’âge de 18 ans pour des études d’agronomie en Bretagne. C’est bien plus tardivement, suite à de maintes pérégrinations que je me suis converti en 1981 lors du passage du Dr Yonggi Cho à Paris, Porte de Champerret. J'ai travaillé comme infirmier traitant pendant quinze ans en milieu psychiatrique. Ensuite, je suis devenu pasteur, fréquentant des fidèles et des responsables métropolitains. Voilà de quelle expérience humaine se nourrit ce témoignage.
LA DÉCOUVERTE DE SOI À TRAVERS LE REGARD DES AUTRES
Une des leçons importantes que j'ai apprises, c’est que ce mode de perception de soi (à travers le regard des autres) n’est pas anodin ! D’une façon ou d’une autre, il influence fortement, mais parfois insidieusement, notre équilibre psychologique et spirituel. Il peut être d’autant plus traumatisant, si nous sommes loin de nos racines et dans une période de fragilité existentielle.
La confrontation à une autre culture, et la quête identitaire qui s'ensuit, font surgir du plus profond de nous-mêmes, en effet, la conscience de douleurs et de blessures que souvent nous ignorions jusque-là. Autrement dit, tout notre vécu en terre étrangère, à la fois surprenant, marginalisant et dévalorisant, alors que nous sommes loin de toute solidarité humaine, nous renverse et nous oblige à identifier dans l’itinéraire de notre vie, apparemment banale, des étapes faites de contradictions, de rejets, de désordres intérieurs et de révoltes… Bref, tout ce travail sur soi et en soi entraîne des pertes d’énergie considérables sur les plans intellectuel et psychologique.
Je pense avoir été assez souvent perçu par les Métropolitains de deux manières différentes : tantôt comme curiosité exotique et tantôt comme entité négligeable.
Par la notion de curiosité exotique (c'est-à-dire un objet qui attire, dérange ou effraie par sa différence) je souligne non seulement la dimension de la distance culturelle mais aussi celle de la diversité humaine. Le paradoxe, c’est que cette différence culturelle nous place d’emblée dans une situation où nous pouvons être à la fois élément d’attrait et de répulsion. Par exemple, nous pouvons séduire un moment (par engouement pour l’exotisme) et plus tard être repoussés et devenir repoussants (en devenant victimes, malgré nous, de xénophobie) parce que la différence dérange l’autre. Ainsi pouvons-nous être appréhendés comme quelque « chose » d’inabordable et d’impénétrable. Face à l’inconnu, l’humain fait usage d’ironie, de dérision ou de ridicule, attitudes qui s’avèrent être des armes blessantes et cassantes sur le plan psychologique.
Quant à la notion d'entité négligeable, c’est le sentiment d’être insignifiante, indigne, voire même invisible. Nous sommes parfois l’objet de plaisanteries supposés « bon enfant » mais en réalité grotesques et racistes. La couleur de la peau, on ne sait comment, nous définit, nous catégorise et nous enferme. Elle détermine notre réputation et notre degré d’honnêteté, de sérieux ou de dignité.
Ces attitudes de Métropolitains, fruits de motivations insoupçonnées et incompréhensibles, ne sont pas chose facile à vivre. Elles réclament de notre part, une grande force intérieure, et de la part de notre entourage, un soutien relationnel fort pour nous aider à supporter et à surmonter tant de disgrâce et de mépris. Mon expérience de chrétien antillais m’a appris que le monde protestant évangélique n’est pas à l’abri de tels comportements qui peuvent être le fait d’individus ou de collectivités. Malheureusement, beaucoup de nos Églises ne semblent pas déroger à ces pratiques disqualifiantes et avilissantes.
ANALYSE CRITIQUE
Il est vrai que l'établissement de la confiance réclame du temps, mais trop souvent le temps d’observation et de mise à l’épreuve imposé ne fait pas intervenir nos compétences humaines ou spirituelles. Les réserves et les réticences qui jalonnent la reconnaissance des chrétiens d’outre-mer, dont les enjeux nous échappent d’ailleurs, relèvent davantage d’une certaine peur de l’étranger, d’une attitude paternaliste et infantilisante, ou encore d’une certaine condescendance. En résumé, ce long temps de probation dans nos milieux ecclésiaux est très souvent vécu comme une preuve d'attitude de suspicion et comme une injustice.
Nous observons de plus en plus dans nos Églises une forte présence de la population noire, ce qui ne manque pas de donner un autre visage au protestantisme évangélique parisien. Cependant, le triste constat est qu'assez peu de représentants de cette population intègrent les sphères de responsabilité et de décision dans les Églises.
J’aimerais citer comme exemple de l'attitude de l’accueillant l'anecdote suivante, non pas dans le but d’entretenir une quelconque victimisation des Antillais, mais simplement pour éclairer mon propos. Une amie antillaise fréquente assidûment des rencontres évangéliques depuis de nombreuses années. Au début, elle était la seule noire. Aujourd’hui (gloire à Dieu !) il y a un groupe important de femmes noires, d’origines africaines et antillaises, qui y participent. Cette dame a dû attendre plus de vingt ans pour qu’on lui propose des responsabilités dans le cadre de cette association. Chaque fois qu’elle revenait de ces rencontres, elle était certes réconfortée par les études bibliques, mais aussi blessée profondément dans son identité de femme antillaise par les barrières culturelles et raciales ainsi que par la distance relationnelle imposées par certaines participantes blanches.
L’attitude de l’accueilli, évidemment, y est aussi pour quelque chose. D’une manière générale certains Antillais éprouvent de la crainte dans leur relation avec les Blancs et se laissent enfermer dans une sorte d'assistanat. Il leur arrive aussi de s'installer dans un certain attentisme, de faire preuve de frilosité ou de susceptibilité. C'est peut-être l'expression d'un côté « bon enfant », de complexes personnels ou de problèmes identitaires (graves, pour certains).
Je pense qu’une réflexion pastorale intelligente sur l’intégration dans l’Église des Antillais (et des étrangers en général) consisterait à les encourager à aller vers les autres, et à abandonner certains réflexes « communautaristes » et « communautarisants » qui facilitent leur isolement. Les Antillais devraient aussi faire preuve de moins d’attentisme et de plus d'initiatives personnelles, et se faire respecter tout en respectant l’autre.
VIVRE ENSEMBLE
Je terminerai ce témoignage-réflexion par quelques remarques pastorales en vue de mieux vivre ensemble en Église. La diversité culturelle de nos Églises ne doit pas être vécue comme une fatalité mais comme un moyen d’enrichir l’Église de Jésus-Christ. Cela exige de nous, cependant, de la réflexion et une volonté de vivre l’Évangile du Christ. Ce mieux vivre ensemble en Église ne tombera pas du ciel comme la manne dans le désert mais il est à construire dans le dialogue constant avec soi et avec l’autre sous le regard de Dieu. Mon expérience de communication interculturelle après quelques années dans le ministère pastoral, nourrie de dialogue avec bon nombre de collègues antillais, métropolitains, américains, africains et haïtiens, me pousse à croire qu’il est urgent, voire très urgent, de réfléchir sérieusement sur une pastorale des immigrés.
Cette réflexion pourrait contribuer à la création dans nos Églises d’un espace de communication entre personnes de cultures différentes où l’on tenterait de répondre aux questions suivantes :
• Comment abandonner ses réflexes et préjugés culturels naturels ?
• Comment comprendre l'autre dans sa différence ? (« Comprendre sans prendre », comme dirait le poète Édouard Glissant)
• Comment construire une relation solide au-delà de toute appartenance ethnique ?
• Comment affirmer notre identité chrétienne... sans nous enfermer dans notre identité culturelle et sans la renier ?
• Comment bénéficier des richesses culturelles de nos Églises ?
• Comment développer le shalom (la justice et la paix, voir Psaume 85) dans l’Église ?
Dans ce monde de plus en plus en proie à une violence inouïe, qui s’immisce jusque dans nos foyers (et l’actualité dramatique est là pour nous le rappeler), ne serait-il pas plus que jamais vital de conjuguer nos efforts en vue d'arrêter le processus de déshumanisation ? Je plaide pour que nous développions dans l’Église l'écoute, le dialogue interculturel et la solidarité active, à la place de la méfiance et de la peur. Ne pourrions-nous pas créer ensemble les conditions permettant aux Églises d’être le point de départ d’une nouvelle ère dans les relations fraternelles ? Ne serait-il pas possible d'avancer sur la voie émancipatrice du respect mutuel, en créant dans nos Églises une vraie dynamique de partenariat interculturel ? Toutes les composantes du protestantisme évangélique ne devraient-elles pas se retrouver pour réfléchir ensemble sur notre devenir commun entre diverses cultures, ainsi que sur les possibilités du témoignage en commun ? Une gestion saine et juste des ressources de l’Église n'exige-t-elle pas que nous mettions en valeur toutes ses composantes culturelles ? Par un dialogue plus responsable, plus respectueux et plus libérateur, car fondé sur l’écoute, l’échange, le partage et la solidarité active entre Églises et entre chrétiens, le Seigneur ne nous donne-t-il pas une occasion de construire l'unité chrétienne dans la diversité culturelle ?