Alexandre Soljenitsyne a neuf ans, lorsque nait en lui le désir d’écrire. Et il y est arrivé, après quelques détours. La faculté de lettres de Rostov, sa ville natale, l’ayant refusé il s’est alors orienté sans motivation vers les mathématiques et la physique. Plus tard ces deux matières lui ont pourtant été très utiles, notamment lorsqu’il a été condamné à huit ans d’emprisonnement pour des propos critiques à l’égard de Staline dans une lettre à un ami. Il en passa la moitié dans des conditions privilégiées en travaillant comme mathématicien.
Cette expérience de la réclusion lui servit à rédiger une partie de son œuvre. Notamment son premier livre, « Une journée d’Ivan Denissovitch », publié en 1962, alors qu’il était âgé de 44 ans.
Au matin du dimanche 18 novembre 1962, le onzième numéro de la revue Novy mir où figurait « Une journée d’Ivan Denissovitch » était mis en vente dans les kiosques.
La veille il avait été expédié aux abonnés. L’un des épisodes les plus invraisemblables, les plus féériques de la vie littéraire et artistiques et politique, constituant l’apogée du dégel krouchtchévien, était survenu.
« Une journée d’Ivan Denissovitch » est un roman qui décrit vingt-quatre heures de la vie d’Ivan Denissovitch Choukhov au goulag, au début des années cinquante. Comme le héros de ce récit, Soljenitsyne a été maçon au Goulag, huit ans durant. Il a du, pour en parler si bien, avoir rencontré un ou plusieurs baptistes, qui ont pu ensuite servir de modèle au personnage d’Aliocha le baptiste. Avec ce personnage, Soljenitsyne saisit en trois coups de pinceau la piété baptiste.
Tout est dit d’emblée : prière, lecture de la Bible, témoignage et vie d’église :
« Le baptiste chuchotait ses prières… Il lisait toujours son évangile, mais pas, qu’on aurait dit, pour soi tout seul : avec un air de le susurrer. Exprès, peut-être. A cause de Choukhov. Ces baptistes, c’est très porté sur la propagande ».
Plus loin quand il entend Choukhov remercier tout haut Dieu il saisit l’occasion de lui dire : « Vous voyez bien que votre âme demande à prier Dieu, pourquoi vous ne lui permettez pas de le faire ? »
Et il ajoute : « Ses dimanches, il les passe à marmonner avec ses copains baptistes. Le camp, vous jureriez que çà leur glisse dessus. On leur a pourtant collé vingt-cinq ans par tête pour religion baptiste. Comme si on se figurait que çà les en ferait changer ».
Le comportement d’Aliocha frappe ceux qui le voient vivre de près :
« Même en enfer, il connaît le bonheur : Il ne frime pas, Aliocha. Cà s’entend à sa voix et çà se voit à ses yeux : il est heureux en prison. Il pratique l’amour chrétien : On peut lui demander ce qu’on, à Aliocha, jamais il ne dit non. Si tout le monde était pareil que lui, Choukhov ferait pareil. Quand ton prochain t’appelle, pourquoi ne pas lui rendre service ? C’est un de leurs commandements. Il rend service gratuitement : C’est un, au fond, qui ne sait pas y faire. Il rend service à tout le monde et çà lui rapporte rien ».
Mais ce n’est pas un demeuré ! S’il a la tête au ciel, il conserve cependant les pieds bien sur terre. Il suscite même l’admiration étonnée du paysan Choukhov :
« N’empêche qu’Aliocha, c’est quelqu’un : son petit carnet il le planque si joliment dans une fente du mur que pas une fouille n’est venue à bout de le dénicher. Son témoignage fait tout un avec sa vie : Aliocha avait les yeux tout chauds, comme deux petites bougies… Aliocha c’est pas tellement avec des mots qu’il cherche à vous convaincre : c’est encore avec les yeux, et puis avec la main qu’il pose sur le vôtre ».
Il professe un christianisme qui, rejette toute église inféodée à l’État :
« Ne me parlez pas des popes, je vous en supplie… Cà a l’air de lui faire si mal, à Aliocha, qu’il en a le front qu se plisse…Pour quoi vous me parlez des popes ? L’Eglise orthodoxe s’est écarté de l’Évangile, et c’est pour cela qu’on emprisonne pas ses membres : parce que leur foi est tiède ».
Il professe un christianisme du cœur :
« La prière doit être fervente. Quand on a la foi, si vous dites à une montagne de marcher, elle marchera… De toutes les choses terrestres et périssables, le Seigneur ne nous a ordonné de l’implorer que pour une seule, pour le pain : « donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien (la ration)…Ce n’est pas pour recevoir un colis qu’il faut prier ou pour avoir du rabiot de soupe. Ce que l’Homme place le plus haut est une misère aux yeux du Seigneur. IL faut prier pour le salut de l’âme : pour que Notre Seigneur arrache de notre cœur l’écume du mal… »
Il ne prie pas pour sa peine soit raccourcie, il a l’air de trouver cette idée monstrueuse :
« Ce n’est pas pour cela qu’il faut prier. La liberté, qu’est-ce qu’elle vous donnerait ? En liberté, les ronces achèveraient d’étouffer le peu de foi qu’il vous reste. Réjouissez-vous d’être en prison. Ici, au moins, vous avez le temps de penser à votre âme ! Paul l’apôtre l’a dit : « Que faites-vous en pleurant et m’attendrissant le cœur ? Car, pour ma part, j’accepte, non seulement qu’on me lie, mais même de mourir pour le nom du Seigneur Jésus. »
Ce comportement impose le respect :
« Faut dire que c’est des gens qui ont pas eu de chance. Ils priaient leur bon Dieu : çà faisait du mal à qui ? Or, on leur a flanqué vingt-cinq ans par tête… »
A la fin de la journée c’est Choukhov qui va donner à Aliocha une part des galettes… Signe d’un début de remise en cause ?
Pour Alexandre Soljenitsyne, ce baptisme d’Aliocha n’est pas une importation de l’étranger mais quelque chose qui renoue avec la plus authentique tradition russe de l’Aliocha des « Frères Karamazov » de Dostoïevski.
Ce qui sous tend Une Journée d’Ivan Denissovitch c’est la profession de foi chrétienne. Le monde a besoin de foi. Mais d’une foi chrétienne authentique qui renoue avec la source même du christianisme : l’Évangile.
D’ailleurs dans les « Frères Karamazov de Dostoïevski. Dont le Grand Inquisiteur cherche à infantiliser l'homme, à le déresponsabiliser, à lui faire perdre le sens du tragique de son existence. «L'homme est trop vaste, je le rétrécirai.». Pour relever ce défi, Soljenitsyne, et Dostoïevski avant lui, ont répondu par une formidable galerie d'êtres en lutte contre leur propre rétrécissement et dont Aliocha le baptiste est l’un des meilleurs emblèmes. Et tout un programme pour nous aujourd’hui…
Source :
Alexandre Soljénitsyne, Une Journée d’Ivan Denissovitch, traduction de Jean Cathala, Julliard 1975. les citations proviennent des pages : 29 ; 46 ; 63-64 ; 124 ; 183-186 ; 189.
Préface de Jean Cathala p 20-23.
Alexandre Soljénitsyne, Lioudmila Saraskina, Fayard, p 501