10 août 1988. Francis Ponge
Francis Ponge et le plateau du Chambon sur Lignon
Le Chambon-sur-Lignon (3000 habitants) avec les villages alentour, sur un territoire dénommé « le Plateau », entre l’Ardèche et la Haute-Loire, est connu pour avoir sauvé de nombreux juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, au point d’avoir reçu à titre collectif un diplôme d’honneur des « Justes parmi les Nations » décerné par Yad Vashem.
Mais ce que l’on sait moins, c'est que des années 1920 aux années 1950 séjournèrent là, dans un rayon d’une dizaine de kilomètres, à un moment ou à un autre et pour des raisons diverses, 17 penseurs et auteurs d’envergure nationale voire internationale, au rang desquels, le poète Francis Ponge, Albert Camus et Marcel Pagnol, Jules Isaac, l'auteur des fameux manuels d’histoire, le sociologue et politiste Raymond Aron, les philosophes Gilbert Simondon et Georges Canguilhem, les historiens Georges Vajda, Pierre Vidal-Naquet, Alexandre Grothendiec futur génie des mathématiques et pionnier du mouvement écologiste, etc.
Plusieurs ont trouvé sur la plateau du Chambon un lieu de séjour estival, de retraite sanitaire ou de refuge dans les persécutions.
Ce fut donc la poésie, avec Francis Ponge (1899- 1988), l’un des plus grands poètes français contemporains.
Francis Ponge est un protestant cévenol, originaire de Nîmes. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il vienne en vacances sur le Plateau, dès 1925. Rien d’étonnant non plus à ce qu’il y retourne durant toute sa vie, puisque c’est au Chambon qu’il rencontre celle qui deviendra son épouse en 1931, Odette Chabanel, dont la famille habite une grande maison de la rue du Mazet, près du temple.
Ils reviendront régulièrement l’été sur le Plateau, où il composera certaines de ses pièces les plus fameuses (.La Fabrique du pré et Le Carnet du bois de pin).
Il loge dans différents endroits :
-au hameau de Panelier, dans la pension de famille de Madame Oettly (celle-là même qui abritera, des années plus tard, son futur ami Albert Camus) lors de son premier séjour, grâce à son ami Charles Falk ;
-une maison au hameau de La Suchère, à trois kilomètres au sud du Chambon, à la fin des années 1930 puis après la guerre (il y écrit notamment Le Carnet du bois de pins durant l’été qui suit l’exode) ;
-le lieu-dit La Fayolle en 1940 (où il conçoit Le Galet), chez des cousins d’Odette où Ponge rejoint sa femme Odette et sa fille Armande emportées dans l’exode ;
-ou encore la pension Les Glycines au lieu-dit Ladreyt.
Lettre de Francis Ponge à sa fille Armande, 3 août 1954
« Nous espérons que tu pourras voir Faÿ, le lac SaintFront, le Mézenc. Nous connaissons si bien ce pays, Maman et moi, et nous en avons tant de bons souvenirs, que de t’y suivre par la pensée nous amuse beaucoup. Est-ce que la pêche aux écrevisses se pratique encore ? Le championnat de tennis, nous voyons ça d’ici ; nous le suivions régulièrement, puis nous allions applaudir les mêmes “champions” à Saint-Agrève, dont le tournoi succédait à celui du
Chambon. Est-ce que tu auras la curiosité (et le temps) de revoir La Suchère, où tu as fait deux séjours avec nous (chez Mme Grousson) en 1937 et en 1940 ; La Fayolle, où j’allais chaque année avec les Fabre et les Cambé, et où tu étais avec Maman en 1940 quand je vous ai retrouvées ; Ladreyt ; et Panelier aussi, qui était le fief des Falk, Oettly et Camus ? À deux pas de la pension Barot (mais de l’autre côté de la route, donc du même côté que Mme Beurier), plus près du centre du village, se trouve l’atelier de Roux le mécanicien, chez qui, avec Francis Fabre, nous avons passé bien souvent des journées entières à faire réparer nos motos, ou simplement à le regarder travailler. Tu peux le lui rappeler à l’occasion et lui faire mes amitiés. Il était très sympathique, sa famille aussi. Et Paul Russier, l’autre garagiste (plus important) en plein centre, était un bon copain aussi. N’oublie pas les pâtissiers (mais de ceux-là tu as des souvenirs personnels). »
« Petite suite vivaraise » :
« Les autochtones, qui ont pour noms Menut, Ruel, Sagne, Riou, Eyraud, Russier, Lebrat, sortis de l’école primaire et de l’instruction religieuse protestante où ils se rendent par tous les temps, neige ou brouillards neuf mois par an, s’installent hôteliers ou logeurs de touristes, ou commerçants, et vivotent assez largement l’hiver de leurs bénéfices de l’été. »
Oeuvre
Francis Ponge (1899-1988) est élevé dans au sein d’une famille protestante aisée. Militant communiste (jusqu’en 1947), il publia « Le Parti pris des choses », en 1942, qui pose les éléments essentiels de sa ligne poétique. Ponge y dissèque les objets, en abolissant la frontière entre le mot et la chose qu’il désigne. Il se fait le poète du quotidien, matérialiste et sensualiste.
Ponge est athée, panthéiste, épicurien… pourtant, si l'œuvre de Ponge peut être qualifiée d'épicurienne, elle porte néanmoins la trace de son héritage calviniste.
« Vous savez, je suis d'une famille protestante ; il y a là un atavisme, une rigueur morale : tout était toujours correct chez nous ».
Cette combinaison crée un mélange apparemment incongru de matérialisme ancien et des célèbres traditions anti-matérialistes de la Réforme.
Les motifs bibliques sous-tendent l'œuvre de Francis Ponge. Sa mère lui donna pour sa confirmation une Bible. Tout au long de son parcours littéraire, il semble avoir eu un amour-haine pour la Bible, qui est l’un de ses modèles littéraires.
Ponge avait des comptes à régler avec les catholiques qu’il dépeignait comme des étouffeurs, des éteignoirs, ne poursuivant que « des fins d’exploitation » de l’humanité.
Dans le poème suivant, Francis Ponge, très conscient de son héritage culturel (protestant), se plait à opposer radicalement catholicisme et christianisme ; pour « catholicisme », il dit aussi l’Eglise, la hiérarchie politico-religieuse, l’institution, très durement regardée par lui durant cette période (allant du Front populaire aux années d’Occupation) pour sa complicité avec la bourgeoisie, le pouvoir de l’argent et de la pire réaction...
Le 1er mars 1942, à 2 heures du matin, il écrit ces mots :
« Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent.
Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles (…)
Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre, et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas.
On ne fait pas plus chrétien (et moins catholique).
Le Christ glorifiait les humbles.
L’Eglise glorifie l’humilité. Attention ! Ce n’est pas la même chose. C’est tout le contraire.
Le Christ rabaissait les puissants.
L’Eglise encense les puissants.
Debout ! les damnés de la terre. »
Camus dans un échange avec le poète lui répond :
« Pour les catholiques, dit-il, j’ai plus que de la sympathie, j’ai le sentiment d’une partie liée, c’est qu’en fait, ils s’intéressent aux mêmes choses que moi […] je ne pense pas que Pascal, Newman, Bernanos (…) aient pensé à des fins d’exploitation. »
Au plus aigu de sa passion « déiphobe » on voit par ailleurs qu’il continue à discuter avec un pasteur (Jacques Babut, son cousin) de ce qui rapproche et sépare leurs deux « doctrines ». Ce qui est clair dans le fragment cité c’est qu’il prend en compte le message du Christ, celui de l’Evangile, en faveur des humbles…
Dans son fragment manifeste on comprend que « Debout ! les damnés de la terre » ne peut en aucune façon entrer en contradiction avec ce que Ponge croit être les propos du Christ.
Enterrement
Francis Ponge est mort le samedi 6 août 1988, dans sa maison du Mas des vergers, à Bar-sur-Loup. Il était âgé de quatre-vingt-neuf ans.
L’enterrement de Francis Ponge eut lieu le 10 août 1988 au cimetière Protestant de Nîmes dans le caveau de famille.
La lecture du psaume de David que le pasteur choisit de lire : « L’Éternel est mon berger »… dans lequel sont mentionnés « les verts pâturages », havre de repos de fraîcheur et de plénitude pour David et pour son troupeau ; la seconde lecture étant celle du poème de Ponge,
« Le Pré », lu par Christian Rist, dont revient en leitmotiv, le vers :
«… Transportés tout à coup par une sorte d'enthousiasme paisible
En faveur d'une vérité, aujourd'hui, qui soit verte,
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Voici un extrait plus long du poème :
Le pré (Francis Ponge, La fabrique du pré, 1971, p 343)
Que parfois la Nature, à notre réveil, nous propose
Ce à quoi justement nous étions disposés,
La louange aussitôt s’enfle dans notre gorge.
Nous croyons être au paradis.
Voilà comme il en fut du pré que je veux dire,
Qui fera mon propos d’aujourd’hui.
Parce qu’il s’y agit plus d’une façon d’être
Que d’un plat à nos yeux servi,
La parole y convient plutôt que la peinture
Qui n’y suffirait nullement.
Prendre un tube de vert, l’étaler sur la page,
Ce n’est pas faire un pré.
Ils naissent autrement.
Ils sourdent de la page.
Et encore faut-il que ce soit page brune.
Préparons donc la page où puisse aujourd’hui naître
Une vérité qui soit verte.
Parfois donc – ou mettons aussi bien par endroits –
Parfois, notre nature –
J’entend dire, d’un mot, la Nature sur notre planète
Et ce que, Chaque jour, à notre réveil, nous sommes –
Parfois, notre nature nous a préparé(s) (à) un pré.
Mais qu’est-ce, qui obstrue ainsi notre chemin ?
Dans ce petit sous-bois mi-ombre mi-soleil,
Qui nous met ces bâtons dans les roues ?
Pourquoi, dès notre issue en surplomb sur la page,
Dans ce seul paragraphe, tous ces scrupules ?
Pourquoi donc, vue d’ici, ce fragment limité d’espace,
Tiré à quatre rochés ou à quatre haies d’aubépines,
Guère plus grand qu’un mouchoir,
Moraine des forêts, ondée de signe adverse,
Ce pré, surface amène, auréole des sources
Et de l’orage initial suite douce
En appel ou réponse unanime anonyme à la pluie,
Nous semble-t-il plus précieux soudain
Que le plus mince des tapis persans ?
Fragile, mais non frangible,
La terre végétal y reprend parfois le dessus,
Où les petit sabots du poulain qui y galopa le marquèrent,
Ou le piétinement vers l’abreuvoir des bestiaux qui lentement
S’y précipitèrent…
Tandis qu’une longue théorie de promeneurs endimanchés, sans y
Salir du tout leurs souliers blancs, y procèdent
Au long du petit torrent, grossi, de noyade ou de perdition
Pourquoi donc, dès l’abord, nous tient-il interdit ?
Serions nous donc déjà parvenus au naos,
Enfin au lieu sacré d’un petit déjeuné de raisons ?
Nous voici, en tout cas, au cœur des pléonasmes
Et au seul niveau logique qui nous convient.
Ici tourne déjà le moulin à prières,
Sans la moindre idée de prosternation, d’ailleurs,
Car elle serait contraire aux verticalités de l’endroit.
Crase de para tus, selon les étymologistes latins,
Près de la roche et du ru,
Prêt à faucher ou à paître,
Préparé pour nous par la nature,
Pré, paré, pré, près, prêt,
Le pré gisant ici comme le participe passé par excellence
S’y révère aussi bien comme notre préfixe des préfixes,
Et, quittant tout portique et toutes colonnades,
Transportés tout à coup par une sorte d’enthousiasme paisible
En faveur d’une vérité, aujourd’hui, qui soit verte,
Nous nous trouvions bientôt alités de tout notre long sur ce pré,
Dés longtemps préparé pour nous par la nature,
– où n’avoir plus égard qu’au
ciel bleu.
L’oiseau qui le survole en sens inverse de l’écriture
Nous rappelle au concret, et sa contradiction,
Accentuant du pré la note différentielle
Quant à tels près ou prêt, et au prai de prairie,
Sonne brève et aiguë comme une déchirure
Dans le ciel trop serein des significations.
C’est qu’aussi bien, le lieu de la longue palabre
Peut devenir celui de la décision.
Des deux pareils arrivés debout, l’un au moins,
Après un assaut croisé d’armes obliques,
Demeura couché
D’abord dessus, puis dessous.
Voici donc, sur ce pré, l’occasion, comme il faut,
Prématurément, d’en finir.
Messieurs les typographes,
Placez donc ici, je vous prie, le trait final.
Puis, dessous, sans la moindre interligne, couchez mon nom,
Pris dans le bas-de-casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr,
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus.
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Un dernier poème : La métamorphose (Avril 1944, dans Le grand Recueil, 1961)
Tu peux tordre au pied des tiges
L’élastique de ton coeur
Ce n’est pas comme chenille
Que tu connaîtras les fleurs
Quand s’annonce à plus d’un signe
Ta ruée vers le bonheur
Il frémit et d’un seul bond
Rejoignit les papillons
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Source :
Jean-Marie Gleize, « Pratiques du simple », Publications en ligne de la SLFP, printemps 2012. URL : http://francisponge-slfp.ens-lyon.fr/?Pratiques-du-simple
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